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Par M. Shahid Alam
CounterPunch, 13 - 14 août le 2004
"Il nous ne reste pas autre chose à faire
que les prendre tous, et éduquer ces Philippins et
les élever et les civiliser et les christianiser,
et par la grâce de Dieu faire tout ce qu’ on pourra pour eux,
parce qu’ils sont nos prochains pour lesquels est mort le Christ."
William McKinley (1899)
Il n’existe pas une histoire générale - au moins une en Anglais - qui explique les origines, les sources, le langage, les coutumes et les variations au sujet de la Mission Civilisatrice, le mythe central que l’Europe a employé pour tergiverser ses déprédations dans la terre entière, en commençant avec les conquêtes espagnoles dans les Amériques.
Toutefois, même devant l’absence d’une telle histoire générale, on peut présenter sans risque quelques propositions générales sur la Mission Civilisatrice de l’Europe. Par sa nature, la Mission Civilisatrice a besoin d’un protagoniste qui soit supérieur à son sujet, au-delà de l’avantage de la force brute. Cette supériorité a été diversement située dans l’élection divine, les gènes, le climat, les institutions et les attributs de l’esprit. Dans le passé, la majorité des penseurs européens ont préféré placer le socle de l’avantage culturel européen dans la race, interprétée biologiquement, et donc, vers le 19ème Siècle, cette forme de racisme était devenue le mode dominant pour établir la supériorité européenne.
L’explication de la supériorité européenne s’est essayée sur deux pistes. Dans la première, la pensée européenne tenta de doter les Européens d’attributs spéciaux ou les désigne comme propriétaires de ces attributs en un plus grand nombre. Les attributs caractéristiques européens sont l’individualisme et la rationalité. Le premier produit la recherche de la liberté, la colère, l’héroïsme, la sainteté, l’ambition, la laboriosité, la diligence, l’initiative et les grandes oeuvres d’art ; le deuxième produit des valeurs qui soutiennent un ordre social plus important, un gouvernement supérieur, bureaucraties, croissance économique, cathédrales, harmonies, et la pensée rationnelle, y compris la philosophie, les sciences et les mathématiques.
Dans le même ordre, dans la seconde piste, la pensée européenne s’est lancée dans la tâche de dénigrer, déshumaniser et y compris d’animaliser l’Autre : Le monde extra-européen est habité par des êtres humains qui manquent d’individualité et de pouvoirs de raisonnement. En manquant d’individualité, l’homme extra-européen est déficient dans toutes ces vertus positives qui approuvent l’ordre social et politique européen. En général, ceci signifie que l’homme extra-européen doit être défini au moyen des négations : c’est un fainéant, ses nécessités sont limitées, il ne sent pas la nécessité de se distinguer, son travail est négligé, il ne possède pas d’imagination, n’a pas de confiance en lui, ne s’auto estime pas, n’apprécie pas la liberté, est lâche, il manque de générosité et il ne risque pas la vie pour sa liberté.
De la même manière, la faible faculté de raisonnement de l’extra-européen produit un second ensemble de négations. Plusieurs penseurs européens l’ont décrit comme pédant dans son processus de pensée et incapable de produire des oeuvres métaphysiques ; rares sont les fois où sa religion dépasse la simple superstition ; il travaille avec des instruments simples, qu’ il n’essaye jamais d’améliorer ; il manque de réflexion préalable et, pour cette raison, il ne peut pas entreprendre de grands projets ou créer d’institutions complexes ; il vit sous des despotismes, qui ne protègent pas les droits à la propriété et, pour cette raison, échouent leur économie aux niveaux primitifs de productivité ; et bien qu’il n’ait développé aucune technologie, il est incapable de formuler des théories abstraites, mathématiques. Rapidement, les sociétés extra-européennes, après leurs réalisations initiales, ont continué à dormir ; superstitieuses, primitives et despotiques.
Une fois que ces types opposés -l’homme européen et l’extra-européen- ont été parfaitement décrits, il existe trois relations possibles qui peuvent être développées entre eux. Les extra-européens pourraient être laissés seuls ; ils pourraient être soumis à la propreté ethnique, poursuivis et exterminés ; ou ils pourraient être améliorés en s’ouvrant aux contacts commerciaux illimités avec les Européens supérieurs, et si est nécessaire, ces contacts pourraient être établis par la force.
Le choix entre ces options fut évident. Évidemment, les sociétés extra-européennes ne pouvaient pas être abandonnées pour qu’elles végètent ; ce serait un gâchis exorbitant de main d’oeuvre et de ressources. Il serait préférable d’expulser les indigènes de leur terre ou de les tuer ; au moins on libérerait ainsi leurs ressources pour les améliorer. La troisième option était la meilleure. Elle permettait à l’Europe d’améliorer la main d’oeuvre et les ressources dans les sociétés extra-européennes. Toutefois, si les indigènes résistaient à l’amélioration, comme ils l’ont fait dans les Amériques, et ils devraient être décimés et leurs terres expropriées pour les améliorer.
Avec le 19ème siècle, presque tous les grands penseurs de l’Europe avaient adopté le paradigme de la Mission Civilisatrice. Y compris Karl Marx et Friedrich Engels qui ne sont pas exemptés de leur influence funeste, et qui ont été des penseurs européens les plus radicaux et miséricordieux de leur temps. Ils placent l’Orient hors du processus historique qu’ils avaient élaboré pour expliquer la transition de l’Europe d’une étape historique à l’autre. En Orient, un état despotique possédait toute la terre parce qu’il se voyait obligé -par les conditions stériles ou semi-arides qui y régnaient- d’ériger et de maintenir des travaux hydrauliques à une grande échelle dont dépendait toute l’agriculture. Devant l’absence de propriété privée, les sociétés asiatiques manquaient de la tension dialectique -entre des classes opposées- que produisait le changement social. L’Orient, pour cette raison, n’avait pas une véritable histoire indépendamment de l’histoire des despotismes successifs imposés à une base sociale qui ne changeait pas. Dans le Manifeste Communiste, Marx et Engels se réfèrent aux asiatiques comme des "barbares", "semi-barbares" ou "nations de paysans". D’autre part, les sociétés bourgeoises de l’Europe "sont civilisées".
La théorie du Despotisme Asiatique a offert la plus grande justification pour la Mission Civilisatrice. En détruisant les états asiatiques despotiques, en reconstituant les sociétés asiatiques sur la base de la propriété privée, et en intégrant leurs économies archaïques aux marchés mondiaux, les potentiels coloniaux- les puissances colonies effectuaient, comme l’a dit Karl Marx quand il parle de la destruction des villages qui vivaient en autarcie en Inde : "la seule révolution sociale jamais eue en Asie". Bien sur, Karl Marx il croyait qu’en construisant un réseau de chemins de fer en Inde, les Britanniques établissaient aussi les fondements de l’industrie moderne. Il serait impossible de créer un vaste réseau de chemins de fer sans créer un secteur industriel qui fournisse ses besoins en charbon, en minéraux de fer, acier et machines lourdes.
La justification de l’économiste orthodoxe pour le colonialisme n’est pas tellement grandiose parce que ses demandes pour la croissance sont minimales. Depuis qu’Adam Smith l’a formulé pour la première fois dans 1755, la croissance économique se produit naturellement une fois qu’il existe trois conditions : "paix", "impôts peu exigeants", et "une administration de la justice tolérable". Alternativement, les gouvernements établissent la loi et l’ordre ; les marchés font le reste. Puisque les gouvernements despotiques dans les sociétés arriérés d’Asie et d’Afrique sont incapables de protéger les personnes et les droits à la propriété, cela peut être obtenu uniquement par l’intervention des Européens. Autrement dit, la colonisation des sociétés extra-européennes est indispensable si elles veulent être intégrées au monde civilisé.
Peu de projets pour l’amélioration des "races inférieures" ont été entrepris avec tant d’avidité, ou mis en oeuvre avec le même degré d’enthousiasme, comme l’a fait la Mission Civilisatrice de l’Europe. Pendant tout le 19ème siècle - et auparavant dans quelques endroits - les Européens ont colonisé une grande partie l’Asie et de l’Afrique, en l’intégrant aux marchés globaux, sous des gouvernements dirigés par des hommes capables provenant de la fine fleur européenne. Bien qu’on ait permis que l’Empire Ottoman, la Chine, Iran et la Thaïlande maintiennent leurs dirigeants indigènes, ils ont perdu leur capacité de contrôler leurs relations extérieures économiques. Sous des traités "Portes Ouvertes", ils ont été obligés à mettre en place des taxes douanières très faibles, à démanteler les monopoles étatiques, à éliminer les restrictions faites aux investissements étrangers, et à exempter les Européens - et leurs protégés locaux dans l’Empire Ottoman- des tribunaux et des impôts locaux. Autrement dit, l’Europe avait soumis, directement ou indirectement, presque toutes les sociétés extra- européennes du monde à sa Mission Civilisatrice.
Bien que les économistes classiques aient eu peu de chance - en dehors de la Grande-Bretagne, et même dans ce cas seulement après 1840 - de persuader les gouvernements souverains en Europe, des Amériques et d’Océanie pour qu’ils libèrent la main invisible, leur vision des marchés libres a été mise en oeuvre dans sa presque totalité par les gouvernements coloniaux en Asie, en Afrique et Caraïbes. Les colonies ont pratiqué le libre commerce, avec quelques préférences pour le pays métropolitain ; ils ont ouvert les colonies au capital étranger ; ils ont établi les protections les plus considérables pour la propriété privée ; ils ont mise en place des petits gouvernements "efficaces" qui ont été de façon permanente consacrés à équilibrer les budgets, et ils ont strictement maintenu les gouvernements hors des activités productives. À l’exception du Japon après 1910, les pays asiatiques qui ont échappé à la colonisation ont été obligés de signer des Traités Portes Ouvertes, qui ont intégré leurs économies aux marchés globaux. Je me référerai à ceux des quasi-colonies. Certainement, la Banque Mondiale et le FMI n’auront rien eu à faire dans les quasi-colonies et ni dans les colonies ; leurs projets avaient été totalement mis en oeuvre par les gouvernements coloniaux en Asie, en Afrique et les Caraïbes.
Les pays souverains arriérés dans la période que nous considérons - avant 1950- ont prêté peu d’attention aux canons de l’orthodoxie économique : dans leur majorité, ils ont été mercantilistes de tout coeur dans leur recherche du développement économique. Ils ont librement imposé des tarifs douaniers, ils ont installé des banques de développement propriétés de l’Etat, ils ont établi des industries dans le secteur public, ils ont maintenu des déficits budgétaires, ils ont restreint l’entrée du capital étranger, ils ont réglé leurs marchés de devises pendant la Grande Dépression, et quand ils avaient des problèmes ils refusaient l’endettement à l’étranger. C’est qu’on appelle la souveraineté en action !
Il ne peut y avoir que peu d’ambiguïté sur la prévision - basée sur la Mission Civilisatrice et l’économie orthodoxe - du succès économique comparé des colonies et quasi-colonies et celui des pays souverains sous-développés pendant l’époque coloniale. Les colonies et quasi-colonies étaient des acolytes dévots des politiques économiques orthodoxes ; les pays souverains sous-développés étaient à l’autre extrémité du spectre économique, en invoquant tous les instruments d’intervention économique pour propulser l’industrie, le capital et la technologie indigènes. Les colonies pouvaient jouir d’un second avantage. Contrairement aux pays souverains sous -développés en Amérique latine et en Europe Orientale, qui n’ont jamais été connus pour leur bon gouvernement, les colonies britanniques, françaises, néerlandaises et américaines présentaient l’avantage d’être régies par l’essence même de la fine fleur de la production européenne de races supérieures. Sur la base de ces avantages, nous pourrions conclure sans crainte de nous tromper que les colonies et quasi-colonies auraient du avoir dépassé les pays souverains sous- développés l’essor de la Mission Civilisatrice - avant 1950.
Taux annuels pondérés de croissance du revenu par habitant : 1900-1992
Taxes de croissance | 1900-1913 | 1913-1950 | 1950-1992 |
Pays souverains | 1,61 | 1,34 | 2,58 |
CCC | 0,50 | -0,27 | 2,96 |
% de la population du monde | 1900 | 1913 | 1950 |
Pays souverains | 19,9 | 22,5 | 22,1 |
CCC | 50 | 49 | 48 |
Toutes les statistiques dont nous avons besoin pour vérifier cette prévision sont contenues dans un seul tableau qui présente les taux annuels pondérés de croissance du revenu par habitant pour les colonies et quasi-colonies et les pays souverains sous-développés pendant trois périodes : 1900-1913, 1913-1950 et 1950-1992.
L’adjectif "attardés" se réfère à des pays dont le revenu par habitant en 1900 a été de 66 % ou moins, du revenu par habitant des Etats-Unis ; donc notre échantillon de pays est relativement homogène dans ses caractéristiques économiques. Nous avons des taux de croissance des 12 Colonies et quasi-colonies dans la première période et des 13 dans les deuxième et troisième périodes. Bien que cet échantillon paraisse petit, les colonies et quasi-colonies incluses sont les plus grandes dans cette catégorie, et leur population combinée dans les trois périodes est seulement légèrement inférieure au trois quart de la population de toutes les colonies et quasi-colonies. Le taux moyen de croissance des pays souverains "attardés" se base sur 18 résultats durant la première période et 22 durant la deuxième et troisième périodes.
L’histoire que reflètent ces chiffres est aussi étrange que vraie : les méchants du film ont gagné la course à la croissance. Pendant la première moitié du 20ème siècle, les pays souverains, non libéraux, protectionnistes, qui refusaient leurs dettes ont totalement gagné le course contre les colonies et quasi-colonies du libre commerce, de l’équilibre budgétaire, la loi et de l’ordre, beaucoup d’elles étant sous l’attention directe des meilleurs maîtres du monde. Entre 1900 et 1913, les pays souverains sous-développés ont dépassé les colonies et quasi-colonies dans un rapport de plus de trois à un. Pendant les trente-sept années suivantes, qui ont connu deux guerres mondiales et une dépression, le revenu par habitant dans les colonies et quasi- colonies a diminué de 10 %, tandis que les pays souverains sous-développés ont connu une augmentation de 64% dans leurs revenus par habitant. Pendant un demi-siècle, de 1900 à 1950 le revenu par habitant des pays souverains sous-développés a progressé à un rythme annuel de 1.43%, tandis que dans les colonies et quasi-colonies, il a diminué à un rythme annuel de 0.08%.
Une comparaison des taux de croissance annuels moyens pour les pays souverains sous-développés et les colonies et quasi-colonies montre des résultats semblables. Les taux de croissance moyens des pays souverains entre 1900- 1913 et 1913-1950 ont été de 1.67% et de 1.34% ; les taux de croissance correspondants pour les colonies et quasi-colonies ont été de 0.81% et de -0.02%. En outre, pendant la première période, seulement trois des 18 pays souverains ont progressé à un rythme inférieur à la croissance moyenne des colonies et quasi-colonies, pendant la seconde période, aucun pays souverain n’a progressé à un taux inférieur à la moyenne des colonies et quasi-colonies. Les différences entre les taux de croissance pour les deux groupes de pays sont grandes et systématiques.
Aujourd’hui, les économistes orthodoxes critiqueraient probablement les colonies et quasi-colonies pour leurs pauvres résultats en terme de croissance. Non pas parce qu’il y a quelque chose de mauvais dans la Mission Civilisatrice ou dans les politiques orthodoxes ; ensemble, ils n’ont pas complètement pu changer ces pays à cause des barrières inextricables face à la croissance représentées par leur culture, leur religion et leur race. L’impact négatif de ces barrières a du être très puissant, beaucoup plus puissant que le double avantage de leurs politiques orthodoxes et de leur gouvernement supérieur. Existe t-il quelque manière de réfuter toutes cette bêtises ?
Par chance, nous avons des chiffres qui le permettent, les chiffres de la quatrième colonne de notre tableau. Durant quarante-deux ans après 1950, le point terminal de la période coloniale, les anciennes colonies et quasi-colonies ont commencé à tourner la page. Soudainement, du marécage de la décadence économique, elles se lancent vers le terrain de la croissance rapide. D’un taux de croissance pondérée annuelle de -0.27% pendant les trente-sept années précédentes, elles sautent maintenant à presque 3% annuel, dépassant même les anciens pays souverains sous-développés qui ont progressé de 2.58% par an. Qu’est-ce qui s’est passé avec toutes ces barrières "tenaces" contre la croissance qui les avaient retardées pendant des siècles ? Se sont-elles soudainement évaporées en 1950 ?
Ceux qui font l’apologie de l’orthodoxie ne vont pas laisser passé un troisième argument. La croissance accélérée dans les anciennes colonies et quasi-colonies -ils peuvent argumenter- n’a rien à voir avec leur nouvelle souveraineté, puisque ce fut une période de croissance pour tous les pays. Oui, mais cela ne les sauvera pas. Comme ces barrières "tenaces" contre la croissance continuaient à exister, la croissance des colonies et quasi- colonies aurait du continué à être inférieure à celle des anciens pays souverains sous-développés, mais soudainement le contraire se s’est passé. C’est un autre problème de plus. Puisque les anciennes colonies et quasi- colonies avaient décidément abandonné leurs politiques orthodoxes, ceci aurait du provoqué l’annulation des conditions de croissance améliorées, en les laissant avec peu ou aucune croissance, comme avant.
Ceci nous laisse sans avoir trouvé de réponses. Serait-il possible, seulement possible, que les colonies et quasi- colonies, longtemps paralysées, se soient transformées en sprinteurs de la croissance durant les années 50 parce qu’ ils avaient viré la Mission Civilisatrice de l’Europe et avaient maintenant la liberté de choisir des politiques "erronées" ? Pendant une grande partie de la période entre 1950 et 1992, les anciennes colonies et quasi - colonies de notre échantillon ont entamé une planification économique, ont fait des investissements publics dans les infrastructures et dans les activités industrielles, ont travaillé avec des monnaies internes surévaluées, ont contrôlé le taux des changes de leur monnaie, ont imposé des tarifs protectionnistes, ont crée des banques de développement dans les secteurs industriels et agricoles, ont vendu des services publics a bas prix à leurs nouvelles industries, ont essayé d’exclure les investissements étrangers, etc.. Certes, certaines ont reçu l’aide dans leurs exercices de planification d’experts économiques de l’Agence de Développement International des Etats-Unis. Est-il possible que ces politiques "erronées" aient été les correctes pour des économies qui avaient été sous-développées par la Mission Civilisatrice et ses politiques orthodoxes ?
Ces chiffres vont-ils apporter un peu d’humilité aux prétentieux pourvoyeurs de Civilisation Européenne ? Admettront-ils maintenant que la Mission Civilisatrice n’a pas servi aux peuples des colonies et quasi-colonies, qu’elle les a humiliés et a retardé leur développement pendant des siècles ? Admettront-ils que tout ceci n’a pas été autre chose qu’une couverture pour la véritable activité de l’Europe dans les colonies, qui fut de les ouvrir par manipulation au bénéfice de ses classes privilégiée. Cette admission pour un repentir sera-t-elle suivie, par des appels à des ajustements compensatoires dans le système global pour que les transferts coulent maintenant dans la direction opposée, des pays riches aux pays pauvres ?
Les fournisseurs d’idéologies ne sont pas mis en échec par des faits qui ne leur conviennent pas. Dans le monde surréaliste de l’orthodoxie économique, si les faits ne soutiennent pas la théorie établie, tant pis pour les faits. La théorie reine suprême. Les idéologues cessent de prôner leur marchandise seulement quand leurs parrains, sont mis en échec. Pendant quelques décennies après la 2ème Guerre Mondiale, ces pourfendeurs capitalistes avaient été contenus, punis. Ce fut le résultat de deux guerres auto mutilatrices entre puissances coloniales, le fruit de rivalités entre les anciens et les nouveaux pouvoirs industriels. En son temps, ceci a produit des régimes anticapitalistes dans deux pays importants -la Russie et la Chine- et des mouvements d’indépendance dans toutes les colonies et quasi-colonies. Ensemble, ces développements ont affaibli sérieusement les pouvoirs centralisateurs du système capitaliste, leur capacité de concentrer le pouvoir sur quelques centres européens.
Ce retrait du capital global a présenté une occasion pour les pays de la périphérie. Rapidement, les anciennes colonies ont pris les choses en mains propres -en protégeant leurs manufactures, en créant des banques de développement, en restreignant la propriété étrangère, en offrant une meilleure technologie aux agriculteurs, en investissant dans les services publics et dans l’infrastructure et en ouvrant des écoles. Autrement dit, les colonies et quasi-colonies- avec l’Amérique latine, ont essayé de créer des mécanismes économiques et politiques qui leur permettraient de résister au pouvoir centralisateur du capital du centre [1]. On a ainsi créé le Tiers Monde, une zone économique intermédiaire entre le Centre capitaliste et la sphère communiste, en cherchant souvent les avantages de l’un ou de tous les deux, profitant de leurs antagonismes. La création du Tiers Monde a produit quelques résultats surprenants : beaucoup d’anciennes colonies et quasi- colonies -stagnantes pendant tant de temps- ont commencé à avancer, à être industrialisées et à développer un capitalisme indigène de base. Comme on pouvait s’y attendre, le Centre du capital n’a pas apprécié des tous ces centres naissants de développement du capital du Tiers Monde.
Malgré leurs limitations, les Centres capitalistes -dirigés maintenant par les Etats-Unis- cherchent constamment la manière de restaurer les tendances centralisatrices du système capitaliste à travers des activités clandestines de leurs agences d’intelligence, de l’aide externe, de l’aide militaire et des programmes de requalification, des conseillers économiques, et de la pénétration permanente des économies du Tiers Monde par le capital du Centre. Le succès est venu -avant ce à quoi on pouvait s’attendre, au début des années 80. Il est venu à un moment où le Tiers Monde, apparemment au sommet de son pouvoir, pressait par ses demandes en faveur d’un Nouvel Ordre Économique International.
La crise du pétrole de 1973 a été le déclencheur qui a accéléré le démantèlement du Tiers Monde. Les membres arabes de l’OPEP, pleins de dollars, les ont recyclés dans les banques occidentales, qui ont amorcé la première vague de prêts commerciaux vers la périphérie depuis la Grande Dépression. Avec le temps, les dettes du Tiers Monde se sont accumulées, le Centre capitaliste a pu agir rapidement -et collectivement- à travers la Banque Mondiale et le FMI - pour restaurer son ancien pouvoir sur la périphérie. Ceci était arrivé avant, pendant le 19ème siècle, quand la Grande-Bretagne et la France ont créé et manipulé la crise de la dette dans les pays aux Portes Ouvertes pour s’approprier de leurs finances. On a répété alors la même chose, en commençant par plusieurs pays latino-américaines pendant les années 80, quand ils n’ont pas pu payer les intérêts de leurs dettes externes. Peu de temps après, le succès en Amérique latine sera étendu à tous les pays de la Périphérie.
Après un bref entracte, qui a duré approximativement des années 50 aux années 70, la Mission Civilisatrice est de retour. Sa mission est la même qu’avant - de s’assurer que l’évolution économique et politique de la Périphérie est maîtrisée et dirigée par le Centre. Le modus operandi économique est aussi le même - éliminer les barrières nationalistes que les pays de la Périphérie érigent pour protéger le capital et la technologie indigènes. Le démantèlement du Tiers Monde a été formalisé par le lancement de l’Organisation Mondiale de Commerce -le nouveau traité global de Portes Ouvertes- imposée collectivement par le capital du Centre à toute la Périphérie.
Dans sa phase plus récente, la Mission Civilisatrice a un modus operandi politique différent. Les pays capitalistes du Centre ne se combattent plus pour acquérir un contrôle monopolistique sur les segments de la Périphérie. Ce n’est plus alléchant. Dans le passé, ses rivalités se sont avérées très coûteuses pour le capital du Centre. En outre, grâce à la coopération des principales entreprises des pays du Centre, les vieilles rivalités sont remplacées par des relations de coopérations. De plus, la colonisation n’est plus nécessaire pour exercer le contrôle. La pénétration cumulative de la Périphérie par le capital du Centre a produit une classe indigène privilégiée dont les intérêts sont étroitement entrelacés avec ceux du capital du Centre et, plus près, avec ceux des Etats-Unis. Le capital du Centre peut se baser maintenant avec sécurité sur cette association pour diriger les affaires de la Périphérie. Maintenant, on permet aux élites de la Périphérie -à l’exception des segments du monde islamiste- de concurrencer par les faveurs du capital du Centre. Le système global a maintenant le pouvoir de neutraliser gouvernements populistes de la périphérie, s’ils réussissent à être élus. Évidemment, on peut toujours recourir à la dernière alternative - un coup d’état militaire incité par la CIA. Si cela rate, il existe les sanctions, les attaques avec des missiles et, finalement, l’invasion, tout est illégal, mais dûment sanctifié par le Conseil de Sécurité.
Pour terminer, il faut indiquer que bien que la Mission Civilisatrice II ait permis le retour prévisible aux avantages obtenus dans une grande partie de la Périphérie, cette phase récente du capitalisme global produira probablement quelques résultats nouveaux. Dans sa phase préalable, de 1800 à 1950, le capitalisme global s’est caractérisé par la centralisation du pouvoir, du capital et des manufactures dans quelques Centres capitalistes. Ces trois tendances n’ont été que temporairement investies ou ont été affaiblies pendant les trois décennies suivantes - les trois décennies de décentralisation. Bien que le pouvoir de définir le système global ait été centralisé à nouveau depuis les années 80, emmenant progressivement à l’érosion des bases des capitalistes indigènes dans la majorité des pays de la Périphérie, il semble que les centres capitalistes indigènes dans certains de ces pays étaientsuffisamment développés pour concurrencer le capital du Centre, même sur la base des conditions établiesparcelui-ci. Ceci signifie que plusieurs nouveaux centres de capital et de technologie ont été établismaintenant, en dehors des anciensCentres.Certainsdecescentresontunebaseéconomique très importante - comme la Chineet probablementl’Inde.Sicescentresréussissent à maintenir leur rythme de croissance et leur autonomie, il est probable qu’ils produiront des forces qui perturberont et en même temps stabiliseront le capitalisme global. Je vais essayer de présenter une brève ébauche de ces nouvelles forces.
La croissance des nouveaux centres capitalistes - spécialement chinois et indien - a produit une situation totalement nouvelle dans l’économie globale. Il existe maintenant deux sources de capacités de travail comparables dans les nouveaux centres et dans les anciens Centres, séparées par de grandes brèches dans leurs rémunérations respectives et différenciées encore par de grandes barrières dans leur mobilité. Ceci représente un déséquilibre sérieux dans l’économie globale, c’est la première fois qu’un déséquilibre semblable apparaît à cette échelle sur les marchés des capacités moyennes et importantes de travail. Ce déséquilibre contient de vastes ramifications pour l’économie politique du capitalisme global. Je peux ici seulement énumérer ces ramifications ; son élaboration nécessiterait un autre essai.
Premièrement : le déséquilibre sur les marchés globaux de capacité de travail continuera à nourrir la croissance dans les nouveaux centres, en dirigeant son capital chaque fois plus vers des activités d’une plus grande valeur ajoutée ; dans les nouveaux grands centres, comme le chinois et l’indien, cette croissance peut continuer pendant beaucoup de temps grâce à leurs réserves de travail presque inépuisables.
Deuxièmement : la croissance des nouveaux centres a réduit les bénéfices dans les industries de haute valeur ajoutée dans les anciens Centres, les obligeant à être transférés aux nouveaux centres. Le résultat direct fut une pression à la baisse sur les salaires de la main d’oeuvre qualifiée dans les anciens Centres.
Troisièmement : au fur et à mesure que les nouveaux centres continuent à croître et à améliorer leurs capacités, la concurrence entre les deux sources de main d’oeuvre change d’échelle jusqu’à arriver à affecter la capacité y compris à des niveaux supérieurs. Ceci signifie qu’il est peu probable que la pression à la baisse sur les salaires de la main d’oeuvre qualifiée dans les anciens Centres soit compensée par une amélioration des capacités de travail. Nous pourrions être en train d’assister à une diminution du spectre complet des salaires dans les anciens Centres.
Quatrièmement : puisque les nouvelles technologies de communications développent rapidement des services qui se transforment en affaires internationales, la force qui favorise la convergence des salaires récemment décrite se fera sentir dans une croissante gamme d’activités, et ceci tendra à accélérer la rapidité avec laquelle aura lieu la convergence des salaires.
Cinquièmement : considérées dans leur ensemble, ces nouvelles dynamiques produisent un phénomène totalement nouveau dans l’histoire du capitalisme global : une diminution des salaires réels de la main d’oeuvre dans les Centres capitalistes, et qui, c’est sûr sera accompagné par l’érosion de beaucoup d’améliorations dans les conditions de travail que les travailleurs dans les Centres avaient conquises tout au long du siècle passé.
Sixièmement : ces développements produisent un déséquilibre commercial croissant entre les nouveaux centres et les anciens Centres parce que la disponibilité de savoir faire efficaces et les bas salaires dans les nouveaux centres donnent des avantages compétitifs à long terme pour une vaste et croissante variété d’activités. Ce déséquilibre sera probablement plus grand entre les Etats Unis et les nouveaux centres tant que le dollar des Etats-Unis sera encore la principale devise de réserve du monde.
Septièmement : la pression à la baisse sur les salaires et les conditions de travail peuvent produire une série de conséquences politiques dans les anciens Centres : le protectionnisme, une conscience de classe croissante, l’érosion de la démocratie et y compris la lutte de classes. Dans le cadre international, les anciens Centres - en particulier les Etats-Unis - peuvent réagir devant la crise en initiant des guerres pour transformer l’Inde et la Chine dans un équivalent du Brésil et du Mexique.
Huitièmement : dans cette nouvelle phase du développement capitaliste, les travailleurs dans les Centres pourront avoir une seconde occasion d’entamer une révolution contre le contrôle capitaliste de l’économie.
Traduit pour Rebelion de l’anglais par : German Leyens **
Traduit pour El Correo de l’espagnol par : Estelle et Carlos Debiasi
* M. Shahid Alam est professeur d’économie à l’Université Northeastern.
Son courrier est : m.alam@neu.edu
** Avec mon remerciement à l’inestimable aide de Manuel Talens.
© M. Shahid Alam
Notes :
[1] En Anglais, le core capital. Métaphore d’ordre géométrique : la surface communiste, le centre capitaliste et le contenu intermédiaire le Tiers Monde. Évidemment, ces cores portent implicitement toutes les vertus métaphysiques ou historiques qui sont attribuées à tout centre (il suffit de se rappeler, par exemple, que dans la légende chrétienne de la crucifixion, Jésus-Christ occupe le lieu central, entre le "bon" voleur et le "mauvais" voleur ; et que jusqu’à Galilée, la terre fut le centre de l’Univers ou que le Parti Populaire a gagné en Espagne son premier mandat en 1996 sur la base d’une imposture idéologique centriste). (N de la T.German Leyens)