Portada del sitio > Imperio y Resistencia > L’intellectuel et le politicien
Par Antonio Caballero
La Semana. Colombie, 5 janvier 2006
A l’occasion de la réception de son prix Nobel de Littérature, Harold Pinter vient de nous rappeler dans un discours au ton tant ironique, qu’amer et sardonique, le rôle que doit jouer l’intellectuel dans la société, c’est-à-dire, de dénoncer les mensonges. Et de préciser au passage l’utilité des grands prix littéraires, à savoir, d’offrir au lauréat une tribune qui lui permette d’exercer ainsi sa fonction d’intellectuel.
En fait, à ma connaissance, Pinter n’avait jamais été jusqu’alors un intellectuel "professionnel", à proprement parler. Au jour le jour, il exerce le métier de dramaturge, et aussi bien dans ses pièces de théâtre que dans ses scénarios de films, sa caractéristique principale est de jouer sur l’ambiguïté, ce qui est le propre de l’art. Il le dit d’ailleurs d’entrée de jeu dans son discours : "Une chose n’est pas nécessairement vraie ou fausse ; elle peut être à la fois vraie et fausse". Mais cela même qu’il préconise et pratique en tant qu’auteur, il ne peut l’accepter en tant que citoyen : "En bon citoyen je dois me demander : qu’est-ce qui est vrai ? Et qu’est-ce qui est faux ? ".
En même temps, je me demande : qu’est-ce qu’un intellectuel ? Un citoyen qui pense librement et publiquement, sur la chose publique ; mais qui n’est pas un politicien. C’est généralement un écrivain ; un poète comme Quevedo, un philosophe comme Kant, un romancier comme Dostoïevski, ou un journaliste comme Camus. Mais ce peut être également un musicien (Wagner) ; ou un scientifique (Einstein) ; et même un curé (le Pape, mettons, quand il ne pontifie pas, c’est-à-dire, quand il ne fait pas de politique).
En ce qui concerne l’écrivain, nous dit Pinter - qui "ne trouve pas de refuge hors du mensonge ; et dans ce cas, on pourrait dire qu’il est devenu un politicien", c’est le contraire même de l’intellectuel, dont le rôle est justement de dénoncer les mensonges du politicien, c’est-à-dire, les mensonges du pouvoir. Socrates est un intellectuel, ou le prophète Jérémie, ou le Zola de J’accuse, ou l’Orwell de l’Hommage à Catalogne ; en somme, celui qui dénonce les mensonges nécessaires au politicien. De même, est un intellectuel l’enfant de l’histoire qui a osé dire publiquement, que l’Empereur était nu.
Dans son célèbre essai vieux de quasiment un siècle, intitulé « La trahison des clercs » (c’est à dire, des intellectuels), Julien Benda nous explique que ces mêmes clercs se trahissent eux-mêmes, à partir du moment où ils taisent une partie de la vérité, sans se préoccuper des conséquences que cela pourrait comporter. En somme, à partir du moment où ils deviennent des politiciens.
Dans son discours en tant qu’intellectuel, Harold Pinter a notamment dénoncé les mensonges politiques du gouvernement des Etats-Unis, car, a-t-il dit, les mensonges ont été crus : ils ont convaincu presque tout le monde, au cours de ce qui a été pendant les cinquante dernières années, une "brillante, ingénieuse et ô combien réussie séance d’hypnose". Le secret, a indiqué Pinter, réside dans l’utilisation subtile des mots « le peuple américain ». Comme par exemple dans la phrase "je déclare au peuple américain qu’il faut défendre les droits du peuple américain, et je demande au peuple américain de s’en remettre aux décisions prises par son président pour le bien du peuple américain".
Et à peine avait-il terminé de parodier cette phrase du président américain, que George W. Bush lui même, se mit à faire une parodie de la parodie en déclarant que celui qui (un intellectuel, sans doute, bien que pour le moment anonyme) a révélé à la presse des Etats-Unis que son gouvernement espionnait ses citoyens, pratiquait la torture sur des prisonniers de guerre et avait des prisons secrètes sur la moitié du globe, s’était rendu coupable "d’un acte honteux". Acte honteux, car, comme l’a assuré Bush, ces façons de faire immorales, illégales et qui violent la constitution (et qui sont donc réalisées de manière clandestine), sont nécessaires, tant que subsistera "la menace permanente d’un ennemi qui s’en prend à des citoyens américains".
Il y a deux ou trois jours, j’ai entendu dans le bus une jeune fille dire à son amie :
– Ca a l’air tellement véridique qu’on se demande si c’est vrai, tu ne trouves pas ?
Oui. Et c’est une bonne définition de ce que l’intellectuel devrait toujours montrer du doigt : ce qui est tellement véridique pour être vrai, et que par conséquent, le politicien ne dit jamais.
Traduction pour El Correo de l’espagnol de: Pierre Molines