Accueil > Les Cousins > Colombie > La Colombie : un front pionnier de la globalisation ?
Par Saïda Bédar*
Une version abrégée de ce texte
est parue dans Diplomatie, N° 5, Septembre-Octobre 2003
Source : http://www.ehess.fr/cirpes/publi/sb...,
La "conquête" de l’Irak illustre, violemment, l’entrée du nouvel ordre global dans sa phase de crise-dénouement, du moment de l’adéquation entre les formes instituées et la substance du pouvoir. La globalisation implique en effet, le déclin du système interétatique comme le lieu central du pouvoir mondial et une dualité entre l’hégémonie américaine et les acteurs dominants de l’ordre libéral globalisé - essentiellement, les institutions financières internationales, les organisations intergouvernementales, les organisations non-gouvernementales, les multinationales. Le système mondial n’est pas menacé par le chaos (ni le complot) américain, mais ses institutions et acteurs se conforment selon de nouvelles normes et règles, qui tendent à limiter les souverainetés et externaliser vers des instances globales décisionnelles l’ajustement social, et à garantir la sécurisation des voies et moyens de la globalisation. Dans un tel contexte, l’Irak, l’Afghanistan et le "Grand Moyen-Orient" sont loin d’être les seuls fronts des avancées "post-coloniales" de la globalisation et de l’hégémonie américaine. Ces fronts se déploient selon ce que le Pentagone nomme le nouvel "arc de crise" qui va de l’Amérique du Sud-Caraïbes à l’Afrique et l’Asie du Sud-Est - avec des engagements militaires US directs en Colombie, au Liberia, à Djibouti et aux Philippines. L’emprise stratégique des Etats-Unis sur cet "arc de crise" se fonde historiquement sur des modes normatifs et sécuritaires largement expérimentés en Amérique Latine - la doctrine Monroe et ses corollaires du big stick selon Theodore Roosevelt et de l’interventionnisme normatif selon Wilson, l’endiguement anticommuniste, l’extension libérale. Avec aujourd’hui pour horizon commun l’intégration panaméricaine de la Zone de libre échange américaine (ZLEA) en 2005, l’ensemble du continent latino-américain a connu ces dernières décennies un schéma historique marqué par la transformation structurelle pour l’intégration au système mondial puis à la globalisation. La libéralisation des économies, qui a impliqué des processus de contraintes des souverainetés par l’ouverture et l’ajustement structurel externalisé, a produit un schéma politique peu différencié sur l’ensemble du continent. Il s’agit globalement de : la dictature militaire dans les années 1960-1970 (nationalisme et politique de l’import-substitution) ; la transition néopopuliste et la libéralisation économique avec un contrôle social violent dans les années 1980 (répression anti-syndicaliste, neutralisation des oppositions de gauche, gel des salaires réels) ; l’intégration à la globalisation dans les années 1990 (privatisations, baisse des tarifs douaniers, démantèlement du populisme/Etat providence) et début de la pacification (processus de paix, délégitimation des "escadrons de la mort", participation politique élargie).
Ce processus de transformation des sous-systèmes latino-américains, n’a pas requis une intervention militaire directe de la part des Etats-Unis, l’emprise américaine et des acteurs globaux s’exerçant par la contrainte normative et économique, et l’aide militaire indirecte, l’entraînement et l’équipement et l’action clandestine de la CIA et du Pentagone. Or aujourd’hui les Etats-Unis ont choisi d’intervenir directement dans la lutte contre-insurrectionnelle en Colombie. Le spectre du Vietnam se manifeste donc en Colombie, pas en Irak. En Irak, comme dans l’ensemble du "Grand Moyen-Orient", on est au début du processus de libéralisation et intégration à la globalisation - effet de sanctuarisation économique et politique permis par la manne des hydrocarbures - même si ce processus tend à être accéléré par la guerre ou la menace de guerre préemptive et de changement de régime (regime removal). En Colombie et en Amérique Latine on en est à l’étape de l’endiguement préemptif des mouvements d’oppositions populaires à la l’orthodoxie libérale, mouvements qui peuvent se transnationaliser ("globalisons la lutte") et s’étendre à tout l’espace ZLEA. On est passé de l’endiguement du communisme dans un contexte de l’affrontement géopolitique bipolaire à l’endiguement préemptif de l’asymétrie insurrectionnelle des have not, des losers de la globalisation. C’est ce contexte de "lutte des classes globale" qui conditionne les normes, les institutions, les dispositifs et les représentations de la stratégie américaine. Fred C. Ikle ancien sous-secrétaire à la défense sous Reagan, nous donne un aperçu de la nouvelle formule du "consensus de Washington" (The Wall Street Journal Europe, 3 Juin 2002) :
"L’asymétrie en matière de tactiques et de moyens militaires, est éclipsée par une asymétrie bien plus profonde, l’asymétrie politique dans les voies et moyens. Rappelez-vous les anarchistes du 19ème siècle. Ils n’ont pas cherché à étendre leur nation en envahissant les voisins ; ils voulaient détruire les Etats-nations d’alors, et, n’ayant pas de nations ils ne pouvaient être dissuadés par la menace d’une frappe contre leur nation. Ou comme Karl Marx l’a dit, <
Le Plan Colombie : un modèle de pacification post-coloniale globale ?
Quand il est lancé en 2000 par le président Pastrana, le Plan Colombie est l’aboutissement d’un processus de pacification de deux décennies qui a mêlé négociations et intégration politique des factions combattantes, répression paramilitaire, soutien américain indirect à la contre-insurrection via la lutte contrenarcotique. La Colombie connaît la guerre civile depuis 1948 (la Violencia), avec l’émergence dans les années 1960 d’une insurrection marxiste opposée aux oligarchies , soutenues par l’armée, se partagent le pouvoir selon une alternance entre le parti conservateur et le parti libéral. Le conflit, qui à ce jour aurait fait plus de 300.000 morts et près de 2,5 millions de personnes déplacées, ne menace pas seulement les oligarchies au pouvoir mais également l’établissement d’un ordre libéral dans la région tant les effets désastreux de la libéralisation des économies risquent de rallier massivement les populations à la cause des guérillas. Ainsi le Plan Colombie n’est pas le premier effort des dirigeants colombiens de "termination" du conflit. Déjà au cours des années 1980 les oligarchies au pouvoir, face à la montée de la contestation due à la libéralisation, ont manifesté des intentions d’élargir la participation politique, notamment en intégrant les représentants de la guérilla au jeu politique. S’en est suivie alors une décennie d’assassinats systématiques des leaders de l’opposition : en 1990 les trois candidats à l’élection présidentielle qui ne faisaient pas partie du système bipartisan oligarchique ont été assassinés ; de nombreux leaders politiques, juges, journalistes ont été tués ou contraints à l’exil ; entre 1989 et 1994 près de 3000 ex-guérilleros reconvertis ont été assassinés ; entre 1991 et 1999 plus de 2000 syndicalistes ont été assassinés ; à ces assassinats il faut ajouter la terreur imposée dans les quartiers populaires par le "nettoyage" (assassinats des enfants des rues, des travestis, des prostituées, des mendiants, des drogués). Les responsables de ces assassinats sont les forces de sécurité paramilitarisées (de type "escadrons de la mort") relayées au cours des années 1990 par des forces paramilitaires autonomes, les "forces d’autodéfense" AUC (8000 hommes). Le rôle de l’action clandestine des services américains demeure opaque, mais selon les informations qui ont filtré on peut établir que l’action de la CIA dans les années 1980 et début des années 1990 s’est faite sur le modèle de l’expérience Vietnamienne visant à l’élimination des cadres, militaires et civils, de l’insurrection. Ainsi Human Rights Watch a recueilli des témoignages, qu’un ancien attaché de défense US à Bogota le Colonel James S. Roach Jr a confirmé, en ce qui concerne le rôle de l’action clandestine US dans la réorganisation du renseignement de l’Armée colombienne en 1991 qui s’est traduit par la création d’un réseaux de 41 unités d’assassins ciblant les leaders civils soutenant la guérilla. Malgré l’élimination de ses cadres politiques, la guérilla (20.000 FARC, Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia, et 5000 ELN, Ejercito de liberacion nacional), a progressé militairement sur le terrain, surtout dans les zones de "colonisation interne" de part et d’autre de la cordillère orientale et dans le Sud amazonien, et les FARC ont obtenu en 1999 le contrôle d’une large zone d’exclusion (despeje) au Sud de Bogota (un périmètre de 42000 km2 à cheval sur les départements de Meta, Guaviare et Caqueta).
Le Plan Colombie, qui a pour échéance 2005 (la ZLEA), devait être un plan de paix alliant négociations avec les mouvements de guérilla, et de lutte contre la production et le trafic de drogues, sources de financement des rebelles et des paramilitaires mais aussi source de contre-pouvoirs locaux à travers la cartellisation du trafic - les revenus générés par la drogue sont estimés à l’équivalent de 2 à 8% du PIB colombien, ce qui est loin de faire de la Colombie un "narco-Etat" et de faire de la drogue la question centrale du conflit colombien. Le plan devait être financé à la hauteur de 7 milliards de $ par le gouvernement colombien, les Etats-Unis et la communauté internationale, mais il n’a été en fait financé que par le gouvernement US à hauteur de 3,1 milliards de $ (années fiscales 2000 à 2003, l’aide US est communément nommée Plan Colombie ou depuis 2001 Initiative Régionale Andine) essentiellement pour l’aide militaire et à la police et justice (dont 65% pour la Colombie, 14% pour les autres pays de la zone andine "élargie", Pérou, Equateur, Bolivie, Brésil, Panama, Venezuela, 17% pour les agences US), avec un soutien de 175 millions des Japonais et 18 millions des Espagnols. La Colombie est désormais le troisième récipiendaire de l’assistance US après Israël et l’Egypte. A l’origine le Plan Colombie officiellement n’incluait pas la lutte contre-insurrectionnelle, mais dans les faits la frontière entre la lutte contrenarcotique et la guerre aux rebelles était floue : les moyens américains de renseignement surveillance et reconnaissance (ISR), de transport de troupes et l’aménagement des bases, étaient utilisé à des fins contre-insurrectionnelles, et surtout l’éradication des cultures de coca dans la région sud-amazonienne de Putumayo, Caqueta et Guaviare, a eu pour effet d’encercler les FARC dans leur zone d’exclusion et de couper leurs lignes de communications, notamment celles menant à leur zone de repli dans la province de Sucumbios en Équateur et les voies fluviales menant au Venezuela et au Brésil, sources d’approvisionnement en armes. En outre, jusqu’à ce qu’ils soient mis hors la loi en septembre 2002, les paramilitaires combattaient la guérilla directement dans des contre-attaques mobiles et indirectement par la pratique de la terreur parmi les populations la soutenant. La fin de la démilitarisation de la zone FARC décrétée en février 2002 par le gouvernement colombien, a annoncé le début d’une offensive des troupes gouvernementales sur le terrain alliée à une campagne de délégitimation de la guérilla, déjà affaiblie par la perte d’une grande partie de ses leaders politiques et la perte de soutien financier et logistique apporté par des populations rurales victimes de la terreur des "paras", des combats, des campagnes d’éradication de cultures illicites et contraintes à l’exode. Le recours accru à l’argent de la drogue et au kidnapping ont également contribué à l’affaiblissement et la délégitimation de la guérilla. La généralisation du climat de terreur, la suppression et la délégitimation des acteurs de l’expression politique des classes populaires, ont fait de la Colombie un des pays le plus violent du monde avec le taux d’homicides le plus élevé, 77,5 pour 100.000 (quatorze fois le taux des Etats-Unis), et notamment le taux d’assassinats politiques le plus élevé : sur 213 syndicalistes assassinés dans le monde en 2002, 184 étaient colombiens (selon l’International Confederation of Free Trade Unions).
Le "narcoterrorisme" légitime l’interventionnisme militaire US
La lutte contrenarcotique qui est essentiellement un critère d’intervention et de normalisation des systèmes sécuritaires de la région, a eu deux légitimations officielles. De la fin des années 1970 à la fin des années 1990 la lutte contrenarcotique dans la région avait pour but de tarir le flot de drogues vers les Etats-Unis. Il s’agissait de renforcer le drug control américain en quasi-totalité pris en charge par les autorités locales et des Etats fédérés et entièrement vouée à la répression, par une implication fédérale qui combinait traitement (entre 30 et 40% des budgets fédéraux) et répression dont l’interdiction dans les zones de transit et production. L’interdiction se traduit par un soutien militaire au law enforcement (police-justice) et des programmes d’éradication dans les pays sources, et par le processus de certification (en place depuis 1986) qui dénie aux pays laxistes l’assistance économique américaine et le vote mandataire favorable au sein des IFI dans l’octroi d’aide et de prêts. La région Andine est la source majeure de la production de cocaïne et la Colombie représenterait 90% de l’offre pour le marché américain. Or deux décennies de lutte contre l’offre (supply-side policy) n’ont en rien tari le flot de drogues vers les Etats-Unis. Cela n’a fait que déplacer les centres de production - ce qui fait que si la production a baissé de 59% en Colombie entre 2000 et 2002 elle a augmenté dans la région des Andes (185.000 hectares en 2000 et 205.000 en 2002, selon le Département d’Etat) - et transformer les méthodes de commercialisation - les cartels se sont subdivisés en une multitude de groupes, et il s’est opéré une division du travail régionale plus efficace, les Vénézuéliens, Brésiliens, Argentins évacuant les produits et blanchissant les revenus, et les Mexicains monopolisant la vente dans les rues américaines qu’ils maîtrisent via les gangs. La légitimité de la lutte contre la production et le trafic de drogue est devenue la lutte pour la "bonne gouvernance" dans les pays de la région, et la lutte contre les sources du financement de la guérilla requalifiée en terrorisme. Cette nouvelle rationalité dramatisée par le 11 septembre (dans les faits la "narcoguérilla" et le "narcoterrorisme" sont des catégories US depuis les années 1980 et 1990, les FARC et l’ELN, sont sur la liste des Foreign Terrorist Organizations depuis 1997 et les paramilitaires AUC ont été désignés le 10 septembre 2001) a permis le passage de l’implication US dans le conflit colombien de la contrenarcotique à la contre-insurrection en termes d’autorisations législatives du Congrès. Rumsfeld lors de son audition de confirmation au Sénat en janvier 2001 avait indiqué sa volonté d’abolir la rationalité purement contrenarcotique comme mode d’intervention dans la région :
"Je pense que le problème de la drogue des Etats-Unis est largement un problème de demande. Si la demande persiste, elle trouvera des moyens d’obtenir ce qu’elle veut, et si ce n’est pas de la Colombie, ce sera d’ailleurs."
La nouvelle rationalité de lutte contre le "narcoterrorisme" a un triple effet, symbolique, éthico-politique et stratégico-opérationnel. Du point de vue symbolique elle renforce le facteur de l’insécurité intérieure en faisant du consommateur de drogue un financier du terrorisme global, de même qu’elle élargit la notion de sécurité nationale à la protection de la santé publique, légitimant la stratégie du risk management et de la préemption. Ces thèmes largement répandus dans l’après 11 septembre sont exprimés ici par un représentant de la Chambre, Cass Ballenger (10 Octobre 2001, devant la Chambre, sous-comité de l’Hémisphère Occidental du Comité des Relations Internationales) :
"Le terrorisme et le trafic de drogue ne peuvent être envisagés comme deux objets séparés. Ils vont main dans la main. Les profits de la production de drogue sont utilisés pour financer les activités terroristes, alors que les actes de terreur protègent les narco-traficants en déstabilisant les gouvernements et épuisant des ressources sécuritaires réduites. (...) Nous les Américains, nous devons reconnaître que la guerre à la drogue est liée à la guerre au terrorisme. A chaque fois qu’un gamin américain achète de la cocaïne ou de l’héroïne il finance directement les terroristes qui sont responsables de la mort de plus de 6000 Américains innocents."
L’effet éthico-politique consiste à criminaliser les mouvements de lutte armée en les identifiant à des terroristes. Le caractère universel de la qualification du "terrorisme" en "crime de guerre" légitimerait le consensus universel de la lutte contre-terroriste globale élargie à la lutte contre toute forme de résistance armée. En effet, les autres critères d’intervention globaux, la lutte contrenarcotique, contre le crime organisé ou contre la prolifération, n’ont pas atteint ce niveau d’universalité. Les conventions internationales en matière de lutte anti-drogue ou de limitation des armes de destruction massive n’ont pas de statut légal international contraignant. Le trafic de drogue a été déclaré illégal par différents traités internationaux mais le commerce de drogue n’est pas considéré comme un crime pour lequel il y aurait une juridiction universelle, comme il en existe pour la piraterie, le génocide et le crime de guerre. Si la position des Etats-Unis - qui n’ont pas ratifié le Protocole I de la convention de Genève de 1949 qui étend le droit humanitaire de la guerre aux conflits dans lesquels les gens se battent contre une occupation étrangère, contre des régimes racistes, et pour leur droit à l’autodétermination - était adoptée par l’ensemble de la communauté internationale, tout mouvement d’opposition politique armé serait de jure considéré comme "combattant illégal" et criminel de guerre. Ainsi les FARC et l’ELN, se voient surqualifiés de mouvements terroristes et donc interdits de retour à une qualification politique par un éventuel retour à la table des négociations et leur intégration à la scène politique en tant que représentants des groupes sociaux qui constituent leurs bases (mouvements paysans, indigènes, ouvriers). C’est ce qu’exprime le général Gary Speer, ancien commandant en chef du Southcom, (avril 2002) :
"Dit simplement, les FARC c’est une organisation terroriste qui mène des attaques violentes terroristes pour nuire à la sécurité et à la stabilité de la Colombie, et est financée par son implication dans tous les aspects de la culture, la production, et le transport de la drogue, ainsi que par le kidnapping et l’extorsion".
L’amalgame entre la contrenarcotique, la contre-insurrection et le contre-terrorisme permet la légitimation et la codification du recours à des moyens asymétriques, préemptifs, disproportionnés et hors-droit si nécessaire. La légitimation du recours aux moyens asymétriques est l’effet stratégico-opérationnel de cette nouvelle rationalité. Alliée à la criminalisation des rebelles et au contrôle informationnel ubiquitaire, l’asymétrisation des modes opérationnels va permettre l’application du modèle "meilleure guerre révolutionnaire" ou encore "hameau stratégique" (modèles de la guerre du Vietnam) à l’ensemble de la région. En effet, l’asymétrisation - recours aux actions clandestines, au "mercenariat" (Private military companies, PMC), et en amont des interventions au laissez-faire face aux "nettoyages" politiques - combinée aux victoires militaires sur le terrain, permettra les victoires politico-militaires, à savoir l’élimination des unités combattantes et la neutralisation des cadres et sympathisants par leur criminalisation.
L’engagement US dans la contre-insurrection colombienne
L’officialisation de la mission contre-insurrectionnelle des forces US, survient après le l1 septembre 2001, quand le Congrès accepte d’allouer les crédits à la lutte contre le "narcoterrorisme", permettant l’utilisation des moyens US (équipement, renseignement et personnels militaires, limités à 400, et contractants de sécurité privée limités à 400). Dans les faits la discrimination entre la contrenarcotique et la contre-insurrection a toujours été faible. L’aide américaine s’est concentré sur l’amélioration de la mobilité, de la dissémination, de la synergie interarmes et interagences, et du contrôle des routes, voies fluviales et infrastructures critiques, notamment par la mise en place :
– d’unités spéciales de police par la DEA (Drug Enforcement Administration) et 25 systèmes régionaux de partage de renseignement ; d’équipes d’analyse tactique et de planification américaines déployées dans la région andine ; de l’encadrement, par les forces spéciales US et les contractants privés, le financement et l’équipement d’une brigade de contrenarcotique de 2300 soldats, la construction de bases terrestres, fluviales et aérienne dans le Sud (Larandia, El Encanto, Nueva Antioquia, Tres Esquinas), le soutien en renseignement. Une deuxième brigade de contrenarcotique (1700 soldats) va être mise sur pied pour une autre région de la Colombie. Par ailleurs des unités spéciales (task forces) seront établies et accompagnées d’un nombre indéterminé de soldats US, pour protéger l’oléoduc Cano Limon-Covenas (le champ pétrolifère Cano-Limon, exploité par une compagnie américaine OXY en partenariat avec la compagnie colombienne Ecopetrol, représente 20% de la production nationale) et un programme civilo-militaire d’aide humanitaire et d’établissement d’institutions publiques dans la région de l’oléoduc (Arauca) seront mis en place puis le programme sera étendu à l’ensemble du territoire colombien ; le niveau d’encadrement américain des forces armées colombiennes est tel qu’à ce jour tous les membres du haut commandement ont reçu une instruction américaine, et 6500 sous-officiers et officiers ont été instruits par le programme IMET (International Military Education and Training) l’année fiscale 2003 ; en amont de l’intervention militaire et de law enforcement (DEA, FBI), les Etats-Unis ont lancé des programmes de restructuration des institutions judiciaires et policières, des codes de procédure criminelle, des normes d’audit des finances publiques et d’harmonisation des systèmes comptables ; dans le cadre de l’instruction militaire ils tentent d’institutionnaliser la pratique des droits de l’homme et de la règle de droit ; ils ont créé un Corps de justice pénale militaire, et visent à terme à l’élimination du phénomène paramilitaire.
Le but des Etats-Unis est de mener de front l’amélioration opérationnelle des forces armées colombiennes pour le contrôle territorial, et la réforme institutionnelle qui fera de l’institution militaire colombienne un garant de la "bonne gouvernance" non pas seulement contre la guérilla et les oppositions de gauche mais aussi contre les oligarchies corrompues et trop inégalitaires. La prochaine étape du conflit pourrait être la régionalisation du conflit, avec le recours à une force d’intervention et/ou interposition qui comprendrait vraisemblablement des forces chiliennes et argentines (ces deux Etats se montrent favorables à l’initiative) et la mobilisation des forces des Etats voisins à leurs frontières, et des moyens ISR et logistiques américains. Depuis le départ du Southcom (commandement qui a pour aire de responsabilité l’Amérique Latine) de Panama en 1999, les opérations US sur le territoire latino-américain s’appuient sur une architecture de "relais", les Forward Operating Locations, louées généralement sur une base de 10 ans - Curaçao et Aruba (îles néerlandaises au large du Venezuela), Comalapa au Salvador et Manta en Équateur. Le Brésil constitue sans aucun doute l’élément pivot de l’architecture sécuritaire régionale en gestation. L’armée brésilienne a progressivement cédé le pouvoir aux civils au cours des années 1980, mais est restée maître de l’acquisition d’équipement, de la formation, des réformes organisationnelles et surtout du contrôle territorial et des questions politiques qui vont avec (politique agraire, droits des populations indigènes, contrôle de l’Amazonie, lutte contrenarcotique et contre l’exploitation illégale des ressources minières et de la biodiversité). Le contrôle législatif sur l’attribution des fonds de défense et sur les opérations de renseignement est quasi-inexistant. Cette "autonomie" de l’institution militaire brésilienne est favorable au modèle privilégié par les Etats-Unis de relation directe avec les institutions militaires, idéalement en avance en terme de "bonne gouvernance" sur les institutions civiles handicapées par la corruption et le clientélisme et monopolisées par des oligarchies dont les intérêts sont mis en danger par une ouverture plus avancée des économies nationales au capital global. La voie de la coopération militaire américano-brésilienne c’est la contrenarcotique (soutien au law enforcement, et équipement, notamment vedettes fluviales, véhicules de transport, télécommunications). Ainsi Raytheon a été choisi pour mettre en place un système de surveillance radar, commandement et contrôle dans la région amazonienne, le SIVAM/SIPAM, (financé à la hauteur de 1,4 milliards de dollars par un prêt de l’US Ex-Im Bank), mis en service depuis juillet 2002. Les Etats-Unis financent et soutiennent la création d’une police fédérale fluviale en Amazonie pour compléter le dispositif SIVAM/SIPAM, et la coopération entre les forces colombiennes et brésiliennes à travers l’opération C0BRA à la frontière. Le système SIVAM/SIPAM pourrait à terme constituer le centre d’un dispositif de surveillance, commandement et contrôle de l’ensemble de la région Amazonie-Andes.
L’expérimentation colombienne : optimisation du contrôle territorial et atomisation communautariste
Le Plan Colombie a été présenté par les autorités colombiennes comme un plan de reconquête territoriale par la lutte armée, mais aussi par la consolidation des institutions publiques et le développement économique, notamment le développement infrastructurel : "Le Plan Colombie est une stratégie sociale et politique pour amener la présence du gouvernement dans les territoires de la frontière et les réunir au reste du pays. En d’autres termes, il vise à renforcer les institutions publiques et la règle de droit dans les zones dominées par la criminalité." (document de l’attaché Plan Colombie de l’ambassade de Colombie à Washington). Il faut savoir que 95% de la population (de 43 millions d’habitants) est concentrée dans la région côtière s’étendant du nord caraïbéen au nord-ouest andin, et que 70% de la population se concentrent dans dix grandes villes. Le reste du pays demeure encore à "coloniser", notamment la région amazonienne qui contient les richesses en biodiversité (10% de la biodiversité mondiale), minière et pétrolière (50% de l’économie colombienne). L’enjeu est donc de débarrasser ces fronts-pionniers de la présence militaire et administrative de la guérilla (qui y a établi des municipalités, lève l’impôt, recense la propriété foncière, maintient les services publics), et d’établir des infrastructures et institutions favorables au développement "durable" (exploitation des richesses, y compris la biodiversité, zones de transit et d’évacuation des productions agro-industrielles et maquiladores, interconnections des infrastructures d’énergie et de transports, etc.).
Le contrôle territorial comme moyen de règlement du conflit a été préconisé par les acteurs globaux et formellement adopté par les autorités colombiennes depuis le changement de constitution en 1991. En effet, les autorités colombiennes,financièrement et techniquement soutenues pour l’essentiel par la Banque Interaméricaine de développement et l’agence américaine USAID, a mis en place un vaste programme de formalisation de la propriété foncière par l’optimisation de l’enregistrement cadastral, l’informatisation des données et la modernisation de la cartographie, et de distribution des terres, notamment par l’octroi de terres aux indiens et à la communauté noire dans un cadre général de promotion du communautarisme. La volonté de créer un communautarisme quasi-inexistant en Colombie relève d’une volonté de contrôler des espaces et groupes sociaux qui sont ou risquent d’être sous influence des groupes armés et/ou des groupes politiques opposés à l’orthodoxie libérale. Ainsi on peut envisager l’attribution légale à la communauté indienne (700.000 personnes) d’un quart des terres du pays, essentiellement dans la région amazonienne (Vaupes, Amazonas, Putumayo, Guainia, Caqueta et Guaviare), comme une volonté de contrôler et normaliser de façon préemptive des groupes sociaux dont le mode de vie rural et collectiviste se conforme peu aux options de développement infrastructurel et de privatisation qui vont s’imposer. L’attribution de terres communales aux Noirs ("afro-caraïbéens", officiellement 34% de la population colombienne) est quelque peu surprenante, tant cette communauté, largement urbanisée et intégrée au spectre politique colombien classique, rejette le communautarisme ("les Colombiens sont tous métis") en faveur de revendications globales, telles la lutte contre les inégalités, la protection du droit syndical, la défense des acquis sociaux. La promotion du communautarisme, par l’instauration légale (la "loi soixante dix" ou la "loi négritude" de 1993) de la discrimination positive - notamment par la création d’un district électoral national qui garantit l’élection de deux représentants afro-colombiens au Parlement - et l’octroi de terres communales aux Noirs, contribue à la fois à l’atomisation et l’endiguement des résistances et revendications sociales, et au contrôle territorial par la formalisation administrative et légale de la propriété foncière et la systémisation du receuil de données géoréférencables.
Le contrôle territorial passe en effet par le géoréférencement permis par les moyens de recueil de l’information géospatiaux, les nouveaux protocoles techniques et les logiciels de datamining, et l’optimisation de la cartographie intégrant les données géoéconomiques (ressources, voies, flux, propriétés immobilières, zones informelles), géopolitiques (contrôle étatique, sous-étatique, fédéral et local, insurgés, mafieux, paramilitaires), sécuritaires (militaires et law enforcement), culturelles et démographiques (ethnies/religions, classes sociales, urbanisation, flux). L’aggregation numérisée des données permet l’optimisation du ciblage sécuritaire et du contrôle sociospatial. Or, la Colombie est un cas d’école en ce domaine, de par la multiplicité des facteurs géoréférençables : l’éradication des cultures illicites et la lutte anti-maffieux (confiscation des biens fonciers des maffieux), les enjeux agraires et fonciers (questions paysanne et indigène, contrôle territorial et taxation par les guérillas, extorsion des terres par les paramilitaires, mafias), le conflit armé (combats, dommages collatéraux, massacres, déplacés), le contrôle territorial étatique (militaire et gendarmique, et services publics) et le développement "durable" infrastructurel. Selon une étude faite pour la DIA (agence de renseignement du Pentagone), en Colombie 50% du foncier, soit 90% des lots enregistrés, sont de la propriété formelle, et c’est sur les 50% informels qu’ont lieu les activités "illicites". La géoréférence deviendrait pour les Etats-Unis, et les acteurs globaux, un moyen de rationalisation du contrôle territorial et d’optimisation de la sécurisation.
Ainsi, l’enregistrement cadastral en Colombie, promu par les IFI comme un effort de rationalisation légal et administratif à même de favoriser le développement durable et alternatif (dans les zones narcos), fournit des cartes à une échelle de 1:500 en milieu urbain et 1:10.000 en milieu rural, considérées comme très utiles à la lutte contre-insurrectionnelle. En effet, la guérilla, en particulier les FARC ont créé des "couloirs de mouvement" dans les zones contrôlées et des "couloirs de mobilité" entre les couloirs de mouvement. Il s’agit de contrôler ces voies opérationnelles et logistiques (routes, voies fluviales, cols) mais aussi les terres et les groupes sociaux environnants pour assurer la sécurisation de ces voies. C’est l’importance du contrôle des couloirs logistiques qui peut mener à l’urbanisation du conflit colombien, comme en témoigne le combat entre la guérilla, les forces armées colombiennes, les narcos et les AUC pour contrôler le couloir passant par Médellin allant du Golfe d’Uruba à la vallée d’Atrato. L’expérimentation en Colombie du géoréférencement optimisé pourrait être étendue à l’ensemble andin-amazonien. Ce n’est pas un simple outil d’aide à la décision, mais un véritable instrument stratégique d’emprise sociospatial, un dispositif stratégique d’organisation, matérielle et symbolique, des espaces.
Le retour en force de lutte contre-insurrectionnelle
Dans le schéma géostratégique américain les sous-systèmes latino-américains (Centre-Caraïbes, zone andine-amazonienne, cône sud) constituent des espaces à intégrer et conformer à la globalisation. Cette intégration-conformation s’opère sur le mode préemptif tant il s’agit d’assurer la reproduction d’un système regroupant des sous-systèmes sociaux certes débarrassés à terme des dictatures et des oligarchies mais encore fortement inégalitaires et violents. La préemption permet le maintien de la supériorité organisationnelle des acteurs globaux et par là la minimisation de l’emprise asymétrique des oppositions populaires - la supériorité numérique, la dispersion rurale, la sanctuarisation urbaine, le jusqu’au-boutisme, etc. L’aboutissement de la normalisation latino-américaine par la rationalisation institutionnelle, le développement infrastructurel et le contrôle territorial militarisé, c’est l’optimisation du modèle colonial de la "meilleure guerre révolutionnaire" qui combine guerre de basse intensité permanente et effets d’auto-contrôle social par l’endiguement urbain et la criminalité.
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* Sociologue, chercheur au CIRPES (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris), et consultante auprès de la Direction des Affaires Stratégiques (Ministère de la Défense).
Une version abrégée de ce texte est parue dans Diplomatie, N° 5, Septembre-Octobre 2003