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4 février 2004

L’économie politique du militarisme américain

 

Par Nick Beams
WSWS, Le 10 juillet 2003

Voici la première partie du rapport d’ouverture de la conférence du World Socialist Web Site et du Socialist Equality Party « Les leçons politiques de la guerre en Irak : la voie de l’avant pour la classe ouvrière internationale » tenue les 5 et 6 juillet à Sydney, en Australie. Le rapport fut prononcé par Nick Beams, membre du comité de rédaction international du WSWS et secrétaire national du Socialist Equality Party australien. La partie 2 a été publiée le 11 juillet.

Trois mois après la conquête américaine de Bagdad, on réalise de plus en plus que le monde entre dans une nouvelle ère. Il devient de plus en plus clair que l’invasion de l’Irak n’était qu’une phase, qu’un aspect d’une stratégie beaucoup plus vaste : la poussée des élites dirigeantes des États-Unis par l’entremise de l’administration Bush pour entreprendre une réorganisation complète des politiques internationales.

La conquête de l’Irak s’inscrit dans une stratégie de domination mondiale. Nous vivons maintenant ce que Trotsky avait qualifié de « véritable éruption volcanique de l’impérialisme américain ». Le but de la présente conférence est de révéler les forces sous-jacentes de ce phénomène qui ouvre véritablement la voie à une nouvelle ère de l’histoire mondiale, et sur la base de cette analyse, de développer une stratégie et une perspective pour la classe ouvrière internationale.

Je passerai en revue les forces économiques fondamentales en action plus loin dans ce rapport. Mais déjà en commençant, à la lumière de la portée, de la profondeur et de l’étendue des mensonges sur lesquels l’assaut contre l’Irak a été basé, nous pouvons voir dans quelle mesure ces forces sont puissantes, ou à tout le moins en avoir une évaluation approximative.

Il est impossible de détailler tous les mensonges de l’administration Bush, repris et embellis par la suite par ses alliés dans le monde entier - principalement par le gouvernement Blair au Royaume-Uni et celui de Howard dans ce pays. Mais même un bref survol nous permet de conclure que rien de comparable n’avait été vu depuis le régime d’Adolf Hitler.

Les États-Unis ont engagés des opérations militaires sous une forme ou une autre contre l’Irak pendant la majeure partie des 13 dernières années. La dernière phase a commencé immédiatement après les attaques du 11 septembre, lorsque les principaux acteurs de l’administration, notamment le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et son adjoint Paul Wolfowitz, déclarèrent sans ambiguïté que les conditions étaient maintenant mûres pour ce qu’ils attendait depuis un temps - l’invasion militaire à grande échelle de l’Irak.

Il y eut cependant un léger contretemps avec l’Afghanistan qui devint le premier objectif. Mais à l’été 2002, la décision de lancer l’attaque contre l’Irak était prise et les préparatifs commencèrent. Les États-Unis conclurent qu’il était impossible d’organiser l’invasion de la même façon qu’en Afghanistan, c’est à dire simplement avec leur force de frappe aérienne et quelques forces spéciales américaines au sol dirigeant les groupes d’opposition armés. Une invasion menée avec des troupes américaines nécessitait en effet des mois de préparation.

Tandis que le rassemblement des troupes s’effectuait, les préparatifs politiques prenaient la forme d’une campagne contre l’Irak accusée de posséder des armes de destruction massives (ADM). Cette campagne comprenait trois volets : le régime irakien possédait des armes chimiques et biologiques pouvant être utilisées dans la région ou même contre les États-Unis ; l’Irak possédait des armes nucléaires ou à tout le moins un programme de développement très avancé de ces armes et travaillait sur les moyens de les lancer ; et enfin l’Irak collaborait avec des groupes terroristes internationaux, en particulier Al-Qaïda, et le pays s’apprêtait à leur fournir des armes de destruction massive.

Le 26 août 2002, le vice-président Dick Cheney déclarait lors d’un discours que Saddam Hussein était « armé d’un arsenal d’armes de terreur » pouvant être utilisées « pour menacer directement les amis des États-Unis dans la région et soumettre ces derniers ou tout autre État au chantage nucléaire ». Le 26 septembre 2002, Rumsfeld déclarait à son tour qu’il détenait des preuves « irréfutables » des liens entre Saddam Hussein et Al-Qaïda.

Le 7 octobre, Bush demandait les pouvoirs de guerre au Congrès en prononçant un discours important en faveur de la guerre au cours duquel il déclara que l’Irak avait tenté d’acheter des tuyaux en aluminium à haute résistance, une composante essentielle dans la procédure d’enrichissement de l’uranium, et que c’était là une preuve que le pays état en train de « reconstituer son programme d’armes nucléaires ». Mais ce n’était pas tout. « Nos services de renseignements ont également découvert que l’Irak dispose d’une flotte grandissante de véhicules aériens pilotés et télépilotés (drones) pouvant être utilisés pour disperser des armes chimiques ou biologiques sur de vastes zones. Nous sommes préoccupés par le fait que l’Irak cherche des moyens d’utiliser ces drones pour des missions contre les États-Unis ».

Toutes les évaluations des « tubes d’aluminium » ont démontré qu’ils n’étaient pas d’un type pouvant être utilisés dans des centrifugeuses gazeuses. Telle fut la conclusion à laquelle arrivèrent les analystes du Département d’État et du département de l’Énergie, de même que ceux de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Quant aux armes chimiques et biologiques, l’agence de renseignement de la Défense rapportait en septembre 2002 : « une partie substantielles des agents chimiques, précurseurs, munitions et matériel de production de l’Irak a été détruite entre 1991 et 1998... Il n’existe aucune information fiable à savoir si l’Irak produit et entrepose des armes chimiques et où l’Irak aurait installé - ou installera - des installations de production d’agents chimiques de guerre ».

Mais parmi tous les mensonges, le plus important reste celui sur l’achat d’uranium auprès de la république africaine du Niger. Vers la fin de 2002, l’histoire des « tubes d’aluminium » étant de moins en moins crédible, il devint nécessaire de produire quelque chose d’encore plus substantif. C’est dans cette veine que lors de son discours sur l’État de l’Union du 28 janvier dernier, Bush déclara : le gouvernement britannique a appris que Saddam Hussein a récemment tenté d’acquérir des quantités importantes d’uranium en Afrique... Saddam Hussein n’a pas donné d’explications crédibles à ce sujet. Il a définitivement quelque chose à cacher ».

Il n’y avait en fait rien à expliquer et l’administration Bush le savait bien. Un an auparavant, en janvier 2002, le bureau du vice-président Cheney avait reçu des documents comprenant prétendument la preuve d’achats d’uranium au Niger. Cheney ordonna une enquête qui fut menée par un diplomate qui a servi comme ambassadeur dans trois pays africains. En février 2002, le diplomate rapporta au Département d’État et à la CIA que les documents étaient des faux. Son rapport fut transmis au vice-président. Dans un article publié le 30 juin par le New Republic, l’ancien ambassadeur déclare : « ils savaient que leur histoire du Niger était un mensonge flagrant. Ils n’avaient pas été assez convaincants avec les tuyaux d’aluminium, alors ils en ont rajouté pour tenter d’être plus crédibles ».

Lorsque l’AIEA obtint finalement ces documents, après que Powell ait prononcé son discours du 5 février devant le conseil de sécurité des Nations-Unies, elle détermina très rapidement qu’il s’agissait de faux. Mais qu’importe, le 16 mars Cheney attaqua l’AIEA et déclara à l’émission « Meet the Press » : « nous croyons qu’il [Saddam] a en fait reconstitué son stock d’armes nucléaires ». Il ne fait aucun doute que le régime de Bush et ses alliés ont mené une campagne de mensonges intensive à la Goebbels.

En analysant l’importance de cette campagne, nous devons toutefois rappeler qu’en confrontant les mensonges d’État, nous faisons face non pas à une question éthique ou morale, mais à un phénomène politique.

L’utilisation du mensonge provient de la nature même de l’État. L’État capitaliste se présente comme étant l’incarnation des intérêts de l’ensemble de la société. Mais dans une société divisée en classes, avec des intérêts irréconciliables, c’est de la fiction. Mais cette fiction peut être maintenue avec un certain degré de plausibilité tant que la classe dominante est capable de poursuivre des politiques de compromis et de réformes sociales.

Le fait que le mensonge soit maintenant devenu une composante intégrale de fa façon de faire de l’État signifie que les intérêts de la classe dominante - et les politiques nécessaires pour les appliquer - sont maintenant entrées en conflit direct avec les intérêts et les besoins des grandes masses de la population.

Si le régime Bush devait dire la vérité à propos de ses actions, que dirait-il ? Qu’il a un programme visant à assurer la domination économique et militaire mondiale des États-Unis ; que tous les moyens, y compris militaires, seront utilisés contre ceux qui tenteront de bloquer la réalisation de ces objectifs, et que la raison d’être de la « guerre au terrorisme » n’est pas d’éliminer les dangers pressants qui menacent le peuple américain, mais bien plutôt de créer des conditions au pays et à l’étranger qui permettront à son programme d’être appliqué.

La stratégie en matière de sécurité nationale de l’administration Bush

De tels buts ne peuvent être discutés ouvertement devant la population en général - là où le mensonge règne en maître. Mais ils doivent être discutés et débattus au sein des élites dirigeantes, et partant, dans les publications et les documents officiels des divers groupes d’experts, nous trouvons une évaluation remarquablement honnête de la stratégie des États-Unis.

Il est clairement stipulé dans la stratégie en matière de sécurité nationale, la pièce maîtresse de la perspective en matière de politique étrangère de l’administration Bush publiée en septembre de l’an passé, que les ressources du monde doivent être subordonnées aux intérêts économiques américains et que la puissance militaire sera utilisée pour établir et maintenir ce qui sera un empire mondial.

« Les grandes luttes du XXe siècle, commence le document, entre la liberté et le totalitarisme se sont terminées par une victoire décisive des forces de la liberté et par la définition d’un modèle unique et durable pour assurer les succès nationaux : "la liberté, la démocratie et la libre entreprise" ». En conséquence, l’administration Bush s’engage à « apporter les espoirs de la démocratie, du développement, des marchés ouverts et du commerce libre partout dans le monde ».

L’objectif de la domination mondiale est écrit noir sur blanc dès la première page : « La stratégie nationale de sécurité des États-Unis sera basée sur une approche très américaine de l’action internationale, synthèse de nos valeurs et des intérêts de notre pays ».

Mais ce projet ne sera pas entrepris que pour le bénéfice matériel des intérêts américains, mais bien pour le bien du monde. Car il appert que l’orientation du « libre marché » des États-Unis est le seul « modèle durable » pour le développement mondial - pour le moins une heureuse coïncidence

Or de telles coïncidences ont déjà été vues auparavant. L’« empire du libre-échange » sous lequel le Royaume-Uni organisa sa domination mondiale au XIXe siècle était lié à la « grande mission civilisatrice » d’alors. Maintenant nous avons un empire de « liberté » dans lequel le « libre marché » est défini comme la base même de la moralité.

Pour reprendre les termes même de la stratégie en matière de sécurité nationale : « Le concept de liberté du commerce est né en tant que principe moral avant de devenir un principe de base de l’économie. Si vous fabriquez un objet qui a de la valeur pour d’autres, vous devriez pouvoir le leur vendre. Si d’autres fabriquent quelque chose qui vous est utile, vous devriez pouvoir l’acheter. C’est là qu’est la véritable liberté, la liberté pour une personne ­ ou un pays ­ de gagner sa vie » (p. 18).

Peut-on douter que la « liberté » n’ait jamais été définie aussi explicitement comme la « liberté de faire de l’argent » et partant en faire une base de la moralité ? Évidemment, lorsque le document parle de personnes achetant et vendant, faut-il rappeler que ces « individus » ne sont pas ceux que le philosophe John Locke avait en tête à la fin du XVIIe siècle ? Il s’agit plutôt de gigantesques « personnes morales » - les transnationales gérant des richesses et des ressources par-dessus la tête non seulement des simples individus, mais également de pays entiers.

Mais le « libre marché » et le « libre-échange » qui sont selon le document les « priorités essentielles de notre sécurité nationale », ne garantissent pas en eux même la prédominance des États-Unis. Que faire en effet des rivaux potentiels ?

Ici le document est très explicite. La domination américaine sera maintenue au moyen de la suprématie militaire. « Il est temps de réaffirmer le rôle essentiel de la puissance militaire américaine. Nous devons construire nos forces de défense et les maintenir en état opérationnel pour pouvoir répondre à n’importe quel défi » (p. 29). Autrement dit, les autres grandes puissances capitalistes ne doivent pas même espérer essayer changer l’équilibre du pouvoir à un moment donné dans l’avenir. « Nos forces seront assez puissantes pour dissuader des adversaires potentiels de s’armer en espérant dépasser ­ ou même égaler ­ la puissance des États-Unis » (p. 30).

Cette même doctrine fut adoptée une décennie plus tôt lors de la première administration Bush dans le document d’orientation de la Défense (Défense Planning Guidance ­ DPG) préparé au Pentagone par Paul Wolfowitz et le secrétaire à la Défense Dick Cheney. Mais lorsque une fuite survint et que les détails furent connus, il s’ensuivit une telle furie que le document du être retiré et réécrit. Deux objections majeures furent soulevées : le DPG démontrait trop clairement que les États-Unis étaient préparés à passer outre leurs alliances d’Après-guerre et qu’ils s’orientaient vers une politique devant les mener à la domination mondiale.

Bien que le document fut retiré, la perspective sous-jacente ne l’était pas, menant une sorte d’existence souterraine pendant près d’une décennie. C’était la stratégie qui n’osait pas s’affirmer. Enfin jusqu’à l’attentat terroriste contre le World Trade Center.

« Les événements du 11 septembre 2001, peut-on lire dans le document sur la stratégie en matière de sécurité nationale, ont changé radicalement le contexte des relations entre les États-Unis et d’autres centres de pouvoir à l’échelle mondiale, et ouvert de vastes opportunités nouvelles » (p. 28).

Cette déclaration est pour le moins ahurissante. D’abord, comment les attentats du 11 septembre ont elles changé « le contexte des relations » entre les États-Unis et les autres grandes puissances ? Après tout, ces dernières se sont toutes déclarées entièrement solidaires des États-Unis, invoquant même des clauses inutilisées jusqu’ici de l’OTAN. Ce que ce document annonce, c’est qu’il est maintenant possible d’invoquer l’unilatéralisme qui était au centre du document de stratégie DPG de 1992.

De plus, quelles sont ces « vastes opportunités nouvelles » qui s’ouvrent ? Comment ces attaques furent-elles bénéfiques ? De façon décisive, elles ont fournit le prétexte pour les élites dirigeantes des États-Unis de mettre de l’avant leur politique orientée vers la domination mondiale sous le couvert de la « guerre au terrorisme » et mettre au point des mesures pour supprimer toute opposition à cette orientation au pays.

Au cas ou certains penseraient que cette présentation est biaisée et que j’exagère, laissez-moi citer brièvement une analyse des plus informatives de la doctrine Bush et des questions de politique étrangère confrontant les États-Unis effectuée par l’un de ses groupes de soutien les plus à droite, l’American Enterprise Institute.

Dans un article publié le 31 janvier 2003, Thomas Donnelly, l’un des personnages clés de ce groupe, écrivait : « ...la doctrine Bush représente un retour aux principes premiers de la stratégie de sécurité des États-Unis. La doctrine Bush reflète également la réalité de la politique internationale de l’après-guerre froide, un monde ne comptant plus qu’une super-puissance. De plus, la combinaison de ces deux facteurs - les principes politiques universels des États-Unis et leur influence et puissance mondiale sans précédents - font de la doctrine Bush un tout plus grand que la somme de ses parties ; elle restera vraisemblablement la base de la stratégie des États-Unis en matière de sécurité pour les décennies à venir » (Thomas Donnelly, The Underpinnings of the Bush Strategy).

Donnelly poursuit ensuite en indiquant les implications de cette doctrine. L’expansion du « périmètre américain » va « vraisemblablement continuer, et même s’accélérer ». Ayant commencer à « réformer » les politiques du Moyen-Orient, il serait « difficile et dangereux de s’arrêter à des demi-mesures » (ibid.).

Cette doctrine, insiste l’auteur, n’est pas une aberration : « Les Américains ont toujours privilégié une vue expansive de leurs intérêts en matière de sécurité et sont plus que décidés à faire usage de la force militaire là où le rapport des forces est favorable » et considèrent le recours à cette puissance « non seulement comme une force de grandeur nationale mais pour la liberté de l’homme ».

« Pris ensemble, poursuit l’auteur, les principes, les intérêts, et les responsabilités, systématiques des États-Unis plaident fortement en faveur d’une position active et expansive de primauté stratégique et d’une volonté continue de faire usage de la force militaire. Dans ce contexte, et compte tenu de la façon dont les armes nucléaires et autres armes de destruction massive peuvent fausser les calculs habituels dans le domaine des relations internationales, il y a une nécessité contraignante de maintenir ouverte l’option de mener des frappes préventives ­ et en fait même d’organiser encore plus de forces en mesure de les effectuer ».

Et sur quelle base de telles frappes préventives peuvent être effectuées ? Sur à peu près n’importe quoi considéré comme empiétant ou touchant de façon adverse les intérêts des États-Unis.

« Les États-Unis, insiste Donnelly, doivent embrasser une vue plus large de la doctrine traditionnelle du "danger imminent", considérant combien ces dangers menacent non seulement leurs intérêts directs, mais également ceux de leurs alliés, l’ordre libéral international, et les possibilités d’assurer une plus grande liberté dans le monde » (ibid.).

Dans un article publié le 25 mars, immédiatement après le début l’invasion, Donnelly voyait d’un bon il le conflit au sein du conseil de sécurité des Nations-Unies qui avait précédé la guerre. « Les manuvres diplomatiques ayant précédé la guerre en Irak marquent la fin sans ambiguïté du monde de l’après-guerre froide. Personne ne peut dire avec une certitude absolue comment le monde de l’« Après-Irak » sera ordonné, mais la contradiction fondamentale de la période entre 1989 et 2003 - la disparité entre la réalité de la primauté mondiale américaine et la structure formellement multipolaire des diverses institutions internationales, notamment les Nations-Unies et l’OTAN ­ est apparue comme l’imposture qu’elle est. Ironiquement, les Français nous ont fait une faveur en forçant le monde à confronter les faits de la cause » (Thomas Donnelly, An Enduring Pax Americana).

Dans un autre article publié le 21 mai, il célèbre positivement la doctrine Bush qui nous « libère de la pensée de l’équilibre des puissances ancrées depuis la Guerre Froide et de l’après-Guerre Froide » qui dans son « rejet de la retenue et de la dissuasion... a ainsi restauré la proéminence des caractéristiques historiques de la politique de sécurité nationale américaine : une défense proactive passant par une expansion agressive de la liberté » (Thomas Donnelly, The Meaning of Operation Iraqi Freedom).

La politique étrangère sous Clinton

Ce langage dévoile les puissantes forces en mouvement. Mais il serait erroné de conclure que l’éruption de la violence impérialiste se résume uniquement à l’administration Bush ou aux soi-disant néo-conservateurs qui y jouent un rôle proéminent dans la formulation de l’orientation.

Les politiques du régime Bush sont plutôt le point culminant des tendances d’un développement qui s’est révélé de façon constante au cours de la dernière décennie et demie depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Ces tendances étaient déjà clairement visibles dans la politique étrangère de Clinton.

Bien qu’elle n’ait pas épousé la doctrine du « nouvel ordre mondial » de Bush père, l’administration Clinton démontra clairement qu’elle était prête à poursuivre une défense agressive des intérêts américains, et au besoin aux dépends même de ses supposés alliés.

Il était nécessaire, comme Clinton insista lors de l’un de ses premiers discours en tant que président, de « faire du commerce un élément prioritaire de la sécurité américaine ». L’Amérique devait « chercher à ouvrir les marchés des autres États et à établir des règles claires et applicables à partir desquelles elle pourrait étendre son commerce » (Remarques du président Clinton lors de la célébration du centenaire de l’Université américaine, 26 février 1993).

La furie publique autour de la directive de planification de la défense ébauchée par Wolfowitz lors des derniers jours de la première administration Bush a entraîné une certaine prudence dans la formulation de la politique étrangère. Mais les questions essentielles soulevées dans ce document - la nécessité pour les États-Unis d’adopter une politique étrangère expansionniste suite à la chute de l’Union soviétique - formaient le noyau de l’orientation de l’administration Clinton.

Dans un discours prononcé en septembre 1993, Anthony Lake, conseiller de Clinton en matière de sécurité nationale, expliqua que les États-Unis étaient rendus à un carrefour historique. « Nous ne sommes arrivés ni à la fin de l’histoire ni au choc des civilisations, mais à un moment d’immenses opportunités démocratiques et entrepreneuriales qu’il ne faut pas laisser passer ».

Les États-Unis sont la puissance dominante de cette nouvelle ère, possédant la plus grosse économie et la plus puissante force militaire. « Après la doctrine de retenue doit succéder une stratégie d’agrandissement - l’agrandissement de la communauté mondiale des démocraties de marché libre ».

Pour ce qui est des relations entre les États-Unis et les autres puissances, Lake a clairement affirmé que c’était les intérêts américains qui devaient déterminer l’orientation. « Le seul facteur proéminent permettant de déterminer si les États-Unis doivent agir multilatéralement ou unilatéralement, ce sont les intérêts américains. Nous devons agir multilatéralement lorsque cela défend nos intérêts - et nous devons agir unilatéralement lorsque cela sert nos objectifs. La seule question à se poser c’est de savoir ce qui fonctionne le mieux » (Anthony Lake, « From Containment to Enlargement », Johns Hopkins University, 21 septembre 1993).

Et l’accroissement de la force militaire était ce qui fonctionnait le mieux. Comme il était souligné dans une étude récente, « ce n’est pas la force maintenue en suspens, mais bien la force déployée qui devint le sceau de la politique américaine des années 1990 » avec les deux mandats de Clinton ayant produit un « niveau d’activités militaires sans précédent ». Selon une étude sur la sécurité nationale effectuée en 1999, « depuis la fin de la Guerre Froide, les États-Unis se sont engagés dans presque quatre douzaines opérations militaires... par opposition à seulement 16 au cours de l’ensemble de la Guerre Froide » (Andrew Bacevich, American Empire, 2002, p. 142-143).

Il est instructif d’examiner les deux zones les plus importantes d’activités militaires de cette période : la guerre en Yougoslavie pour le contrôle du Kosovo et les attaques actuelles et de plus en plus importantes en Irak.

Lors de la guerre du Kosovo en 1999, nous avons vus réapparaître toutes les méthodes développées quatre ans auparavant lors de l’invasion de l’Irak. Là la campagne de mensonges intensifs ne porta pas sur les « armes de destruction massive » mais sur la « purification ethnique » effectuée par le président serbe Milosevic, faisant de lui le nouvel Hitler de l’Europe. On sait maintenant que le flot dé réfugiés fut provoqué par les bombardements de l’OTAN et non par les supposées campagnes de purification ethnique. Mais à l’époque il y avait des allégations de dizaines de milliers de morts. Le secrétaire américain à la Défense William Cohen déclara même que 100 000 hommes d’âge militaire étaient portés disparus. Après la guerre, une note du gouvernement britannique rapportait que 10 000 personnes avaient péris au Kosovo en 1999, dont seulement 2 000 avant les bombardements, la plupart lors de confrontations entre l’Armée yougoslave et l’Armée de libération du Kosovo (UCK).

Les accords de Rambouillet comprenaient une clause permettant aux forces armées de l’OTAN d’aller partout en Yougoslavie. Ils furent rédigés avec l’intention spécifique qu’ils soient rejetés par la Serbie, un fait admis par la suite par l’ex-ambassadeur canadien en Yougoslavie lorsqu’il déclara que l’« insistance pour permettre un plein accès à l’ensemble de la Yougoslavie aux forces de l’OTAN... garantissait le rejet des accords par la Serbie ». Comme un haut-fonctionnaire américain expliqua alors, « nous avons mis intentionnellement la barre trop haute pour que les Serbes ne puissent accepter » (Mark Curtis, Web of Deceit, 2003, p. 147).

La guerre contre la Yougoslavie, tout comme l’assaut contre l’Irak, a été lancée sans l’approbation des Nations-Unies. Mais si elle n’a pas entraîné de dénonciations des États-Unis pour avoir violer le droit international, c’est parce que la soi-disant « gauche » et l’opinion publique sociale-démocrate appuyaient la guerre sur la base qu’une intervention était nécessaire pour empêcher la purification ethnique. Les mêmes arguments furent répétés quelques mois plus tard lorsque tous les groupes radicaux petits-bourgeois se mobilisèrent dans les rues en Australie pour réclamer l’intervention des troupes australiennes au Timor-Oriental.

La nouvelle doctrine de l’« impérialisme moral » fut articulée par le premier ministre britannique Tony Blair dans un discours prononcé à Chicago. Selon Blair, le problème le plus pressant était d’identifier les circonstances où les grandes puissances devaient intervenir militairement. « La non-intervention a longtemps été considérée comme un principe important de l’ordre international. Et nous ne voudrions pas nous en départir trop vite. Un État ne devrait pas sentir qu’il a le droit de changer le système politique d’un autre, d’y fomenter la subversion ou de s’emparer d’une partie de son territoire s’il pense y avoir un certain droit de réclamation. Mais le principe de la non-intervention peut être acceptable sous d’importants aspects. Les actes de génocide ne peuvent jamais être un problème purement interne » (discours de Tony Blair au Chicago Economic Club, 22 avril 1999).

Les mensonges de Blair à propos des ADM sont la suite de ses mensonges à propos du Kosovo. Aux États-Unis, les forces soi-disant de « gauche » et « libérales » qui ont appuyé la guerre insistèrent sur le fait qu’il n’y avait pas intérêts économiques présents. Il s’agissait d’une guerre morale - le besoin de mettre fin à la purification ethnique.

Lorsque la campagne de bombardement fut lancée, Clinton prononça un discours dévoilant d’autres intérêts et raisons économiques et stratégiques. Si une leçon a été tirée de la Première Guerre mondiale et de la Guerre Froide, dit Clinton, c’est bien que si nous voulons que « notre pays soit prospère et en sécurité, nous avons besoin d’une Europe sécuritaire, sure, libre, unie, et partant un bon partenaire commercial pour nous... et si nous devons avoir de puissantes relations économiques, nous devons pouvoir commercer dans le monde entier, et à cette fin l’Europe est une clé. Et si nous voulons que le monde partage la charge du leadership avec tous les problèmes qui inévitablement apparaîtront, l’Europe doit être notre partenaire. C’est pour cette raison que nous sommes au Kosovo » (discours devant la convention biennale de l’AFSCME (American Federation of State, Country and Municipal Employees), 23 mars 1999).

Comme l’expliqua alors le World Socialist Web Site, la Yougoslavie est importante compte tenu de sa situation à l’extrémité ouest d’un vaste territoire qui vient de s’ouvrir à la pénétration impérialiste depuis l’effondrement de l’Union soviétique. L’importance que cette région revêt maintenant a été confirmée depuis par la suite de tous les événements subséquents : la guerre contre l’Afghanistan et l’établissement de bases militaires américaines dans toute l’Asie Centrale et maintenant l’occupation de l’Irak et la poussée pour réorganiser tout le Moyen-Orient.

Les conflits entre les États-Unis et les puissances européennes n’ont pas commencé avec l’administration Bush actuelle. Ils étaient en fait une composante essentielle de la politique américaine en Irak sous Clinton. Le régime de sanctions établi après la première guerre du Golfe a été maintenu pour deux raisons. D’abord, s’il avait été annoncé que l’Irak avait été désarmée, la raison de maintenir une présence constante des forces américaines dans la région aurait disparue. D’où l’insistance à prétendre que l’Irak ne respectait pas les résolutions de l’ONU et l’organisation de provocations constantes. Ensuite, si le régime de sanctions avait été levé, le pétrole irakien serait réapparu sur le marché, générant ainsi d’importants revenus et entraînant l’exploration de nouvelles zones.

Ces deux faits n’auraient pas été profitable aux États-Unis. Les droits d’effectuer l’exploration et l’exploitation de nouvelles réserves pétrolières avaient été accordés à des entreprises françaises, russes et chinoises. De plus, les projets de reconstruction financés par des revenus du pétrole accrus ne seraient pas allés aux entreprises américaines mais à des entreprises européennes. Autrement dit, le maintien des sanctions et la promotion des déclarations relatives à la présence d’armes de destruction massive n’ont rien à voir avec la situation réelle en Irak. Elles proviennent plutôt du conflit croissant entre les États-Unis et leurs rivaux pour l’exploitation de la région.

Ce rapport symbiotique entre les intérêts militaires et économiques des États-Unis fut clairement articulé par William Cohen, le secrétaire à la Défense sous Clinton. Les économistes et les soldats, déclara Cohen, partagent le même intérêt de stabilité. Le déploiement avancé des forces américaines en Asie, au Moyen-Orient et en Europe permet aux États-Unis de « façonner l’environnement de façon à ce qu’il soit avantageux et stable là où des troupes sont déployées, aidant ainsi à promouvoir les investissements et la prospérité, ce qui renforce conséquemment les forces de la paix et de la démocratie ». Ou, comme il a présenté la question de façon plus claire encore : « les affaires suivent le drapeau » (voir Andrew Bacevich, American Empire, p. 128).

Le développement historique de l’impérialisme américain

La possibilité immédiate pour les États-Unis de déployer ouvertement leur puissance militaire a été créée par l’effondrement de l’Union soviétique. Mais vu dans le contexte historique du XXe siècle dans son ensemble, l’impact de cet événement n’est pas tellement la réorientation de la politique étrangère américaine que la disparition des contraintes imposées aux États-Unis pendant 70 ans. L’examen des origines et du développement historique de l’impérialisme américain font apparaître cela clairement.

Les fondements qui permirent la montée du capitalisme américain jusqu’à leur proéminence actuelle sur le monde furent solidement établis dans les décennies qui suivirent immédiatement la victoire de la bourgeoisie industrielle montante nordiste lors de la guerre de Sécession. Les trente années qui suivirent virent en effet l’établissement de gigantesques entreprises - occupant le rôle dirigeant du développement économique depuis l’entreprise à propriétaire unique ou familiale - l’ouverture du continent entier au développement de l’industrie et de l’agriculture capitalistes, le développement de nouvelles formes de production industrielles - le début des chaînes de montage qui allaient façonner l’économie du XXe siècle - et tout aussi important, le développement de nouvelles formes de gestion entrepreneuriale.

À la fin du siècle, le capitalisme américain était prêt à prendre sa « place au soleil » aux côtés des autres grandes puissances capitalistes. Il annonça son arrivée à maturité par la guerre hispano-américaine de 1898 et la colonisation subséquente des Philippines au prix de 200 000 vies philippines.

Malgré leur conquête des Philippines, les États-Unis n’exigeaient pas formellement un empire, mais plutôt que la porte leur soit « ouverte » - la liberté pour les intérêts économiques américains de pénétrer n’importe où dans le monde. Cette politique reflétait la position des États-Unis : lorsqu’ils furent prêts à prendre leur place sur la scène mondiale, le globe avait déjà été divisé parmi les autres grandes puissances capitalistes - la France, l’Allemagne et surtout, l’empire britannique. Les principes de liberté proclamés par la puissance américaine reflétaient par conséquent ses intérêts immédiats pour un marché et des échanges ouverts.

Les interventions militaires qui furent alors menées ne visaient pas à imposer les intérêts américains en particulier, mais plutôt à soutenir des principes universels de civilisation. Comme le président Theodore Roosevelt l’annonça en décembre 1904, pendant la lutte pour le contrôle du canal de Panama : « il est faux de penser que les États-Unis sont affamés de territoires ou qu’ils nourrissent des projets à l’égard des autres États de l’hémisphère occidental pour autre chose que leur bien. Tout ce que notre pays désire, c’est de voir ses voisins stables, ordonnés et prospères ».

Tout pays qui se conduit décemment, maintient l’ordre et paye ses obligations n’a pas à craindre les États-Unis. Par contre, les « déviations chroniques » ou l’impotence résultant en un relâchement général des « liens de la civilisation » nécessitent finalement l’« intervention d’un État civilisé ». De plus, il n’y avait pas de sacro-saint droit à l’indépendance. Selon Roosevelt : « c’est un simple truisme de dire que chaque État... désirant maintenir sa liberté, son indépendance, doit finalement réaliser que le droit à cette indépendance ne peut être séparé de la responsabilité d’en faire un bon usage » (voir Oscar Barck, America in the World, Meridian Books, 1961, p. 80).

Ces sentiments étaient vastement partagés par les élites dirigeantes. Comme l’expliqua le futur président Woodrow Wilson dans une conférence prononcée en 1907 : « Puisque le commerce ignore les frontières nationales et que les manufacturiers insistent pour avoir le monde comme marché, le drapeau de notre État doit le suivre, et les portes des États qui sont fermées doivent être jetées à terre ». Mais pire encore. Selon ce futur défenseur de l’autodétermination des États : « les concessions obtenues par les financiers doivent être protégées par les ministres de l’État, même si la souveraineté des États réticents est outragée dans le processus » (cité par William Appleman Williams, The Tragedy of American Diplomacy, p. 72).

L’entrée des États-Unis sur la scène mondiale fut portée par sa dynamique expansion économique. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, l’économie des États-Unis dépendait de l’économie internationale dans son ensemble. Leurs industries avaient pris de l’expansion au point que Wilson expliqua dans sa campagne électorale de 1912, qu’elles feraient « éclater leur chemise si elles ne parvenaient pas à trouver de débouchés libres vers le marché mondial ». Le marché intérieur, insista t-il, ne suffisait plus. Les États-Unis avait besoin des marchés étrangers. Les commandes de guerre aidèrent à fournir ces marchés, transformant les États-Unis d’un État emprunteur en un État créancier.

Les États-Unis entrèrent en guerre en épousant les principes universels de liberté, du droit des États à l’autodétermination et par dessus tout à la démocratie. Mais la réalité était cependant que les industries et les entreprises financières américaines ne pouvaient se permettre que les Alliés perdent la guerre compte tenu de leur énorme implication financière.

Les objectifs des États-Unis furent résumés avec une remarquable franchise par l’ancien président Roosevelt à l’automne 1917 : les États-Unis ne sont pas entrés en guerre pour « défendre la démocratie ». L’Amérique tente plutôt de rendre le monde « sécuritaire pour elle ». « C’est notre guerre, la guerre de l’Amérique. Si nous ne la gagnons pas, nous devrons un jour nous mesurer à l’Allemagne seuls. Par conséquent, pour notre salut, écrasons l’Allemagne » (cité par Arno Mayer, The Political Origins of the New Diplomacy, pp. 344-345).

L’impérialisme américain et l’Union soviétique

La guerre vit un violent changement dans l’équilibre du pouvoir. N’étant plus dans l’ombre de l’empire britannique, les États-Unis assumaient l’hégémonie du système capitaliste mondial. Mais dès qu’ils assumèrent ce leadership, le capitalisme entra dans une crise profonde.

L’importance historique de la guerre repose dans le fait qu’elle confirma - sous la forme de la mort, des destructions massives, de la faim et du froid - ce qui avait déjà été établi par la théorie marxiste. Le système de propriété privée et de l’État-nation capitaliste, qui avait apporté un si grand élan au développement de l’humanité au XIXe siècle, était maintenant dépassé historiquement. Sous le capitalisme, la révolte des forces productives mondiales contre l’État-nation prit la forme d’une lutte brutale des grandes puissances pour dominer le monde. Il ne pouvait y avoir de résolution pacifique de ce conflit expliquait Lénine. Toute paix, peu importe le temps qu’elle durerait, ne pouvait être qu’un interlude en attendant que le développement économique change les relations entre les grandes puissances capitalistes, remettant ainsi en branle une nouvelle lutte.

Alors que le centre de l’hégémonie mondiale de l’ordre capitaliste se déplaçait vers l’Ouest de l’autre côté de l’Atlantique, un défi à l’ordre impérialiste dans son ensemble apparut à l’Est, sous la forme de la Révolution russe et de l’établissement de l’Union soviétique.

La révolution provoqua une réaction instinctive aux États-Unis et au sein des autres puissances capitalistes. Elles tentèrent d’étranger la révolution dès sa naissance, envoyant leurs forces armées pendant la Guerre civile soutenir les Blancs qui, comme Winston Churchill l’admit alors, auraient rapidement été vaincus sans cet appui reçu de l’extérieur. Les États-Unis se retinrent d’intervenir plus de peur que leurs propres soldats ne soient « infectés » par le bolchevisme.

Au cours des décennies qui suivirent, l’Union soviétique vécut une énorme dégénérescence, commençant avec la défaite de l’Opposition de gauche en 1927 et culminant lors des procès de Moscou de 1936 à 1938, qui résultèrent dans la consolidation du pouvoir de la bureaucratie contre-révolutionnaire sous Staline. Continuant toujours d’exister néanmoins, l’Union soviétique, établie comme la plus grande révolution sociale de l’histoire, constituait un obstacle à la réalisation des ambitions mondiales des États-Unis.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la perspective du « refoulement » de l’Union soviétique fut soulevée à nouveau. Il faut rappeler ici, alors que les ondes résonnent toujours de la propagande sur la menace des armes de destruction massive forçant les États-Unis à effectuer des frappes préventives, que l’utilisation la plus dévastatrice de ce type d’armes - les deux bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki - fut motivée non pas par le désir de battre le Japon - ce qui était alors déjà concrétisé dans les faits - mais bien de menacer l’Union soviétique.

Tout au long de la période d’Après-guerre, un conflit fit rage au sein de l’appareil militaire et des cercles dirigeants américains à propos de savoir si les États-Unis devaient poursuivre une politique de « retenue » ou de « refoulement » à l’égard de l’Union soviétique. La perspective dite de retenue prédomina - bien qu’il y eu quand même des tentatives de déclencher une guerre totale lors de la guerre de Corée et de la confrontation à propos de Cuba.

Pour généraliser, la politique de retenue prévalut dans les années du boum d’Après-guerre alors que les États-Unis poursuivaient une politique de réforme sociale. Mais lorsque ce boum prit fin, cédant la place à la détérioration des conditions économiques des années 1970, les États-Unis devinrent plus agressifs. La Détente fut abandonnée et dès la fin des années 1970, une politique de déstabilisation de l’Union soviétique commença avec le financement massif et l’armement des forces fondamentalistes islamiques en Afghanistan. Comme l’a admis depuis Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale sous Carter et architecte de cette politique, le but était d’entraîner l’Union soviétique dans un bourbier semblable au Vietnam.

Dans les années 1980, les augmentations massives des dépenses militaires sous l’administration Reagan, le déploiement des missiles de croisière en Europe et les plans pour la Guerre des étoiles visaient toutes à provoquer une crise en Union soviétique et son effondrement. Mais avant même que ces mesures n’aient pu avoir leur plein effet, la bureaucratie soviétique sous Gorbatchev pris la décision de liquider l’URSS et d’organiser la restauration du capitalisme. Pour les États-Unis, c’était là l’opportunité, pour la première fois depuis leur montée à l’ascendance mondiale, de réaliser leurs objectifs sans être contraints dans l’utilisation de leur puissance militaire.

Par conséquent, il n’est peut-être pas aussi surprenant que le langage des premières décennies du XXe siècle, alors que les États-Unis n’en étaient qu’au début de leur mission impériale, trouve un écho dans les divers discours de l’administration Bush actuelle.

En janvier 1917, à la veille de l’entrée en guerre des États-Unis dans la Première Guerre mondiale, Wilson présentait les conditions pour assurer une paix juste, insistant sur le fait que bien que les mesures qu’il proposait étaient des politiques et des principes américains, et qu’il ne pouvait en être autrement, c’étaient également les « politiques et les principes des hommes et des femmes de partout qui regardaient vers l’avenir, de tous les États modernes, de toutes les collectivités éclairées. Ce sont ces principes d’humanité qui doivent prévaloir ».

Ou comme dit Bush : « le XXe siècle s’est terminé avec la survie d’un seul modèle de progrès humain » et « lorsqu’il est question des droits et des besoins communs à tous les hommes et les femmes du monde, il n’y a pas de conflit de civilisations » (discours de Bush à la cérémonie de la remise des grades de West Point, 1er juin 2002).

Annonçant l’entrée en guerre des États-Unis en avril 1917, Wilson insista sur le fait que les États-Unis combattraient « sans rancur et sans objectif égoïste, ne cherchant rien pour nous même que nous de souhaitons partager avec les peuples libres ».

De la même façon, Bush déclare dans sa stratégie en matière de sécurité nationale : « Aujourd’hui, les États-Unis sont dans une enviable situation de puissance militaire incomparable et de grande influence économique et politique. Conformément à notre héritage et à nos principes, nous n’utilisons pas notre puissance pour obtenir un quelconque avantage unilatéral. Nous cherchons, au contraire, à créer un équilibre des forces qui favorise la liberté des hommes, des conditions permettant à toutes les nations et toutes les sociétés de choisir elles-mêmes la récompense et les défis de la liberté politique et économique » (préambule de Bush à la stratégie en matière de sécurité nationale).

Fin de la première partie

Voici la seconde et dernière partie du rapport d’ouverture de la conférence du World Socialist Web Site et du Socialist Equality Party « Les leçons politiques de la guerre en Irak : la voie de l’avant pour la classe ouvrière internationale » tenue les 5 et 6 juillet à Sydney, en Australie. Le rapport fut prononcé par Nick Beams, membre du comité de rédaction international du WSWS et secrétaire national du Socialist Equality Party australien. La partie 2 a été publiée le 11 juillet.

Bien que l’effondrement de l’Union soviétique ait fournit les conditions pour les États-Unis de tenter de réaliser leurs objectifs stratégiques longtemps retenus, nous ne pouvons simplement attribuer l’éruption de la violence impérialiste à des motifs politiques opportunistes. Les grandes transformations dans les relations internationales - dans la structure même de l’ordre capitaliste mondial, car c’est de cela que nous parlons ici - ont leur origine dans les fondements économiques du système capitaliste, et, en dernière analyse, elles sont l’expression de profondes contradictions enfouies en son sein. C’est là un défi pour nous : comment comprendre et élucider le rapport entre les forces économiques dynamiques du système capitaliste et le processus historique ?

Dans le cas de la guerre en Irak, beaucoup d’opposants, dont le World Socialist Web Site, ont correctement souligné l’importance décisive du pétrole dans ce conflit. Il ne fait aucun doute que l’établissement de l’hégémonie mondiale de l’impérialisme américain passe par le contrôle des réserves de pétrole du monde, et avant tout de celles du Moyen-Orient. Ce faisant, il faut toutefois souligner que les forces économiques dynamiques au cur de cette guerre et la tendance plus vaste pour assurer l’hégémonie sur le monde vont bien au-delà du pétrole. Par dessus tout, elles sont enracinées dans la crise historique du capitalisme même.

Afin de démontrer cela, nous devons examiner les relations entre les processus qui ont lieu au cur même du système de production capitaliste - par dessus tout, les lois gouvernant l’accumulation du profit - et le cours du développement historique. Nous ne voulons pas suggérer ici que tous les événements historiques peuvent être expliqués comme étant la traduction immédiate de certains intérêts économiques. Notre tâche est plutôt de démontrer comment les processus économiques ont façonnés chaque époque historique et créé des conditions qui ont ensuite influencées les sphères politiques.

Pour examiner le mouvement économique de l’économie capitaliste, nous devons d’abord étudier toutes les opérations du cycle économique, cette succession de boums, de crises, de récessions, de stagnations et de reprises, évidente depuis le début du XIXe siècle. Mais si nous prenons du recul et regardons l’ensemble, il est clair qu’en plus des cycles économiques à court terme, il y a des processus à plus long terme qui façonnent l’environnement économique d’époques entières. Ainsi, le boum de l’Après-guerre, qui s’échelonna de 1945 à 1973, est qualitativement différent de la période actuelle. De la même façon, la période de 1873 à 1896 est différente de la période de 1896 à 1913. La première est passée à l’histoire comme la Grande dépression du XIXe siècle, alors que la seconde est connue sous le nom de la Belle époque. Et cette dernière fut évidemment fondamentalement différente des années 1920 et 1930, malgré toutes les tentatives des gouvernements capitalistes pour ressusciter l’expansion de l’Avant-guerre.

Quelle est alors la base économique de ces phases plus longues, ou segments, dans ce que Trotsky appelait la courbe du développement capitaliste ? Ces phases sont enracinées dans des processus fondamentaux. La force motrice de l’économie capitaliste est l’extraction de la plus-value de la classe ouvrière. Cette dernière est accumulée par le capital sous la forme du profit. La production capitaliste, rappelons-le, n’est pas une production pour répondre aux besoins, ni pour assurer la croissance économique en tant que telle, mais pour le profit - la base même de l’accumulation du capital. Le taux auquel cette accumulation peut prendre place, mesuré en gros par le taux de profit, est l’indicateur clé de la santé de l’économie capitaliste et son grand régulateur.

Les périodes de croissance capitaliste dans la courbe du développement capitaliste sont caractérisées par un régime ou des méthodes de production qui assurent une accumulation à un taux croissant ou constant. Le cycle économique ne cesse pas de fonctionner pendant une telle période. En fait, il fonctionne de telle façon qu’il contribue à la croissance. Les récessions éliminent les méthodes de production les moins efficaces, libérant la place pour des processus plus avancés qui contribuent à augmenter le taux de profit. Ainsi, en période de croissance, les périodes de boum sont plus longues, les récessions plus courtes et ouvrant très souvent la voie à une plus grande expansion après leur passage. Mais dans les périodes de baisse cependant, on voit l’effet opposé. Les boums sont plus courts et plus faibles alors que les périodes de récession et de stagnation sont plus profondes et plus longues.

Transitions économiques

La question qu’il faut se poser maintenant est la suivante : qu’est ce qui cause le passage d’une phase de développement à une autre ? Assurément ce ne peut être le cycle économique en tant que tel - il est présent dans toutes les périodes - bien que la transition sera souvent annoncée par une récession ou un boum.

La transition d’une période de montée à une période de baisse est enracinée dans le processus d’accumulation même Alors que l’accumulation du capital progresse et que la masse de capital croît compte tenu du travail qui la met en mouvement, le taux de profit a tendance à baisser. La raison en est que la seule source de plus-value, et finalement de tous les profits, est le travail humain de la classe ouvrière, et ce travail humain décline en relation avec la masse de capital qu’il est appelé à faire croître. Bien entendu, cette tendance peut, et est contournée par une augmentation de la productivité du travail. Cependant, dans un régime ou un système de production donné, il y a un point où plus aucune augmentation de la productivité ne peut être obtenue, ou encore qu’elle est tellement petite qu’elle ne peut plus contrer la baisse tendancielle du taux de profit. Rendue à ce point, la courbe du développement capitaliste commence alors à fléchir.

Cette analyse révèle les conditions nécessaires pour assurer une croissance. Elle ne peut prendre place qu’avec le développement de nouvelles méthodes modifiant la nature du processus de production même. Autrement dit, de telles méthodes marquent non pas un changement quantitatif mais bien qualitatif. Plusieurs exemples nous viennent à l’esprit : au cours du dernier quart du XIXe siècle, ladite seconde révolution industrielle, qui vit la naissance des méthodes industrielles de masse, entraîna éventuellement une nouvelle croissance dès le milieu des années 1890. Au début de ce siècle, l’utilisation de la machine à vapeur et le développement du chemin avaient ouvert de nouveaux marchés vastes, entraînant ainsi une croissance qui se termina avec la dépression des années 1830 et 1840 qui allait créer les conditions du boum de l’ère victorienne du milieu du siècle.

L’exemple le plus frappant de transition d’une période de baisse à une période de montée dans la courbe capitaliste est le boum qui suivit la Seconde Guerre mondiale, résultant de la reconstruction complète de l’économie européenne et de la propagation des méthodes de production plus avancées développées aux États-Unis au cours des deux premières décennies du siècle. Ces méthodes avaient le potentiel d’apporter une expansion capitaliste à cause de l’énorme augmentation de plus-value qu’elles produisent, net e pouvaient être appliquées en Europe au milieu du siècle. Le marché était alors trop restreint, divisé par les frontières nationales, les tarifs protectionnistes et les cartels qui retenaient la production.

Ainsi, la clé de la reconstruction d’après-guerre ne fut pas seulement les 13 milliards $ de capital pompés des États-Unis dans le cadre du plan Marshall, mais également la reconstruction du marché qui vint avec, c’est-à-dire l’abolition progressive des barrières internes en Europe qui permit le développement de nouvelles méthodes plus productives. Il en résultat la plus longue croissance de l’histoire du capitalisme mondial.

Mais cet « âge d’or » ne résolut pas pour autant les contradictions de l’économie capitaliste qui inévitablement firent éruption à nouveau en surface sous la forme de la baisse des taux de profit, d’une profonde récession et de bouleversements financiers. Le début des années 1970 marqua une nouvelle période de baisse dans la courbe du développement capitaliste. Cette baisse forma le cadre de la vaste réorganisation et restructuration de l’économie capitaliste mondiale des 25 dernières années qui est toujours en cours. Dans les principaux pays capitalistes, des secteurs industriels complets ont disparus, de nouvelles technologies basées sur l’informatique ont été introduites, et surtout, de nouveaux systèmes de production et de transfert des informations ont été développés, rendant possible la mondialisation du processus de production même

Combinée à ces transformations a été lancée une offensive incessante contre la position sociale des masses de travailleurs prenant la forme d’une réduction constante du salaire réel, de la destruction des emplois à temps plein et de leur remplacement par des emplois à temps partiel ou occasionnels, de compressions dans la santé, l’éducation et les services sociaux allant de pair avec les privatisations dans le secteur public.

Dans les anciens pays coloniaux, les deux dernières décennies ont vu les anciens programmes de développement économiques nationaux balayés et l’imposition de programmes d’ajustements structuraux imposés par le Fonds monétaire international pour le compte des grandes banques internationales. Ces mesures ont créé des conditions qui font que les pays de l’Afrique sud-saharienne, par exemple, consacrent plus de fonds à payer leur dette que tout ce qu’ils peuvent allouer pour la santé et l’éducation combinées.

Toutes ces mesures qui étaient destinées à augmenter la masse du profit n’ont pas moins échoué à produire un nouvel élan capitaliste. Examinons la principale de ces mesures - le taux de profit. De 1950 jusqu’au milieu des années 1970, on estime que le taux de profit aux États-Unis est passé de 22 % à environ 12 % - une chute de presque 50 %. Depuis lors il n’a recouvré qu’environ le tiers de son déclin précédent, malgré le fait que le salaire réel a probablement diminué d’environ 10 %. Après avoir augmenté brièvement au milieu des années 1990, il a chuté abruptement à partir de 1997.

Taux de profit de l’économie de l’Après-guerre aux États-Unis (Extrait de Fred Moseley, « Marxian Crisis Theory and the Post-War US Economy » in Anti-Capitalism, a Marxist Introduction, Alfredo Saad-Filho, éd., p. 212)

Le capitalisme des années 1990

Prenons un peu de recul et regardons l’ensemble du capitalisme mondial au cours des années 1990. Cette décennie a commencé avec l’effondrement de l’Union soviétique qui fut salué par un torrent triomphaliste par les porte-paroles de la classe capitaliste. Mais comment le capitalisme mondial s’est-il comporté depuis ? Aucune ambiguïté possible : la position du capitalisme a énormément empiré. Aux États-Unis, l’utilisation de la capacité de production dans l’industrie est d’environ 72 % ; l’investissement ne montre aucun signe de croissance, et l’économie n’est soutenue que par une politique du Federal Reserve Board qui impose un taux d’intérêt de 0 %. Le capitalisme vit dans la crainte de l’effondrement financier. Le déficit budgétaire fédéral américain est de 300 milliards $ et ne cesse de croître. La majorité des gouvernements des divers États est au bord de la faillite. Le déficit de la balance des paiements est de plus de 500 milliards $ et menace encore d’augmenter. Afin de financer ses écarts de paiements, les États-Unis doivent tirer 1 million $ chaque minute du reste du monde, 24 heures sur 24, sept jours sur sept.

Le Japon entre actuellement dans sa seconde décennie de stagnation alors que l’on commence à s’interroger sur la viabilité des principales banques et institutions financières. En Europe, la croissance économique est pratiquement arrêtée, avec l’Allemagne au bord de la récession, si ce n’est déjà le cas.

Avant que l’on m’accuse d’exagérer la situation, permettez moi de citer l’évaluationde l’économie mondiale faite par l’un des économistes mondiaux les plus renommés de la firme financière Morgan Stanley : « les déséquilibres mondiaux n’ont jamais été aussi prononcés. La déflation mondiale n’a jamais représenté un aussi grand risque. Et il y a eu une confluence extraordinaire de bulles spéculatives - du Japon aux États-Unis. De plus les autorités n’ont jamais manqué autant d’armes conventionnelles pour relever ces défis ».

Les décideurs, poursuit l’auteur, sont concentrés sur cette situation mais « leurs déclarations publiques confiantes contrastent avec les profondes préoccupations qu’ils nourrissent en privé. La vérité est qu’il n’y a pas de remèdes miracles aux multiples périls des déséquilibres externes, aux risques de déflation et de chocs d’après-bulles ». En outre, les discussions dans les cercles politiques du pourvoir financier quant à l’utilisation de « politiques non-traditionnelles » sont bien « représentatives du niveau de désespoir qui règne » et « reflètent une façon de penser sans précédents depuis les années 1930, » reflet de « périls dans l’économie mondiale inconnus jusqu’à présent dans l’ère moderne » (Stephen Roach, An Historic Moment, 23 juin 2003).

Dans son dernier rapport sur l’économie mondiale, la Banque des règlements internationaux signale que malgré la « grande quantité de politiques de stimuli appliquées dans de grandes parties du monde », les espoirs nourris dans l’économie mondiale ont été à maintes reprises sources de désappointements, faisant penser que des « forces profondément ancrées pourraient être au travail ».

D’aucun pourrait conclure sur la base de telles évaluations que la perspective capitaliste du début des années 1990 pour une nouvelle ère de paix et de prospérité mondiale était d’une certaine façon exagérée.

Ces phénomènes -une déflation croissante, une stagnation persistante, la spéculation financière et le pillage au grand jour, la surcapacité industrielle, les déséquilibres économiques massifs - sont tous différents symptômes d’une crise aiguë dans le processus d’accumulation capitaliste même. Autrement dit, le fléchissement dans la courbe du développement capitaliste qui commença il y a 30 ans, est devenu plus abrupt malgré les efforts ardus pour le renverser, signe d’une crise au cur même de l’économie capitaliste. De plus, cette crise est concentrée aux États-Unis, la plus puissante des économies. Voilà la force dissimulée derrière l’éruption de l’impérialisme américain.

Rappelons nous les mots prophétiques écrits par Trotsky il y a plus de 70 ans alors que les États-Unis commençaient leur ascenscion mondiale. Une crise en Amérique, expliquait-il, n’entraînerait pas une retraite des États-Unis. « C’est justement le contraire qui est vrai. En période de crise, l’hégémonie des États-Unis se fera sentir plus complètement, plus ouvertement, plus impitoyablement que durant la période de croissance. Les États-Unis liquideront et surmonteront leurs difficultés et leurs troubles, avant tout au détriment de l’Europe ; peu importe où cela se passera, en Asie, au Canada, en Amérique du Sud, en Australie ou en Europe même ; peu importe que ce soit par la voie "pacifique" ou par des moyens militaires » (Trotsky, L’Internationale Communiste après Lénine, p. 8).

L’économie politique de la rente

Afin de révéler plus clairement les forces qui motivent l’impérialisme américain et leurs plans de domination mondiale, il faut examiner, ne serait ce que rapidement, certains rapports fondamentaux de l’économie capitaliste.

La seule source de plus-value - la base de l’accumulation du capital - est le travail humain de la classe ouvrière internationale. Ce surplus est distribué parmi les différentes formes de propriété en tant que profit industriel, intérêt et rente. Par « distribué », nous ne voulons pas dire par la qu’il s’agit d’une opération paisible. Cette distribution prend place en effet au sein d’une lutte incessante pour les marchés et les ressources.

C’est dans ce processus que la rente joue un rôle important. La rente ne fait pas référence uniquement à l’accumulation de richesses par l’entremise de la propriété de terrain. Elle est plus généralement le revenu pouvant être extrait grâce au monopole de la propriété exercé sur une ressource en particulier, ou au moyen du pouvoir politique.

Les revenus provenant de la rente ne représentent pas une création de richesse. C’est plutôt une forme d’appropriation de la plus-value déjà créée par le droit de propriété ou des moyens politiques. C’est une déduction de la plus-value disponible pour l’ensemble du capital. Il y a par conséquent un antagonisme potentiel entre l’accapareur de la rente et le capital.

Lorsque la courbe du développement capitaliste monte, donc lorsque les profits augmentent ou ont atteint des niveaux assez hauts, l’existence des rentes ne revêt pas une grande importance. Mais cette situation change dramatiquement lorsque la courbe capitaliste redescend et que les taux de profit commencent à chuter. Les rentes deviennent alors intolérables pour les sections dominantes du capital industriel et financier qui lancent alors le cri de bataille du « libre marché » alors qu’elles s’efforcent de détourner le flot de revenus de l’accapareur de la rente.

L’économie politique de la rente revêt une pertinence immédiate avec la guerre actuelle et les efforts de l’impérialisme américain pour s’accaparer des ressources de l’Irak. Les supporteurs de la guerre rejettent l’idée que celle ci a été lancée pour s’accaparer du pétrole en faisant valoir que les intérêts américains peuvent facilement acheter le pétrole irakien sur le marché mondial. Ils affirment de plus que si le pétrole était le motif de cette guerre, les États-Unis auraient fait pression pour la levée des sanctions et la reprise de la production irakienne, augmentant ainsi l’offre sur le marché mondial pour ainsi faire baisser le prix - au bénéfice des acheteurs de pétrole.

Ce type d’arguments vise à cacher le fait que l’élan économique sous-jacent à la guerre n’est pas le pétrole comme tel, mais bien les massives rentes différentielles présentes dans l’industrie pétrolière compte tenu de conditions naturelles variables. Autrement dit, la conquête de l’Irak n’a pas été entreprise tellement parce que les VSU américains, avaient besoin d’essence, mais plutôt pour pomper de la plus-value et des profits pour les entreprises américaines.

On obtient un vaque aperçu des réserves disponibles en examinant les données économiques de la production pétrolière irakienne. Les réserves pétrolières irakiennes connues s’élèvent à environ 112 milliards de barils. Mais on évalue que les réserves totales du pays sont probablement bien supérieures à 200 milliards de barils et qu’elles pourraient même atteindre les 400 milliards de barils. Or, ce qui rend ces réserves si attirantes, c’est leurs faibles coûts d’extraction, et l’énorme rente différentielle ainsi créée.

Selon le département de l’Énergie des États-Unis, « les coûts de production pétrolière en Irak sont parmi les plus bas au monde, ce qui rend le pétrole irakien des plus intéressants ». On estime qu’un baril de pétrole irakien peut être produit pour moins de 1,50 $ et peut-être même pour aussi peu que 1 $. Des chiffres qui se comparent pour le moins avantageusement avec ceux des autres zones peu coûteuses à 5 $ telles que la Malaisie et Oman, ou entre 6 $ et 8 $ le baril au Mexique et en Russie. Les coûts de production en mer du Nord varient entre 12 $ et 16 $ le baril, alors que dans les champs pétrolifères des États-Unis, ce coût peut atteindre les 20 $. Si on prend un prix du pétrole en termes réels d’environ 25 $ le baril, alors la valeur totale des réserves irakiennes, après déduction des coûts de production, est d’environ 3,1 trillions $. (voir James A. Paul Oil in Iraq : the heart of the crisis, Global Policy Forum, décembre 2002)

Au début des années 1970, plusieurs pays producteurs de pétrole, dont l’Irak, nationalisèrent leur industrie pétrolière. Une grande partie des rentes disponibles furent alors placées à la disposition des régimes national bourgeois de ces pays. Une situation qui est devenue de plus en plus intolérable pour les grandes puissances impérialistes.

La dernière décennie et demie a été le théâtre d’une vague de privatisations dans le monde, y compris dans les anciens pays coloniaux, dans le cadre de programmes de « restructuration » dictés par le FMI. Jusqu’à présent l’industrie pétrolière de ces pays n’a pas été touchée, mais elle n’en est pas moins un objectif clé. Ainsi par exemple, lors des derniers jours de l’administration Clinton s’est tenue une audience au Congres baptisée « les politiques de l’OPEC : une menace pour l’économie des États-Unis ». Son président dénonça l’administration Clinton pour être « remarquablement passive face à l’assaut continu de l’OPEC contre notre système de libre-marché et nos normes anti-trust » (voir George Caffentzis, In What Sense ’No Blood for Oil’).

L’examen de ces questions économiques éclaircit ce que la notion de « changement de régime » recouvre. Il s’agit beaucoup plus que du départ de certains individus en particulier, dont plusieurs étaient autrefois des alliés ou des défenseurs des États-Unis maintenant en conflit avec eux. Par changement de régime, il est question ici d’une restructuration économique complète.

Richard Haass, qui était encore jusqu’à tout récemment directeur la planification des politiques au Département d’État des États-Unis, l’a bien expliqué dans son livre Intervention. La force seule et le simple ciblage de certains individus, insiste-t-il, ne suffisaient plus et ne pouvaient apporter de changements politiques spécifiques. « La seule façon d’accroître la possibilité de tels changements, c’était en adoptant des formes hautement intrusives d’intervention, telles que l’établissement de nation, ce qui implique l’élimination avant tout de toute opposition suivant d’une occupation permettant la mise sur pied substantielle d’une autre société » (cité dans John Bellamy Foster, « Imperial America and War », Monthly Review, mai 2003).

Lors d’un récent discours, Haass a expliqué qu’au XXIe siècle « le but principal de la politique étrangère américaine est d’intégrer les autres pays et organisations dans des arrangements qui soutiendront un monde consistant avec les intérêts et les valeurs des États-Unis ». Ce qu’il qualifie de « systèmes économiques fermés », particulièrement au Moyen-Orient, « représente un danger » et c’est pourquoi Bush a proposé la création d’une zone de libre-échange États-Unis-Moyen-Orient d’ici une décennie.

Ce que cette politique de terre brûlée signifie est déjà visible en Irak, pays où les entreprises américaines font la queue pour recevoir des profits de la vente du pétrole. Ces entreprises comprennent notamment Halliburton, contrat de deux ans d’une valeur maximum de 7 milliards $ pour éteindre les incendies de pétrole, pomper et distribuer le pétrole irakien ; Kellogg, Brown and Root, contrat de 71 millions $ pour réparer et exploiter des puits de pétrole ; Bechtel, contrat initial de 34,6 millions $, mais avec un potentiel pouvant atteindre les 680 millions $ pour la reconstruction des centrales électriques et des systèmes d’aqueduc ; MCI WorldCom, contrat de 30 millions $ pour construire un réseau sans fil en Irak ; Stevedoring Services of America, contrat d’un an d’une valeur de 4,8 millions $ pour gérer et réparer les ports irakiens, y compris celui en eaux profondes d’Umm Qasr ; ABT Associates, contrat initial de 10 millions $ pour soutenir les services de santé ; Creative Associates International, contrat préliminaire de 1 million $ avec possibilité d’augmentation jusqu’à 62,6 millions $ pour répondre aux « besoins immédiats en éducation » des écoles primaires et secondaires de l’Irak ; Dyncorp, contrat de plusieurs millions $, pouvant peut-être atteindre les 50 millions $, pour conseiller le gouvernement irakien dans la mise sur pied d’organismes efficaces dans les domaines du maintien de l’ordre, judiciaire et de la détention ; International Resource Group, contrat initial de 7,18 millions $ dans le domaine de la planification des mesures d’urgence et de réhabilitation à court terme ; sans compter plusieurs autres petits contrats et toutes les entreprises qui s’attendent de bénéficier des retombées de la sous-traitance offertes par les grandes entreprises (voir The Corporate Invasion of Iraq : Profile of US Corporations Awarded Contracts in US/British-Occupied Iraq préparé par le groupe US Labor Against the War).

Reconstruction mondiale

Il ne s’agit pas que d’une question de rentes pétrolières. Ce qui prend place en Irak, c’est l’expression particulièrement violente d’un processus mondial - la destruction de tous les obstacles à la domination et l’hégémonie mondiale du capital américain. Les politiques de « restructuration » commencées dans les années 1980 ont vues le transfert de milliards de dollars provenant des États parmi les plus pauvres vers les coffres des banques. Par la privatisation, les besoins essentiels - l’eau, l’électricité, les services de santé et d’éducation - ont été ouverts à l’extraction du profit.

Plus aucune entrave ne peut être tolérée dans ce projet de reconstruction mondiale - et certainement pas les barrières érigées par les gouvernements nationaux. Comme plusieurs des supporteurs idéologiques des États-Unis l’ont commenté, le bût est de créer un ordre international politique et économique semblable à celui que dirigeait le Royaume-Uni au XIXe siècle.

L’essence de cet ordre, selon la revue In Defense of Empires de Deepak Lal, publiée par l’American Enterprise Institute, est de garantir les droits de propriétés internationaux plutôt que nationaux. Toujours selon cette revue, l’effondrement de l’ordre britannique lors de la Première Guerre mondiale produisit le désordre des années 1920 et 1930, suivi de la période de l’entre-deux guerres où de nouveaux État-nations firent valoir leur souveraineté nationale contre les droits de propriété internationaux. Selon Lal, cette situation est maintenant chose du passé avec l’émergence indiscutable des États-Unis en tant que puissance hégémonique mondiale. La nécessité pour le capital international, et plus particulièrement américain, de pénétrer tous les marchés dans tous les coins du monde, est l’expression politique donnée de la nouvelle doctrine qui insiste sur le fait que toute souveraineté nationale est limitée et conditionnelle.

Selon Richard Haass, dans un discours prononcé en janvier dernier, alors que les États-Unis se préparaient pour l’invasion de l’Irak, un des développements les plus importants de la récente période est la constatation que « la souveraineté n’est pas un chèque en blanc ». Reprenant Theodore Roosevelt, il poursuit : « Elle dépend plutôt de l’observation par chaque État de certaines obligations fondamentales, tant envers leurs citoyens qu’envers la collectivité internationale. Lorsqu’un régime ne réussit pas à assumer ces responsabilités ou qu’il abuse de ses prérogatives, il risque de perdre ses privilèges de souveraineté - y compris dans les cas extrêmes, son immunité à l’intervention armée... L’idée de non-intervention n’est plus sacro-sainte... » (Richard Haass Sovereignty : Existing Rights, Evolving Responsibilities, 14 janvier 2003).

Le ministre australien des Affaires étrangères, Alexander Downer, a repris les mêmes idées en annonçant la décision du gouvernement Howard d’envoyer une force militaire d’intervention dans les îles Salomon. Le multilatéralisme, déclara-t-il lors de son discours devant le National Press Club, est de plus en plus synonyme de « politique inefficace et vague ». L’Australie est maintenant prête à se joindre à la « coalition des partenaires pour une même cause » et à se relever les défis urgents de la sécurité et autres. « La souveraineté à notre avis n’est pas absolue. Agir pour le bien-être de l’humanité est plus important ».

Or qui peut décider qu’un État a perdu son droit à la souveraineté et qu’une « coalition des partenaires pour une même cause » doit agir dans les intérêts de l’humanité ? Les puissances impérialistes dominantes évidemment, avec les États-Unis donnant le signal du départ à celles dans son orbite.

La contradiction entre économie mondiale et l’État-nation

L’élan subit des États-Unis vers la domination mondiale provient de la crise de l’accumulation capitaliste, exprimée par la pression à la baisse persistante sur le taux de profit et l’échec des efforts les plus énergiques des 25 dernières années pour la renverser. Mais c’est plus que cela encore. Au niveau le plus fondamental, l’éruption de l’impérialisme américain représente une tentative désespérée pour surmonter, bien que de façon réactionnaire, la contradiction centrale qui a gêné le système capitaliste pendant la majeure partie du siècle dernier.

Les États-Unis sont arrivés au seuil de leur ascenscion politique et économique alors que la Première Guerre mondiale éclatait. La guerre, comme Trotsky l’analysa, était enracinée dans la contradiction entre le développement des forces productives à l’échelle mondiale et la division du monde parmi les grandes puissances en concurrence. Chacune de ces puissances cherchait à résoudre cette contradiction en affirmant sa propre ascenscion, entrant ainsi en collision avec ses rivales.

La Révolution russe, conçue et menée comme la première étape de la révolution socialiste internationale, fut la première tentative par un détachement de la classe ouvrière de résoudre la contradiction entre l’économie mondiale et le cadre dépassé de l’État-nation sur une base progressiste. En dernière analyse, les forces du capitalisme se révélèrent trop puissantes et la classe ouvrière, suite à une combinaison tragique d’occasions ratées et de trahisons flagrantes, fut incapable de mener son programme de l’avant.

Mais ce problème historique qui fit éruption avec une telle force volcanique - la nécessité de réorganiser les forces productive de l’humanité développées mondialement selon de nouveaux fondements supérieurs afin de les libérer des entraves destructrices de la propriété privée et du système d’État-nation - n’a pas disparu. Il a certes été étouffé pendant une période, mais le développement même de la production capitaliste garantissait sa réapparition, de façon encore plus explosive que dans le passé.

La conquête de l’Irak par les États-Unis doit être vue dans ce contexte historique et politique. L’élan vers la domination mondiale est une tentative de impérialisme américain pour résoudre la contradiction centrale du capitalisme mondial en créant un empire américain mondial qui fonctionnerait selon les règles du « libre marché » interprétées selon les besoins et les intérêts économiques du capital américain, et qui serait policé par sa force militaire et celle de ses alliés.

Cette vision démentielle de l’ordre mondial a été présentée par Bush lors de son discours aux gradués de West Point du 1er juin 2002. Il affirma alors que les États-Unis avaient la meilleure occasion depuis la création des États-nations au XVIIe siècle de « construire un monde où les grandes puissances peuvent se concurrencer dans la paix plutôt que de se préparer à la guerre ». La compétition entre les grandes nations était inévitable, mais pas la guerre. C’est pourquoi « l’Amérique avait, et a toujours l’intention de conserver, une puissance militaire indéfiable qui rendra les courses aux armement déstabilisantes d’autrefois inutiles et limitera les rivalités au commerce et permettra de vivre en paix ».

Cette proposition de réorganiser le monde est encore plus réactionnaire aujourd’hui qu’elle ne l’était lorsqu’elle fut proposée pour la première fois en 1914. La tendance des États-Unis à assumer leur domination sur le monde, poussés sur cette voie par la crise au cur même du système de profit, ne peut apporter la paix, et encore moins la prospérité, mais que des attaques croissantes contre les peuples du monde, imposées par des méthodes militaires et de domination dictatoriales.

Quelle est alors la voie de l’avant ? Comment lutter contre cette tendance vers la domination mondiale de l’impérialisme américain et toutes les catastrophes qui en découlent ? Voilà le problème que l’histoire nous pose.

L’histoire, comme l’a fait remarqué Marx, n’apporte jamais un problème sans fournir en même temps les conditions matérielles de sa résolution. La mondialisation de la production, à laquelle l’éruption de l’impérialisme américain est la réponse prédatrice et réactionnaire, a, en même temps, créé les conditions pour apporter une solution historique progressive en unissant les masses des travailleurs ordinaires à l’échelle internationale comme jamais cela n’avait été possible jusqu’à présent, et à un point auquel on ne pouvait que rêver dans le passé.

Telle est la signification objective des manifestations qui ont éclaté dans le monde entier avant l’invasion de l’Irak - des manifestations dans lesquelles les participants se sont à juste titre vus comme faisant partie d’un mouvement mondial, et où ils sont sortis renforcés de cette prise de conscience. Les mobilisations de masse ont révélé que ce ne sont pas que les forces productives qui ont été mondialisées, mais également les actions politiques de l’humanité en lutte.

Cette nouvelle situation a fait l’objet d’un commentaire dans le New York Times selon lequel il semble y avoir deux puissances dans le monde - les États-Unis et l’opinion publique mondiale. Ou, comme le Financial Times publiait récemment dans un article : Karl Marx pourrait bien rire le dernier maintenant que le capitalisme mondial « crée des pressions qui pourraient éventuellement mondialiser la politique ».

Les leçons des démonstrations pacifistes mondiales

Cinq mois plus tard, nous devons évaluer ce qui s’est passé. Le mouvement a démontré l’énorme potentiel qui existe, mais également les problèmes qui doivent être surmontés pour que ce potentiel se réalise. Ces problèmes se résument essentiellement à un seul : la crise de perspective politique.

Ce que ces manifestations ont démontré, c’est l’absence d’une perspective et d’un programme clairs et complets. Dans la mesure où ces derniers existent, ils se résument au sentiment qu’il est possible d’exercer suffisamment de pression pour que d’une façon ou d’une autre la guerre puisse être empêchée. À cet effet, les manifestations furent une sorte d’expérience gigantesque pour tester la validité des politiques de protestation.

C’est un peu comme si l’Histoire avait dit au monde : « malgré toutes les leçons du passé, vous croyez toujours que les pressions de masse peuvent influencer de façon décisive les détenteurs du pouvoir. Très bien alors, je vais organiser un gigantesque test pour vous qui prendra la forme des plus grandes manifestations mondiales qui aient jamais existé. Mais non seulement je vais faire cela, mais je vais également m’arranger pour que les Nations-Unies refusent de donner leur appui à la guerre - la validité de cet organisme sera mise à l’épreuve également - et nous verrons bien si cela peut empêcher l’invasion ». Mais l’histoire aurait ajouté : « en retour, je ne vous demande qu’une chose : c’est qu’à la fin de cette expérience, vous devrez tirer les leçons nécessaires en cas d’échec ». Or, quelles sont ces leçons ? Que le mouvement de masse a besoin d’une perspective et d’un programme cohérents destinés non pas à faire pression sur les classes dominantes, mais à conquérir le pouvoir politique.

Il n’y a pas de réponse toute faite pour le développement de cette perspective. Ce n’est pas une question de trouver un nouveau slogan « qui marche » ou d’organiser des protestations encore plus puissantes. Le mouvement de masse doit comprendre que ce n’est que par la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière internationale que les problèmes difficiles et complexes que confronte l’humanité seront surmontés. Pour cela, il faut d’abord assimiler l’histoire du XXe siècle. Cette tâche est la base même de tout le travail du World Socialist Web Site.

Afin d’éclaircir ces conclusions, j’aimerais examiner un article récent de George Monbiot, l’un des écrivains britanniques en vue de ce que l’on pourrait appeler le mouvement pour la justice mondiale. Dans le Guardian du 17 juin, Monbiot souligne correctement que bien que la mondialisation économique balaie tout devant elle, elle crée autant qu’elle détruit, développant sans précédent les possibilités pour les peuples du monde de se mobiliser. C’est précisément le point qu’avait soulevé le WSWS lorsque Monbiot et d’autres dénonçaient la « mondialisation » comme étant l’ennemi. Maintenant, écrit-il, le commerce, en étendant son empire, a créé des conditions où les peuples du monde peuvent coordonner leur opposition à celui-ci. Cela signifie que nous pouvons « approcher un moment révolutionnaire ». Le problème cependant, c’est que ce mouvement n’a pas de programme, ce que l’auteur identifie correctement comme sa faiblesse cruciale. Notre tâche, poursuit-il, « n’est pas de renverser la mondialisation, mais de la capturer et de l’utiliser comme véhicule pour la première révolution démocratique mondiale de l’humanité ».

Bien que l’on puisse être d’accord avec ces vagues sentiments, les problèmes surgissent lorsqu’on arrive aux propositions de Monbiot quant au contenu de sa révolution démocratique mondiale. Il propose deux grandes mesures. La première est l’élimination du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale et leur remplacement par un organisme apparenté à ce que Keynes avait déjà proposé lors de la conférence de Bretton Woods en 1944, dont la raison d’être serait d’empêcher la formation de surplus et de déficits commerciaux excessifs. La seconde proposition est l’élimination du Conseil de sécurité de l’ONU et la transmission de ses pouvoirs à une assemblée générale réformée de l’ONU où les États voteraient selon l’importance de leur population et leur position sur un « indice de démocratie mondiale ».

Face à de telles propositions pour mener une « révolution démocratique mondiale », on ne peut dire que la montagne a accouché d’une souris... Monbiot a bien raison d’insister sur le fait que de nouvelles formes de gouvernance démocratique doivent être établies. Mais si la démocratie doit revêtir un sens réel, alors cela veut dire que les gigantesques transnationales, banques et institutions financières internationales doivent être placées sous la propriété collective et soumises à un contrôle démocratique. Bref, la démocratie véritable - le pouvoir du peuple - ne peut être obtenu qu’en mettant fin au règne du capital. Ces deux pouvoirs ne peuvent coexister. Margaret Thatcher l’avait bien compris. Elle disait qu’il n’y avait pas de « société », et elle résumait le fonctionnement du « libre marché » en disant qu’« il n’y a pas d’alternative ». Elle avait bien raison.

Or, c’est précisément là le point : s’il n’y a pas d’alternative, alors il n’y a pas de démocratie. La démocratie implique que des choix sont posés entre plusieurs alternatives, que des décisions soient prises, pour ensuite peut-être être changées, ou raffinées et développées. En l’absence d’alternative, nous sommes en présence d’une dictature, la dictature du capital, et à la subordination des intérêts, des besoins, et des aspirations des peuples du monde à la quête sans fin du profit.

En guise de conclusion, pensez à ce que serait maintenant la situation si le mouvement de masse de février, après avoir assimilé et réfléchi aux expériences amères du XXe siècle, pour ensuite en tirer les leçons politiques nécessaires, avait été guidé par la compréhension du fait que la clé de la lutte contre l’impérialisme et la guerre était le développement de la révolution socialiste internationale. L’arène politique actuelle serait bien différente

Comme c’est là, les puissances impérialistes semblent s’en être tirées avec un crime monstrueux, et nous sommes dans une espèce d’accalmie politique. Mais cela va passer. De nouvelles luttes vont se développer. La question essentielle reste quand même selon quel programme et quelle perspective ? Ces luttes progresseront dans la mesure où elles seront établies sur la conception que la tâche n’est pas de faire pression sur tel ou tel gouvernement, encore moins sur l’ONU, ou qu’il est possible de raviver les partis et les organisations qui recueillaient autrefois un support de masse, mais qu’il faut développer le mouvement socialiste international de la classe ouvrière du XXIe siècle sur la base des leçons du XXe siècle.

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