Accueil > Empire et Résistance > L’inévitable n’est que lâcheté
L’inévitable est généralement inévitable, entre autre, parce que personne ne l’évite. C’est une demi-bataille gagnée de ce qui est inévitable : être, par définition, impossible à éviter.
Por Sandra Rousso
Página 12, 18 mars 2003
Ce qui est inévitable, c’est une paroi, un abîme, un rouleau compresseur de consciences, un hachoir de volontés, le point sur le "i" du mot fin, un film dont le scénario commence par le dénouement. Il y a des choses qu’on nous montre comme inévitables parce qu’en étant montrées ainsi elles deviennent encore plus inévitables. L’inévitable intimide, coince, décourage.
Nous vivons dans un pays (l’Argentine) sorti de contrôle, dans un pays périphérique qui n’importe à personne, un détail dans un monde sur le point d’être hors de contrôle. Les journaux rendent compte à des millions de personnes en Amérique et en Europe se démarquant de ce qui va à arriver. Une guerre inévitable va commencer, mais cette guerre signifiera, outre les morts inévitables, l’instauration d’un nouvel ordre inévitable. Personne ne sait ce que veut dire précisément tout cela, mais ces millions de personnes le soupçonnent : quand cette guerre se terminera, avec Saddam Hussein hors de jeu et un gouvernement de plus - un de plus - gérant un pays exotique soutenu par le Grand Doigt nord-américain. Ce siècle flambant neuf inaugurera sa nouvelle nature contre-nature. La logique de l’ennemi potentiel dominera les tactiques et les stratégies, et de cela nous les argentins avec plus de quarante années nous pouvons en donner témoignage. Un ennemi en puissance c’est quelqu’un. Celui qui tracasse, celui qui s’oppose, celui qui résiste. Si cette guerre commence et termine comme elle est prédictible, inévitablement la pression culturelle, politique et psychologique du gagnant sera imposée de façon démonstrative sur le reste de la planète.
Il est probable que cette guerre soit véritablement inévitable, c’est pourquoi il est bon de se demander que faire devant ce qui est inévitable, penser un peu combien, pourquoi, à cause de quoi, à quoi ça sert à prendre une position devant ce qui est ou qui est supposé être, dans ce cas, politiquement inévitable. La première sensation est celle d’une solitude infinie, une solitude immensément collective. Le mur de l’inévitable est trop haut, l’abîme de l’inévitable est trop profond, on peut pas, il n’y a pas de raison de vouloir sauter, ni d’être encouragé à tomber.
Des millions de personnes convaincront-elles Bush qu’il est seul ? Non. L’inévitable tire sa première conclusion : celui qui est sur le point de faire l’inévitable se réserve le contrôle, la fantaisie de la représentation, a pris en otage les mots qui désignent ses actes et c’est celui qui nomme, comme le Dieu biblique, toutes les choses. Démocratie est ceci. Liberté est cela. Même ici si petit, si loin, si sans grâce, ils nous ont aussi tendu le piège de l’inévitable. Ce n’est pas une guerre ce qui sonne à nos portes, mais les élections présidentielles les plus sans âme qu’on a en mémoire.
Vaincues les illusions populaires d’hygiène politique et morale, la notion de l’inévitable arrive au galop, présentée par quelques medias, payée par une poignée de canailles. Ils sont là, derrière quelques chaînes de TV, derrière quelques journaux, en maniant l’appareil, en faisant leurs opérations, en utilisant les chauffeurs de taxis comme porte-parole « ad des honorem », en asseyant les bases de la continuité inévitable. On n’a pas été, on ne va pas, on n’ira pas. Ils sont inévitables. Toute stratégie électorale qui ne les prend pas en considération se présente (ils ont obtenu de la présenter) comme "insoutenable". Quelqu’un qui n’est pas un d’eux "tombe dans trois mois". N’ont-ils pas entendu au moins trois bonnes personnes faisant valoir quelque chose comme ceci dans les dernières semaines ? L’ "insoutenable" veut dire ce qui est "soutenable" depuis toujours. C’est à dire, que la bande connue soit misérable, c’est certain, mais c’est inévitable. Ils ont obtenu, récemment, que ça sonne raisonnable, intelligent, ils le donne pour fait. Ils viennent en Argentine comme les quatre saisons. Celui qui dit le contraire il est romantique ou sot.
C’est pourquoi il paraît raisonnable d’indiquer comment, pourquoi faire, à cause de quoi et de quelle manière on doit s’arrêter devant l’inévitable. Rendu ? Ils rêvent de cela. Celà c’est la grâce de l’inévitable : il faut se rendre devant ce qu’on ne peut pas modifié.
Les millions de personnes qui ce samedi sont allées manifester contre la guerre savent qu’ils ne convaincront pas Bush qu’il est seul. Ils savent que Bush s’en fiche d’être seul. Ils n’y vont pas pour cela. Aux Etats-Unis la consigne qui réunit l’opposition à la guerre est "Not in our name" (Pas en notre nom), qui ce week-end a réapparu sur plusieurs pancartes de la manifestation de Madrid : "Ils tuent, mais pas en mon nom". Une synthèse parfaite de cette affaire : se démarquer. Quelqu’un dit : ce qui arrive, arrivera sans moi. Si je ne puis pas éviter ce qui viendra, je n’abandonne pas ma conscience à la conscience de ne pas pouvoir l’éviter.
Il me vient en mémoire, depuis le tunnel presque honteux (ce qui est honteux est une autre de leur victoire) de mes cahiers, une phrase de Mario Benedetti que je décide de ressusciter : "On ne peut pas toujours faire ce qu’on veut, mais on a toujours le droit de ne pas faire ce que l’on ne veut pas".
Traduction pour El Correo : Carlos Debiasi