Accueil > Empire et Résistance > La formidable hypocrisie du système financier
Par Denis Robert
Les rares fois où je me suis expliqué sur l’état de nos découvertes devant des publics aussi nombreux que celui de ce dimanche 22 septembre 2001 -je pense par exemple à la réunion Attac de juin dernier à Saint-Malo -, j’ai été touché par la chaleur de l’accueil qui m’était
réservé, la justesse des questions posées, et par la rapidité de compréhension des gens présents. Je n’oublie pas que les membres d’Attac -je pense en particulier aux militants de base en France et au Bénélux, et aux membres du groupe paradis fiscaux -ont été les premiers à comprendre la portée de nos découvertes. Et à les diffuser dans le mouvement et parfois au-delà. Bref, même si ce n’est pas forcément mon occupation préférée (je parle des conférences), un passage parmi vous regonfle. On se sent moins seul face au rouleau compresseur qui se déploie lentement mais sûrement depuis six mois. Notre livre
Révélation$ et le film Les Dissimulateurs sont sortis le 1 er mars dernier.
Je résume notre thèse :grâce aux documents confiés par Ernest Backes, le principal témoin de mon livre (des microfiches t des listes de comptes bancaires), nous révélions l’existence et les pratiques douteuses d’un véritable monstre financier prospérant, dans l’anonymat,au cœur de l’Europe.
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Ce monstre a pour nom Clearstream. C’est une société de clearing internationale. Ernest était un des artisans et des cadres fondateurs de cette multinationale de la finance fondée au début des années septante
par une centaine de banques européennes. Clearstream est chargée de transporter électroniquement des titres et des valeurs pour ses clients (en général, des banques), de leur faire passer les frontières des
États, et d’en assurer la conservation. En langue française, le terme de « clearing » se traduit par « compensation ». Clearstream est une chambre
de compensation internationale. Clearstream fait du règlement-livraison-conservation de titres. Le transport est en définitive fictif.
Il n’y a pas de déplacement réel des titres. Même si des valeurs passent d’une banque de Jersey vers une banque américaine, ces valeurs restent inscrites (électroniquement)dans le système. C’est une donnée que moi, le béotien, ai mis du temps à comprendre. En fait, seul le nom du propriétaire change... Clearstream est en quelque sorte une « banque des banques »...
« La » banque des banques. C’est d’ailleurs l’aveu même de son ancien Pdg André Lussi :« Les banques ont des clients, et nous avons comme clients les banques...
Oui, nous sommes comme les notaires du
monde »(entretien avec l’auteur in Les Dissimulateurs , documentaire de 80 minutes, première diffusion sur Canal +le 1 er mars 2001). Nous ne pouvons que souscrire à l’interprétation d’André Lussi. En effet, même si depuis peu certaines banques développent leur système interne de compensation transfrontalière, pour toute la planète financière, il n’existe que deux chambres de compensation internationale. Deux
gigantesques carrefours financiers traitant entre deux cents et trois cents millions de transferts par an. Dans ce milieu, j’ai aussi appris qu’il ne fallait pas faire confiance aux chiffres communiqués. C’est pour ça que mes fourchettes sont larges. La logique est claire :ne retenir que le gigantisme qui tranche avec la discrétion et l’absence d’information. Chez Clearstream, comme chez Euroclear, on n’informe
jamais. On communique toujours. Pour ce qui est des montants transitant par ces systèmes, la marge d’erreur est le trillion d’euros. Dans son
précédent exercice, Clearstream, qui par
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ailleurs se vante d’être sûr et précis dans ses activités, a reconnu une erreur de 1, 7 trillions d’euros dans le montant des titres conservés en
ses comptes. C’est l’équivalent du stock total de la dette extérieure publique du Tiers monde !L’erreur reconnue par la suite -et l’anecdote est remarquable -n’a fait que quelques lignes de rectificatif dans le
Financial Times. L’une de ces chambres de compensation a son siège à Bruxelles et se nomme Euroclear. L’autre, Clearstream, a élu domicile à Luxembourg. Si la première, sur laquelle nous n’avons pas enquêté, nous
paraît (jusqu’à preuve du contraire)respecter divers contrôles, et nous dit refuser de nombreux clients, la seconde, par contre, a des pratiques plus que suspectes. On trouve vraiment de tout, et du n’importe quoi, chez Clearstream. Des sociétés off shore au patronyme ronflant. Des banques pakistanaises en faillite. Des chapelets d’institutions financières inscrites à Caïman, Jersey, Vanuatu ou Turk and Caïcos...
De plus, Clearstream n’est contrôlée par aucun organisme extérieur.
Cette confession a été faite sur procès-verbal, dans la procédure judiciaire en cours aujourd’hui à Luxembourg, par le directeur de la Commission de surveillance du secteur financier. Par ailleurs, les sociétés d’audit qui avalisent les comptes de ce type de sociétés
financières protéiformes sont d’abord des outils internes de régulation.
Elles n’offrent aucune garantie quant à un contrôle crédible. Ce non-contrôle de Clearstream, avéré aujourd’hui par l’enquête en cours au
Luxembourg, est une des révélations de notre travail. Il est aussi la cause de tous les malheurs de Clearstream. Mais également, la conséquence, à n’en pas douter, d’une volonté humaine. Ce système
arrangeait tellement de monde. Une autre révélation est que chez
Clearstream, comme chez Euroclear, tout est tracé. Et traçable. Donc,
retraçable. Chaque transaction financière fait l’objet d’un archivage
sur microfiche. Je n’ai pas la place ici pour entrer dans les détails
techniques, et je vous invite à vous reporter à notre livre. En résumé,
et pour vous donner quelques indications :Clearstream traitait environ
153 millions de transactions en l’an 2000 (selon les chiffres de son
bilan
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consultable sur Internet), gérait la même année environ 16 000 comptes
provenant de 105 pays, dont, notons-le, 41 paradis fiscaux, bancaires et
judiciaires (selon les documents fiables que nous nous sommes procurés).
La firme qui compte 2 300 salariés, et environ 2 500 clients
(essentiellement des banques, mais aussi des multinationales et des
sociétés off shore )brasse, selon ses chiffres, quelque 50 000 milliards
d’euros par an. Sa marge brute annoncée en 2000 était de 1 021 millions
d’euros. Son bénéfice officiel pour l’année 2000 était de 215 millions
d’euros. Pourtant, ces chiffres ne signifient rien si l’on ne prend pas
en compte une donnée essentielle :Clearstream - qui au départ était un
remarquable outil au service des banques et de leurs clients -a
lentement mais sûrement dérivé. Nous situons la dérive vers le début des
années nonante. Le clearing peut et doit fonctionner sur une règle
simple :la transparence totale sur l’identité des clients-échangeurs, et
la traçabilité totale -donc accessible -de la nature des échanges. Ne
nous méprenons pas sur ces termes :il ne s’agit pas ici de rendre
publique, au yeux du monde, la nature des échanges. Il s’agit simplement
d’apparaître nommément en tant qu’utilisateur du système. Et entre
utilisateurs du système. Par essence, le clearing devait permettre à des
clients d’échanger des titres et des valeurs. La société de clearing se
charge de mettre en contact, par ces listes, les candidats aux achats et
ventes de valeurs sur toute la planète, puis d’organiser
électroniquement ces achats et ventes. Enfin, c’est sa tâche essentielle
(et la plus lucrative):elle conserve en ses comptes (certains disent
« ses coffres »)les titres et valeurs échangés. Ainsi, une société comme
Clearstream, en plus d’être un des principaux notaires du monde
financier, est un point de passage quasiment obligatoire pour tout
spéculateur. C’est surtout un centre névralgique fondamental de la
mondialisation financière. Notre livre, le film et notre enquête
(réalisée avec Pascal Lorent)ont démontré qu’un grand nombre de
transactions ont été, grâce à une perversion du système, dissimulées aux
yeux de tout enquêteur hypothétique. Je ne vais pas ici développer ces
techniques de dissimulation. Je vous renvoie au livre, et au prochain
ouvrage en préparation à ce sujet.
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L’affaire est grave, car elle met en cause non seulement Clearstream,
mais également ses clients et ses utilisateurs :à savoir les plus
grandes banques de la planète, qui sont les propriétaires et -pour
certaines -les administrateurs du système. Je ne vais pas revenir trop
longuement sur le travail de sape et de harcèle- ment orchestré contre
nous, depuis la sortie du livre t du film. Disons qu’une partie de la
presse (minoritaire)nous a suivis avec enthousiasme, et qu’une autre
partie (majoritaire)nous a ignorés, ou a cherché à casser notre travail.
Je pense surtout à d’éminents journalistes financiers, travaillant pour
des titres dont les premiers lecteurs sont des banquiers ou des
boursicoteurs. Dans un de mes films, Journal intime des affaires en
cours , Ernest Backes explique :« Le journalisme financier n’existe pas,
il n’existe que des journalistes payés par les banques. » J’’ai pu
mettre ce précepte en application. Enfin, beaucoup de rédacteurs en
chef, face à nos révélations, surtout à l’étranger, ont également eu
peur des procès. Car, et c’est une donnée importante si l’on veut
comprendre, la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui
est paradoxale :Clearstream ou des banques visiblement instrumentalisées
par elle multiplient depuis six mois les menaces, les plaintes et les
assignations (tout en cherchant par ailleurs à voir comment nous faire
taire, voire négocier un repli). Ces plaintes ne me soucient pas sur le
fond, et je souhaite pouvoir m’expliquer devant un tribunal, prendre mon
temps, sortir mes pièces, faire parler des témoins. Seulement voilà, sur
ces témoins aussi, les pressions sont fortes... Vous dire aussi que ces
plaintes sont bien utiles pour effrayer les journalistes. Tous ceux qui
se sont intéressés à nos découvertes et ont contacté Clearstream ont eu
droit, par retour du courrier, à des exemplaires de ces plaintes. Avec
des mises en garde. Évidemment, quand on ne connaît rien au clearing ,
ça effraie, ça ralentit les ardeurs... Les cabinets londonien,
français, belge, luxembourgeois, suisse, allemand d’avocats chargés de
la défense d’André Lussi t de ses amis de Clearstream ont fait du bon
boulot. D’abord éteindre l’incendie. Ensuite, on verra... Vous dire
aussi qu’au moment où le livre est sorti, j’ai cru au discours de divers
magistrats et policiers luxembourgeois qui nous ont implorés de leur
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faire confiance, de ne pas chercher « le scandale pour le scandale », de
« croire en la justice luxembourgeoise ». Ces hommes étaient peut-être
sincères au moment où ils ont tenu ces propos. D’ailleurs une
instruction a été ouverte à Luxembourg. Quelques-uns des témoins qui
parlaient dans mon film ou dans le livre se sont manifestés devant ces
magistrats, y ont cru aussi. Cela a eu des effets, puisque le Pdg de
Clearstream -le très puissant et très présent André Lussi -a été
licencié, ainsi que sept autres dirigeants de la firme, après nos
révélations. Nous avons été traînés dans la boue par une bonne partie de
la presse luxembourgeoise qui a très vite pris parti pour la place
financière, sentant à juste titre le danger. En France, on a tu
l’essentiel de ce qui s’est passé depuis la sortie du livre. Le journal
Le Monde a eu un rôle très néfaste et a choisi lui aussi, dans un
premier temps, le parti des banquiers et de Clearstream (pour se
reprendre par la suite... ). « Affaires luxembourgeoises »... :quelle
erreur de les présenter comme telles. Ces affaires sont françaises,
allemandes, belges, anglaises, américaines... J’en passe. Le Luxembourg
est bien utile à ces États et à leurs banquiers. Je voudrais simplement
dire devant vous ici, assez solennellement, que jamais, malgré nos
sollicitations, avant la sortie du livre, ou après, aucun dirigeant de
Clearstream, aucun banquier mis en cause dans ces pays, n’a publiquement
infirmé nos thèses. Au contraire. Quelques-uns ont été convoqués à
l’Assemblée nationale en France. Ils ont détourné le regard, ont préféré
dire qu’ils étaient étonnés de nos révélations, qu’ils n’étaient pas au
courant. La remarque que j’ai le plus entendue, de la part de ces
gens-là, depuis la sortie du livre, est résumée par cette fausse
confidence offusquée :« Ah bon, vous pensez que c’est vrai ; je n’ose pas
y croire... » On se croirait dans la pièce de Molière, Les Précieuses
ridicules . Ces banquiers, ou ces techniciens de la finance et de la
communication, ont préféré jouer l’étouffement de l’affaire. Ils ont
peut-être eu raison. Car le combat -puisque c’est de cela qu’il s’agit
aujourd’hui -n’est pas encore gagné.
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Fait quand même remarquable, une mission d’enquête parlementaire s’est
emparée en France de nos révélations, y a visiblement cru, et a commencé
à enquêter. Il s’agit de la mission Peillon-Montebourg, du nom des deux
dépu- tés socialistes français spécialisés dans la lutte contre le
blanchiment. D’après ce que j’en sais, leurs premières découvertes
corroborent les nôtres. Il est notable aussi de constater qu’après avoir
promis qu’ils se déplaceraient, aucun dirigeant de Clearstream n’a eu le
simple courage, la décence minimale, d’aller s’expliquer devant cette
commission. Suspect, non ? Je déplore qu’au niveau européen, malgré les
tentatives de plusieurs euro-députés verts, travaillistes, communistes
ou socialistes (je pense en particulier à Harlem Désir), aucune mission
d’enquête n’a pour l’instant été votée. Le lobby banquier et
luxembourgeois est très puissant à Strasbourg, où Clearstream, en la
personne de l’ancien ministre luxembourgeois Jacques Poos, ou de
l’ancien président Jacques Santer, compte des avocats acharnés. C’est
dommage, car ce serait le rôle du Parlement et de la Commission
européenne de s’emparer des questions soulevées par notre enquête. Les
vacances sont passées, et en septembre, suite à une plainte déposée par
Clearstream au moment de la sortie du livre, la machine luxembourgeoise
(ce curieux mélange de banquiers anonymes, d’hommes politiques serviles
et de magistrats aux ordres)s’est mise en marche avec une étonnante
célérité, mais dans une surprenante direction. Et cela, dans la plus
grande indifférence médiatique. Perquisition chez Ernest Backes,
commissions rogatoires internationales contre des témoins de notre
enquête, pressions nouvelles sur d’anciens salariés de la firme, ou sur
des sources internes à Clearstream, convocations comminatoires :la
justice luxembourgeoise semble avoir délaissé son enquête pour
blanchiment contre Clearstream, elle s’intéresse maintenant à nous. On
nous reproche d’avoir volé et recélé le vol de documents bancaires. Ces
documents n’ont pas été volés. Ils étaient destinés à la broyeuse. J’en
ai même remis une partie aux autorités judiciaires luxembourgeoises.
Tout y est :les listes de comptes, des copies de microfiches. À la
limite, ce sont ceux qui nous poursuivent aujourd’hui qui pourraient
être accusés de recel... La seule différence entre eux, les hommes de
justice, et nous, réside en ce para-
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doxe :nous essayons d’être justes en interrogeant ces documents. Eux
préfèrent les enterrer. Cachez ces listes de comptes que nous ne
saurions voir... Voilà où nous en étions quand deux avions ont changé
de trajectoire dans le ciel new-yorkais. La série d’attentats sur le sol
américain, et les déclarations guerrières de Georges W. Bush, me donnent
le triste privilège de reparler devant vous, ici, de nos trouvailles.
Depuis une dizaine de jours donc, les journalistes redécouvrent nos
révélations. J’entends pourtant beaucoup de bêtises dans les propos des
« spécialistes » de ces questions, invités sur les plateaux de
télévision. Je constate aussi une formidable hypocrisie chez nos
gouvernants, en particulier anglais et américains. On nous dit :« Nous
allons épuiser les ressources des terroristes. »On nous dit « Nous
traquerons les banques et les États complices. »On livre des noms. On
parle aussi des secrets « inviolables »des paradis fiscaux. Les juges de
l’appel de Genève -Bernard Bertossa et Renaud Van Ruymbeke - sont sortis
de leurs cabinets et de leurs enquêtes (j’allais écrire de leurs
placards médiatiques)pour répéter ce qu’ils rabâchent depuis cinq ans
maintenant. Cette lointaine idée d’un espace judiciaire européen
toujours aussi nécessaire, pour lutter contre le crime organisé. Mais
toujours aussi lointaine... Je vois même des banquiers suisses se
cotiser pour « offrir »500 000 dollars aux pompiers de New York. Quelle
formidable hypocrisie ! En même temps, le fait que les médias, et
certains politiques -même si c’est avec opportunisme -s’intéressent à
nouveau à ces sujets graves marque un progrès. Il y a un cruel concours
de circonstance de voir aujourd’hui les Twins Towers qui enfermaient
dans leurs bureaux « le cœur même de la finance mondiale »s’effondrer.
Les instigateurs du complot ont évidemment frappé au cœur de la
puissance américaine. Merrill Lynch -le plus gros agent de change du
monde -, Morgan Stanley, la Chase Manhattan, la Citibank, les banques
européennes ou les cabinets d’agents de change suisses, français,
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anglais, tous ceux qui avaient des bureaux et des ordinateurs au World
Trade Center... Tout cela réduit en poussière... Les terroristes n’ont
pas la reconnaissance du ventre... On dit Ben Laden très riche. On dit
que la nébuleuse terroriste dispose de centaines de millions de dollars.
On dit qu’une opération comme celle du 11 septembre 2001 a coûté une
fortune en logistique. C’est sans doute vrai. Si les agents de cette
nouvelle guerre ont réussi à se financer, et à masquer leur financement,
ils le doivent à ceux-là même qui aujourd’hui sont morts sous les
décombres des « Twin$Tower$ ». Et surtout aux actionnaires des banques
ayant leurs bureaux dans les tours jumelles. Et à Georges Bush qui,
voici quelques mois encore, bataillait à l’ONU pour laisser vivre en
paix les paradis fiscaux et leurs gros clients américains. Et à Tony
Blair qui, avec la City de Londres, gouverne le plus magnifique centre
off shore du monde. Et aux ban- quiers suisses qui ont beau jeu de filer
un pourboire aujourd’hui aux pom- piers déprimés... Et aux
Luxembourgeois et à Clearstream qui forcément a dû servir à un moment ou
à un autre dans la chaîne qui permet aux blanchisseurs - et parmi eux
les terroristes -de dissimuler l’origine et la nature de leurs
investissements... Je retombe sur Clearstream. Ce n’est pas une
obsession, c’est une obliga- tion. Rien n’est clair chez Clearstream. La
firme luxembourgeoise s’est fait une spécialité dans le monde de la
finance. Elle vend de l’opacité. Au cours de mon enquête, une des
rencontres les plus intéressantes a été celle avec un salarié de Cedel
(c’était le nom d Clearstream avant 1999)qui m’expliquait les arguments
utilisés pour vendre sa société auprès de banquiers susceptibles
« d’adhérer au système ». En l’oc- currence, il avait travaillé avec des
clients moscovites. Après les cadeaux d’usage (en général des stylos ou
des sacs en cuir), il louait les performances de sa firme :« Rapidité,
sécurité, fiabilité... Nous échangeons les titres en quelques secondes.
Vous pouvez être sûr que personne ne viendra y mettre son nez. Notre
système bénéficie de l’infrastructure informatique la plus performante
du marché... »
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Je retombe sur Clearstream et le Luxembourg pour plusieurs raisons.
D’abord, rappelons qu’en 1991, la faillite de la banque
arabo-pakistanaise BCCI avait son épicentre à Luxembourg. Aujourd’hui,
plusieurs sources fiables insistent sur les liens entre Ben Laden et
l’argent de la BCCI, dont le siège était à Luxembourg. En dehors du fait
que Ben Laden était un enfant de la CIA, qui peut dire au juste d’où
vient sa fortune ?À cette question, j’en pose une autre :où est passée
la centaine de milliards de dollars engloutis dans la faillite de la
BCCI ?Nous avons montré, grâce aux microfiches d’Ernest Backes, qu’un
mois après la fermeture totale de la banque et le gel de ses avoirs, la
firme luxembourgeoise continuait à effectuer des transactions au nom de
la BCCI t à rembourser des clients privilégiés. Par manque de moyens,
nous n’avons pu aller plus loin. D’autres le pourraient. Dix ans plus
tard, quand j’ai lu dans la presse la liste des banques interdites, car
liées à Ben Laden et donc dans le collimateur de l’administration Bush,
je n’ai nullement été surpris d’en trouver chez Clearstream. De même,
nous avons retrouvé une quinzaine de comptes d’autres institutions
financières suspectes proches d’islamistes fondamentalistes dans ces
mêmes comptes (ma source, là, est un rapport émanant de la DST française
et publié par le site Intelligence on line). Mais là n’est pas
l’essentiel. La réaction de Clearstream et ses démentis sont étonnants.
Idem pour la qualité des comptes de ces clients des émirats, du Liban,
de Bahrein ou de Londres. Certains comptes islamiques douteux ont même
trouvé refuge dans une des banques les plus importantes du Luxembourg.
Ces clients passent par des comptes non publiés de Clearstream. Le juge
luxembourgeois chargé de l’instruction de l’affaire Clearstream dispose
d’une copie des listes de comptes en notre possession. Il peut vérifier.
Je n’ai pas de savoir particulier sur ces banques ayant aidé des réseaux
terro- ristes, mes sources sont la presse et des rapports publiés çà et
là, mais je m’interroge sur la présence en avril 2000 chez Cleastream de
ces comptes ayant pu avoir des liens avec les financiers de la nouvelle
guerre qui secouent la planète aujourd’hui. Et sur l’envie des actuels
dirigeants de Clearstream, de voir des enquêteurs -fussent-il américains
– mettre le nez dans les archives du clearing...
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Pourtant, j’en suis persuadé, là est sûrement -du fait même de
l’infrastructure des échanges bancaires aujourd’hui - la clé de nombreux
mystères. . C’est le dernier point que je voudrais aborder. Le plus
important à mes yeux. Bien plus important que les débats sur la taxe de
type Tobin... Je le dis ici une nouvelle fois parce que je suis devant
des militants d’Attac, des syndicalistes, des ONG, etc. :la taxe Tobin
est techniquement faisable. C’est ce que m’ont confié du bout des lèvres
les Pdg de Clearstream et d’Euroclear dans mon enquête... Il suffit de
s’inspirer de la manière dont se paient les sociétés de clearing
international, pour imaginer une nouvelle taxe. Ces sociétés touchent
des droits de garde et de passage sur chaque transaction passant par
leur système. La taxe Tobin ne serait -techniquement - qu’un taxe de
plus pour ces multinationales de la finance, qui centralisent à elles
deux la majorité des achats et des ventes de titres transfrontaliers.
Mais pour cela, il faut évidemment d’abord contrôler ces sociétés de
clearing international. Et en premier lieu Clearstream. Les démocraties
ont laissé trop de liberté aux banquiers. Parce que le marché est devenu
un totem, les politiques ont laissé à ces banquiers un improbable et
très dangereux pouvoir :celui de se contrôler eux-mêmes. Et de gérer
seuls, sans regard extérieur, leurs outils de communication et d
conservation. Aujourd’hui, les dérives de Clearstream, les quantités
industrielles de comptes non publiés, la présence en ses listes de
milliers de comptes inscrits dans des paradis fiscaux - y compris par
les banques les plus réputées - montrent qu’un point de non-retour a été
atteint. Il faut absolument - c’’est devenu vital pour nos démocraties,
mais aussi pour les économies, et pour l’équilibre Nord-Sud -exercer un
contrôle public sur les deux chambres de compensation internationales
:Clearstream et Euroclear. J’ajoute qu’il faudrait également contrôler
l’autre outil inventé par les banquiers pour communiquer entre eux
:Swift, la société belge de « routing financier », qui crypte et décrypte
jusqu’à six millions de messages par jour et s’occupe de la liquidation
des échanges internationaux de devises.
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(2 PHOTOS) Manifestation européenne, en haut les artistes d ’Oxfam dans
l ’axe du pont Albert, en bas rue Hors-Château, Liège. Photos © Nicolas
Mancini//Attac
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Ce n’est évidemment pas dans les paradis fiscaux, ou le secret des
comptes suisses ou pakistanais, qu’il faut aujourd’hui chercher les
traces des versements ou des investissements illicites, mais bien
ailleurs. Tout près de chez nous. Dans ces « boîtes noires »de la finance
mondiale. Cette évidence- là, ce secret-là, est le premier secret des
banquiers. Je suis plutôt content de le violer devant vous. Même si
demain des juges et des banquiers luxembourgeois me cherchent des
noises. Car au fond, en y réfléchissant bien, leurs réactions, et la
réaction générale de la place financière face au résultat de nos
investigations, est tout simplement insupportable. Mais révélatrice.