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16 novembre 2004

L’avenir de l’Amérique latine est en train de se décider dans la Colombie aujourd’hui

 

Par Hector Mondragon
Z Net, 5 mars 2004

La première chose que vous devez savoir concernant la Colombie aujourd’hui, c’est qu’une reprise économique est en cours. Beaucoup de gens, en particulier des gens de gauche, aiment à croire que cette crise qui a cours maintenant, quelle qu’elle soit, est la dernière, et que le capital est en train de fuir. Mais en fait, ces choses sont cycliques. Elles fournissent le contexte d’une politique électorale. L’important pour un gouvernement lors d’une crise économique est de trouver un responsable. Lors d’une reprise économique, le gouvernement essaie de capter les bénéfices pour ses propres électeurs.

Le gouvernement d’Uribe, par exemple, fait en sorte que seuls les riches profitent de cette reprise. C’est pourquoi j’essaie toujours de montrer qu’en dépit de la reprise économique, en dépit d’une diminution du chômage, la consommation alimentaire de base est en baisse. Les salaires se sont sévèrement dégradés. Si vous regardez les statistiques sur la façon dont les gens vivent aujourd’hui, vous voyez qu’il leur est imposible de joindre les deux bouts. Le chômage a diminué, mais celui qui travaille fait moins d’heures. Le seul moyen que les gens ont trouvé pour garder leur logement est de moins se nourrir. Les chiffres de l’inflation se fondent sur un ensemble de biens de consommation qui n’est absolument pas représentatif - ils n’incluent pas les prix des services comme l’eau et l’électricité. Ils n’incluent pas les coûts croissants de l’éducation. Des lois empêchent les collèges d’augmenter trop fortement les frais de scolarité : la limite annuelle est de 8%. Mais le ministère de l’Education a conçu divers mécanismes qui permettent aux collèges de faire payer plus cher, en livres, en frais pour l’élève, etc.

La santé devient ici un problème majeur. Le prix des médicaments a monté en flèche à cause de la réglementation sur la propriété intellectuelle. Les industries pharmaceutiques comptent au nombre des plus rentables. Depuis 1945, une assurance médicale de base incluait les services de base et les médicaments. Mais le paquet de services obligatoires n’est pas arrivé à suivre le rythme des temps : les anti-inflammatoires, les antibiotiques les plus perfectionnés - beaucoup d’entre eux n’entrent pas dans la couverture de base. L’épidémie de fièvre jaune a tué beaucoup de gens cette année, mais elle n’est pas comparable à la malaria pour le nombre des décès - et la malaria ne retient pas l’attention des pouvoirs publics.

La souffrance des gens s’exprime en termes de besoins fondamentaux. Il faut se rappeler qu’Uribe a été élu avec un certain degré de soutien populaire. Il a été accepté parce qu’il promettait de combattre les guérilleros. A cause de la propagande contre les guérilleros, à cause de l’analyse superficielle du conflit faite par les médias - et, pour être juste, à cause de certaines actions des guérilleros eux-mêmes - les gens étaient disposés à accepter quelqu’un qui leur promettait de mettre fin à la guerre par la force. Mais s’ils ont exprimé leur approbation en 2002 en élisant Uribe, ils ont manifesté leur désapprobation en octobre 2003 par les résultats du référendum qu’Uribe a perdu.

De nouvelles mobilisations

L’insatisfaction a conduit à des mobilisations, malgré une terrible répression, même dans des régions que l’on pensait « pacifiées ». Sur la côte atlantique, par exemple, il y a des mobilisations quotidiennes. Le seul moyen de le savoir est de lire la presse régionale. La presse nationale n’en parle pas. A Baranquilla, à Carthagène. Ces manifestations concernent les services publics. Elles prennent leur source dans les quartiers. Voyez-vous, les compagnies de service privatisées de ces villes ont mis au point une toute dernière innovation : si 35% des habitants du quartier ne paient pas leurs factures, elles coupent l’électricité du quartier entier. Certaines de ces compagnies, comme l’espagnole Union Fenosa, ont des contrats dans l’Irak occupé.

A Carthagène, on a dit à ceux qui travaillent dans l’industrie touristique qu’ils devraient prendre deux bus - donc payer deux trajets - et non plus un seul comme ils en avaient l’habitude, car les itinéraires avaient soudainement été modifiés. Ils ont bloqué les routes pendant sept jours, et sont même allés plus loin : en fait, ils ont pris le contrôle d’un poste de police et l’ont saccagé le 12 août 2003. A Baranquilla, de semblables mobilisations ont eu lieu - et les revendications ont été satisfaites. Ce sont des régions « contrôlées » par le gouvernement et les paramilitaires. C’étaient les clients des élites. Il y a aussi des régions qui ont enregistré les plus fort taux d’abstention au référendum : sur la côte atlantique, il y a eu 90% d’abstention. Et dans certaines de ces villes, comme Santa Marta, qui est contrôlée par les paramilitaires, l’alternative de gauche, le « Pôle démocratique », n’a même pas pris la peine de présenter des candidats aux élections municipales qui ont suivi le référendum d’octobre. Le « vainqueur » de l’élection municipale à Santa Marta fut le bulletin nul.

Mais là où le Pôle démocratique, ou des forces politiques alternatives, ont présenté des candidats, ils ont gagné. Je crois que l’élection d’Angelino Garzon au poste de gouverneur de Valle de Cauca parle plus que celle de Lucho Garzon à la mairie de Bogota. Lucho Garzon s’en est obstinément tenu à des questions de routine sans discuter du conflit armé. Angelino Garzon, en revanche, a dit explicitement qu’il se proposait d’ouvrir des négociations. Et il a gagné avec une marge supérieure à celle de Lucho, avec 61% des voix. Le maire de Barranquilla aide les nouveaux mouvements de sa ville. A Barrancabermeja, les mouvements se sont mobilisés en solidarité avec le syndicat des travailleurs du pétrole, USO, avec l’aide de l’Eglise catholique, au nez et à la barbe des paramilitaires.

Il y a donc une situation nouvelle en Colombie. Elle n’est pas, autant qu’on l’aimerait, le résultat d’années de travail patient de la part des mouvements sociaux. Les gens au pouvoir dans ce pays se rendent bien compte que la raison du changement, ce sont leurs propres actions.

Divisions entre paramilitaires

A Medellin - le fief d’Uribe - le nouveau maire fait pression en faveur d’une Commision de la vérité. Cela me semble être une clé. Les gens disent qu’il ne peut y avoir de paix dans ce pays tant que les paramilitaires seront libres. Mais ce serait une erreur de croire que d’en emprisonner quelques-uns, ou d’en emprisonner un grand nombre, ou même de les tuer, résoudrait le problème. En fait, c’est le genre de choses que les Etats-Unis feraient volontiers. Ils assassineraient volontiers Carlos Castaño, le commandant en chef des paramilitaires, puis ils se présenteraient en sauveurs pour avoir libéré la Colombie de ces monstres (qu’ils ont eux-mêmes créés). L’important, c’est que la vérité vienne au jour, que les connexions soient révélées, que les forces et les gens qui se cachent derrière les paramilitaires - au sein de l’armée, de l’élite, aux Etats-Unis - soient démasqués. Si les paramilitaires devaient faire des aveux vraiment complets, sur ceux pour qui ils ont travaillé et sur ce qu’ils ont fait, cela vaudrait bien plus qu’un long emprisonnement.

La perspective d’une Commission de la vérité pourrait aider à diviser les paramilitaires. En fait, ils sont déjà divisés. Il y a ceux des paramilitaires qui croient que la guerre a déjà été gagnée, et qu’il est temps maintenant de récolter ce qu’ils ont gagné. Les régions clés du pays sont sous leur contrôle. Ils ont réussi à privatiser la compagnie du téléphone (TELECOM), à faire passer la « réforme » du travail, à anéantir le mouvement syndical, à l’aide de la terreur paramilitaire. Et pourtant dans ces mêmes régions, les paramilitaires ont commencé à combattre leurs alliés et à se combattre entre eux, pour le butin.

Avez-vous lu dans les journaux comment l’ « armée » tue chaque jour des « paramilitaires » à Casanare et ailleurs ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Le Bloque Cacique Nutibara (prétendument démobilisé), qui est lié aux Autodefensas Unidas Colombianas (AUC) de Castaño, combat les paramilitaires du Bloque Metro à Antioquia pour la possession de ce corridor. La même chose se passe dans la zone de Rio Meta, à Guaviare et à Casanare, où les Autodefensas de Casanare-Meta combattent les AUC et où l’armée intervient aux côtés des AUC de Castaño. A Casanare même, le combat entre paramilitaires en est arrivé au point que le gouvernement a abandonné des zones de la région au contrôle des guérilleros. Comme l’armée combat aux côtés des AUC, les médias peuvent mettre les morts des deux camps au compte du succès de l’armée dans sa lutte contre les paramilitaires.

Il y a donc une lutte pour le butin. Et pendant ce temps, en Europe, les élites colombiennes apprenaient que le lutte pour le butin était prématurée. Le projet paramilitaire s’est heurté à deux problèmes. Le premier, ce sont ses propres contradictions, comme je l’ai mentionné. Le second, ce sont les difficultés légales et internationales qu’ils affrontent lorsqu’ils essaient de légaliser le paramilitarisme : ce sera difficile au plan international, même avec leurs alliés.

La connexion avec la Mafia

Le voyage d’Uribe en Europe illustre cette difficulté. Vous pensiez que le Premier ministre italien Berlusconi serait un allié naturel d’Uribe. Alors pourquoi Berlusconi n’a-t-il pas reçu Uribe durant son tour d’Europe ?

Le régime de Berlusconi avait des soucis à cause du scandale Parmalat. Cherchant autour de lui le moyen de faire baisser la température, il a décidé de faire des rafles intensives dans la mafia. La Mafia italienne était infiltrée depuis quelque temps. L’une des taupes de la police italienne avait atteint un rang élevé dans l’organisation. Si élevé que son travail nécessita qu’il se rende en Colombie.

L’agent de liaison entre les paramilitaires colombiens et la mafia italienne est Salvatore Mancuso, un commandant paramilitaire qui fait également partie d’une famille de la Mafia - et qui, soit dit en passant, a reçu une formation de pilote militaire en Israël. J’ai lu un article d’un excellent journaliste belge (Frank Furet, dans Banc public 126, janvier 2004) sur l’une des mafias agricoles à laquelle appartient la famille de Mancuso. L’article dit que les mafias s’occupent de trois choses : primo, elles usent de la violence pour forcer la vente de bonnes propriétés situées dans les zones riches qu’elles acquièrent ensuite (les paramilitaires colombiens font de même). Secundo, elles font pression sur les fermiers pour qu’ils cultivent des olives afin de profiter des subventions du gouvernement (ils substituent l’ « olive » à la « Palme africaine », et les paramilitaires colombiens font de même). Tertio, ils cultivent la marijuana (ils substituent la « marijuana » à la « coca », et les paramilitaires colombiens font de même). Mancuso a reçu une formation d’économiste agricole. Si vous deviez faire une étude, vous trouveriez probablement aussi une connexion avec la CIA. Dans ce sens, il y a un conflit entre la CIA et la Drug Enforcement Administration : la CIA a récemment publié un rapport où elle déclare sans équivoque que la fumigation ne stoppe pas la culture de la coca et que le Plan Colombie a échoué à cet égard.

En tout cas, cet agent secret italien, au cours d’un de ses voyages en Colombie, fut bel et bien kidnappé par les paramilitaires. Les paras disaient que la mafia italienne leur devait de l’argent et qu’ils ne le relâcheraient pas tant qu’ils ne seraient pas payés. Le résultat fut curieux : le gouvernement italien paya la mafia italienne pour que la mafia puisse payer les paramilitaires pour que l’agent soit relâché. Les arrestations se sont produites peu de temps après. Le ministère de la Justice essaya de minimiser la connexion Mancuso en affirmant qu’il n’y avait aucune preuve et que Mancuso avait été dénoncé par une « ONG italienne ». L’ « ONG italienne » était la police italienne. Tout cet épisode fut suffisamment embarrassant pour que Berlusconi décide qu’il ne pouvait se permettre d’être publiquement associé à Uribe.

Les Etats-Unis furent forcés de réagir : ils s’assurèrent que les commandants paramilitaires figuraient bien sur leur « liste des terroristes », à fin de relations publiques. Vous avez peut-être lu que le ministère de la Justice avait attaqué le juge Baltazar Garzon de la Haute cour de justice espagnole. Pourquoi ? Parce que Baltazar Garzon demandait au gouvernement colombien de montrer toutes ses cartes pour autant que les paramilitaires fussent concernés. L’Espagne ne veut pas être mêlée au scandale qui pourrait s’ensuivre si les Etats-Unis décidaient d’abandonner Uribe et les paramilitaires. Garzon a explicitement mentionné l’extradition. Les Etats-Unis projettent d’extrader le dirigeant guérillero Simon Trinidad, mais l’extradition inquiète généralement les paramilitaires. C’est ce qui a motivé Carlos Castaño à publier son autobiographie, « Ma confession ». La loi colombienne dit que si quelqu’un est recherché pour crimes en Colombie et à l’étranger, il doit accomplir sa peine en Colombie avant de pouvoir faire l’objet d’une procédure d’extradition. L’intention de Castaño était de confesser suffisamment de crimes en Colombie pour être passible d’une peine de 70 ou 80 ans qui le mettrait à l’abri d’une procédure d’extradition.

Les nécessités de la stratégie paramilitaire entrent en conflit avec la vision fantaisiste du régime états-unien sur le monde, vision inclusivement fondamentaliste en matière de drogues. Mais il y a un calcul politique là-dessous. Sous la présidence d’Ernesto Samper, les guérilleros se sont développés. Ils n’étaient pas aussi durement réprimés qu’ils l’avaient été avant ou qu’ils l’ont été depuis cette époque. La raison de cette situation était qu’en leur permettant de se développer, on pourrait les attaquer plus tard sous le motif qu’ils représenteraient une plus grande menace. La même chose est arrivée à Pablo Escobar. Il fut très utile aux Etats-Unis pendant un moment, pour financer les guerres d’Amérique centrale. Puis, une fois qu’il eut fait son temps, ils le tuèrent. Ils pourraient facilement faire la même chose avec Castaño.

Des modifications dans la Constitution

Après l’échec du référendum, Uribe cherche de plus en plus désespérément d’autres moyens de modifier la Constitution. Les articles contre le terrorisme de la loi sur la drogue en sont un exemple. La loi sur la drogue prévoyait l’expropriation sans compensation : « l’extinction du domaine ». Elle était habituellement fondée sur les drogues, mais elle va maintenant être modifiée pour se focaliser sur des aspects politiques. Vous pourriez être expropriés, par exemple, si vous êtes « opposés à la moralité sociale », par exemple, si vous êtes « opposés à l’ordre socio-économique ». C’est-à-dire que si vous êtes socialistes, ou si vous appartenez à une association de paysans qui réclament une réforme des terres, vous pouvez être expropriés.

Tout cela est une tentative pour faire reculer la Loi 200 de 1936, le plus grand succès obtenu par la lutte paysane dans ce pays. La loi prévoyait « l’extinction du domaine », mais dans des circonstances très différentes. La loi stipulait que la propriété était une fonction sociale aussi opposée à un droit absolu que dans la loi romaine. Si une terre agricole n’est pas utilisée, si elle ne produit pas, elle peut donner lieu à une expropriation pour le bien de la société. La seconde disposition clé était la règle de « la terre pour le laboureur » : si un paysan a travaillé sur une terre pendant 10 ans, il peut affirmer son droit sur cette terre. La règle des 10 ans est devenue un problème pour les déplacés. Si vous êtes déplacés de force et que vous ne pouvez revenir dans les 10 ans, vous perdez votre titre sur la terre. Un troisième aspect, c’est que l’Etat reconnaît un titre sur la terre si l’on peut démontrer qu’il dure au moins depuis 1916, ou avant, sans solution de continuité. L’idée était d’empêcher l’Etat de donner simplement la terre de l’un à un d’autre ou de fabriquer des titres de toutes pièces.

En 1944, la disposition « la terre pour le laboureur » fut maintenue, ce qui ne la rendit légalement irrévocable qu’en 1957. Pendant cette période de 1944 à 1957, environ 2 millions de personnes furent déplacées par la violence de « la Violencia ». Puis en 1957, la dictature utilisa une procédure militaire pour annuler la disposition de « la terre pour le laboureur » et la règle des 10 ans, gelant en l’état les terres volées de « la Violencia ». Ces conquêtes, une sorte de « réforme des terres à l’envers », furent consolidées et légitimées par la Loi 160 de 1994. La loi de « l’extinction du domaine » comportait un article qui, sans faire beaucoup de bruit, tua ce qui restait de la Loi 200, en agissant comme une charte de droits pour les propriétaires absentéistes. Une loi votée en 1991 dit que vous perdez votre propriété si vous vivez en dehors du pays pendant 5 ans. C’est conforme au modèle chilien, qui expropria ceux que la dictature avait exilés.

En plus de modifier les lois des terres, Uribe veut modifier le système judiciaire. Il y a eu un nombre effroyable de détentions et de raffles massives sous Uribe. Chacune de ces détentions a nécessité une procédure judiciaire. Avec les modifications de la loi proposées, une telle procédure ne sera plus nécessaire.

Un article clé de la Constitution de 1991 dit que la loi internationale s’applique sur le territoire colombien. Pour légaliser les paramilitaires, il devra être modifié. Un obstacle majeur à ces changements est venu de la Cour constitutionnelle, qui garde son indépendance. Uribe veut qu’il soit désormais possible de punir le pouvoir judiciaire pour cause d’erreurs dans l’application de la loi - mettant effectivement fin à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Une autre protection cruciale dans la Constitution de 1991 était la « tutela ». Une « tutela » est une plainte que tout citoyen peut déposer contre le gouvernement ou un acteur privé en vertu de la Constitution. Le gouvernement doit lui répondre immédiatement, dans les 10 jours, faire une enquête et l’indemniser. C’est mal appliqué, appliqué de façon irrégulière, mais on l’a utilisé à plusieurs reprises pour protéger les droits indigènes : les Embera, et beaucoup d’autres. L’une des premières choses que le ministre de l’Intérieur d’Uribe, Londono, a tentée, c’est de faire en sorte que la Tutela ne s’applique qu’au Chapitre II (et non au Chapitre I) de la Constitution. Le Chapitre II traite des droits de l’individu. Mais les droits des indigènes, en fait les droits de tous les groupes, sont dans le Chapitre I. Les droits de l’environnement sont dans le Chapitre III. Bien sûr, les compagnies commerciales sont des « individus », et elles continueront d’être protégées par la Tutela. Cette modification est en cours, on en débat actuellement. Une autre proposition de modification de la Tutela vise à la rendre inapplicable à tout projet approuvé au niveau national (ainsi, une Tutela ne pourrait plus être utilisée contre un projet de barrage hydroélectrique qui déplacerait les Emberra). S’il n’y a pas de poste dans le budget, alors il n’y a pas de protection par la Tutela. Encore une autre modification : auparavant, la Tutela pouvait s’appliquer à des acteurs privés ou à l’Etat, mais elle ne devra plus s’appliquer qu’à l’Etat. Le résultat : un propriétaire foncier pourrait utiliser la Tutela pour protéger sa propriété des revendications des indigènes, mais l’inverse ne pourrait pas se produire. Une multinationale pourrait utiliser la Tutela pour défendre un brevet.

Encore une autre proposition : la réforme des « entités territoriales ». Le prétexte est de réduire la bureaucratie et d’économiser de l’argent en fusionnant des départements (note : les départements colombiens sont l’équivalent des Etats états-uniens ou des Provinces canadiennes). En fusionnant par exemple Narino et Valle del Cauca. Aujourd’hui, le gouvernement national accorde des transferts sociaux à ces départements. Ces modifications conduiraient les départements à « s’auto-financer » et réduiraient les transferts sociaux. Mais ce que signifient réellement ces modifications, c’est la fin de l’autonomie territoriale. L’objectif réel est de créer une situation identique à celle des Etats-Unis, où chaque Etat est le terrain de jeu d’une ou de deux multinationales. Les élites régionales veulent des lots de terres à vendre et de plus grands méga-projects à attribuer.

La réforme des entités territoriales est également la condamnation à mort des droits des indigènes dans la Constitution. La Constitution reconnaît les réserves indigènes en tant qu’entités territoriales comme les municipalités, les départements, etc. C’est la proposition que les groupes indigènes apportèrent à la convention constitutionnelle en 1990. L’élite traditionnelle tenta de la modifier à la dernière minute, et elle était presque arrivée à le faire. Les indigènes partirent simplement en signe de protestation- et ils ne bluffaient pas ! C’est ainsi qu’ils firent adopter la proposition indigène, sous cette menace, dans la Constitution de 1991. Mais maintenant, on essaie de la modifier à nouveau. Comment ? En soumettant les entités territoriales à la reconnaissance du gouvernement national. Les indigènes affirment que les entités existaient avant le gouvernement national et que le gouvernement national doit les reconnaître. En 1991, les indigènes acceptèrent ce marché : si le gouvernement reconnaissait les indigènes, alors les indigènes accorderaient aussi une sorte de reconnaissance au gouvernement. Mais la réforme propose que le gouvernement puisse faire et défaire à son gré les entités territoriales. Ainsi, le gouvernement peut-il dire à un groupe indigène : si vous laissez entrer une compagnie pétrolière dans votre réserve, vous pourrez avoir le statut d’entité, sinon, vous ne le pourrez pas. Une proposition de modification qui s’y rattache concerne la juridiction sur le sous-sol. La Constitution de 1991 donne aux entités territoriales des droits sur le sous-sol, mais Uribe veut la modifier de sorte qu’ils ressortissent strictement à la juridiction nationale. J’ai prévenu les organisations indigènes de partir en signe de protestation si cela devait être adopté. Non pour prendre les armes, il ne s’agit pas de cela, mais simplement pour rappeler au gouvernement que la Constitution de 1991 était une reconnaissance mutuelle. Si le gouvernement a décidé de ne pas reconnaître les indigènes, alors les indigènes peuvent faire de même.

Le gouvernement va chercher à obtenir satisfaction lors des sessions de la législature de mars et de décembre. S’il l’obtient, c’en est fini de la Constitution de 1991. La Constitution était capitaliste, bien sûr. Mais elle était aussi démocratique. Elle offrait la possibilité de défendre les droits. La réforme d’Uribe propose de réinstaurer un Etat autoritaire.

Les retombées dans la région

On est en train de tester le modèle colombien dans le reste de la région. Le renversement du régime en Haïti par la violence des paramilitaires vient de se produire, et on se tourne immédiatement vers le Venezuela. 80 dirigeants paysans ont été assassinés au Venezuela, et des AUV (Autodefensas Unidas Venezolanas, un groupe paramilitaire vénézuélien) ont été formées avec l’aide de paramilitaires colombiens. Un médecin, Pedro Doria, socialiste et conseiller des mouvements paysans au Venezuela, a été assassiné. Pour avoir demandé une enquête sur la mort de Doria, son père a également été assassiné le 29 février. Trois syndicalistes du mouvement bolivarien ont été tués cette année, ainsi qu’un membre d’une coopérative. En Equateur, il y a eu des tentatives d’assassinats à l’encontre d’une organisation indigène, la CONAIE, et l’écologiste Angel Chingre a été assassiné en novembre 2003. Une organisation indigène de ce pays, Pachakutik, a subi un vrai raid à la colombienne, au cours duquel ses ordinateurs ont été volés. En Bolivie, le meurtre du maire de Mojos, Beni, par un employé municipal qui n’avait pas été payé a servi de prétexte aux propriétaires fonciers pour persécuter le mouvement dans la région, un mouvement aidé par un groupe de religieuses qui sont également réprimées. En raison d’une réaction internationale, le gouvernement bolivien a dû intervenir pour protéger les religieuses, mais le modèle est en place. Au Brésil, il y a eu de graves violences envers le Mouvement des paysans sans terre, envers les indigènes, qui ont fait 44 morts. Au Honduras, il y a eu des assassinats et des menaces contre des dirigeants de mouvement. Au Mexique, les Zapatistes ont appelé en 2001 le peuple du pays tout entier à mettre en place des municipalités autonomes. Un maire a essayé de faire de même à Morelos. La réponse immédiate fut l’arrivée des paramilitaires dans la région - et au contraire du Chiapas, il n’y a pas de guérilleros pour la protéger.

Il y a dans la région une vague de mouvements presque impossible à contenir. Au Venezuela, des vagues successives d’attaques - coup d’état, grève, référendum - échouent les unes après les autres. Au Brésil, le MST se retient d’attaquer Lula, non qu’il manque de force, mais parce qu’il est patient. La même chose est vraie pour les mouvements indigènes d’Equateur et de Bolivie. En Bolivie, ils ont renversé un président. Ils pourraient facilement faire de même en Equateur. Mais ils font cette réflexion : ils veulent construire quelque chose, et non pas continuer à renverser des présidents. Ils pourraient renverser Mesa en Bolivie, qui lui succéderait ? Aussi ont-ils adopté une stratégie qui consiste à tenter de construire un pouvoir à partir de la base. En Argentine, Kirchner adopte des politiques qui sont plus à gauche que celles de Lula au Brésil. Pourquoi ? Parce qu’il y tient ? Non, parce qu’il ne peut contenir la pression des mouvements populaires. Et ici même en Colombie, après tout ce par quoi ils sont passés, après tout ce qu’Uribe a jeté dans la bataille pour gagner le référendum, Uribe a perdu.

Le maire de Bogota est dans les mouvements, comme maintenant de nombreux maires partout dans le pays. Et ceci malgré la répression et malgré les campagnes des guérilleros contre les maires : ils promettaient d’assassiner tout maire en fonction qui ne se retirerait pas. Les mouvements ne les ont pas écoutés. Ils n’ont certainement pas écouté le gouvernement. Les deux groupes perdent du terrain sur le plan politique, et sont incapables de se vaincre militairement l’un l’autre. Je pense que tôt ou tard un nouveau train de négociations va s’ensuivre. Lopez Michelson, membre de l’élite colombienne et un des stratèges d’Uribe, a dit la même chose. Il s’est déclaré contre la guerre d’Uribe. Le problème d’Uribe est qu’il croit à sa propre propagande. S’il y a une négociation, c’est Uribe et son électorat qui vont être sacrifiés : la vieille élite des propriétaires fonciers, l’élite liée aux paramilitaires.

Il y a ces deux tendances à l’œuvre. D’un côté, le reste de l’Amérique latine ressemble de plus en plus à la Colombie, avec la violence, le paramilitarisme, et la « sale guerre ». De l’autre, la Colombie ressemble de plus en plus au reste de l’Amérique latine, avec l’irruption de nouveaux mouvements qui remportent des victoires. Ces deux phénomènes se produisent. La force des mouvements colombiens dans ce contexte répressif est étonnante. Imaginez leur pouvoir si la répression n’était pas aussi sévère. Le mouvement des femmes et les ouvriers du pétrole continuent de résister dans Barrancabermeja contrôlée par les paramilitaires. Le mouvement syndical a été sauvagement attaqué, mais ce que les syndicats ont perdu pourrait être compensé par les mouvements qui travaillent au service des quartiers dans des villes comme Carthagène et Barranquilla.

La stratégie de la « sale guerre » est une tentative de contenir ces mouvements, ici et ailleurs en Amérique latine. Les Etats-Unis ont investi une énorme quantité de ressources en Colombie pour tenter d’y gagner la bataille. C’est pourquoi la tension est si terrible ici. Si le projet d’Uribe échoue, la totalité du projet pour la région échouera, et les mouvements de la région auront une plus grande marge de manœuvre.

* Ce texte est la transcription d’un exposé informel fait par Hector Mondragon en Colombie devant un petit groupe de personnes, mais pas en public. Les notes sont de Justin Podur.

Traduction de : Philippe Raynaud

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