Tous les indicateurs sont au rouge : le pays a été classé en « défaut sélectif » par trois organismes internationaux, l’inflation dérape, le peso dégringole et le gouvernement vient de décréter le contrôle de changes.
L’Argentine vit une situation de « vide de pouvoir » depuis le 11 aout, suite au résultât des élections primaires obligatoires (PASO) ou le ticket du Front de Tous (Alberto Fernández Cristina Fernández de Kirchner) a obtenu 47,78% de voix contre 31,79% pour l’actuel président Mauricio Macri. C’est à dire une différence de 4 millions de voix !
Personne ne s’attendait à une telle dégringolade de la coalition au pouvoir. Selon les derniers sondages Alberto Fernández est donné gagnant pour plus de 50% de voix lors du premier tour des élections fixé au 27 octobre.
Mauricio Macri n’a rien fait pour stopper la fuite de capitaux ni pour éviter une dévaluation du peso passant en 24 heures de 45 pesos pour un dollar à 61 pesos. La dette contractée avec le FMI de 57 milliards de dollars, la plus importante au monde, met en péril non seulement l’Argentine mais l’organisme international lui même qui, selon ses propres statuts, a soutenu ce gouvernement en totale illégalité. Ce dimanche le gouvernement s’est vu obligé de stopper l’hémorragie de devises en appliquant le contrôle de changes, vilipendé par lui au début de son mandat en libérant le contrôle exercé par le gouvernement précédent.
L’économiste et journaliste argentin Alfredo Zaiat expliquait ce soir dans le journal Pagina 12 : « Le discours toxique de la plupart des économistes, en tant que porte-parole du pouvoir économique concentré, largement amplifié par les médias, a fait comprendre que l’administration et le contrôle de l’accès aux devises étrangères ne sont pas pratiques. Lorsque cette politique a été imposée, le résultât n’est autre qu’une crise catastrophique… Ce fut le cas lors de la dictature militaire, avec la déréglementation totale du marché. C’était le début d’un processus de dollarisation destructrice de l’économie argentine.
Quand la question se pose de savoir pourquoi il y a un tel niveau de dollarisation dans les transactions commerciales et financières et la fuite phénoménale des capitaux, la réponse réside dans cette politique néolibérale extrême menée par José Alfredo Martínez de Hoz en 1976.
Elle a ensuite été consolidée avec le fantasme de penser qu’un peso valait un dollar, l’expérience de Domingo Felipe Cavallo (ministre de l’économie de Carlos Menem et de Fernando de la Rua) associant les deux monnaies aux contrats et aux crédits, avec une ouverture sans restriction à l’entrée de capital spéculatif. Il a explosé en 2001. L’économie macriste a conçu un système similaire d’ouverture financière, la déréglementation du marché des changes et la dette débridée qui est devenu impayable… L’économie argentine, plus que les autres pays latino-américains, souffre de ce que l’on appelle en termes académiques d’une « restriction externe ». Une autre façon de le dire est qu’il souffre « d’une relative pénurie de devises ». Pour comprendre : « Il n’y a pas d’argent pour tout le monde, à tout moment et pour le montant que vous souhaitez. »
C’est le facteur le plus important pour comprendre l’instabilité économique de l’Argentine aujourd’hui et depuis des décennies. Lorsque cette limitation est admise, ou que le monde des affaires des économistes et des politiciens a pour tâche d’enseigner à la société à accepter cette restriction, la tâche lente et prolongée de construction d’une économie qui ne subira pas de crises dévastatrices peut alors commencer. »
Dans son article « Argentine : avancer sans reculer » publié le 3 juillet 2019, l’économiste français Pierre Salama nous offre quelques pistes quant à la résolution de la crise structurelle de l’Argentine.
« Les décisions prises par le gouvernement Macri pour enrayer le cycle crise – inflation - déficits et obtenir la confiance des marchés, puis une aide conditionnelle du FMI ont produit l’effet inverse de celui espéré. Les effets cumulatifs se déchainent sur le taux de change, la confiance des marchés est de moins en moins acquise. « Le gouvernement argentin est passé du ciel à l’enfer en mille jours » écrit le journal brésilien O valor
La décadence de l’Argentine se poursuivra tant que de telles politiques [néolibérales] seront mises en œuvre. Ces politiques ont perdu toute crédibilité sur leur sérieux scientifique. Elles sont surréalistes. La crise est structurelle. Aussi des mesures structurelles tenant compte et du social et de l’environnement sont nécessaires. Elles sont au nombre de sept :
1/ L’essor de l’agriculture d’exportation s’est faite au détriment des paysans. L’exploitation des mines s’est réalisée le plus souvent au détriment des populations indiennes. La reprimarisation s’est réalisée au mépris de l’environnement et de la santé des paysans, des mineurs et des populations alentours. Elle s’est traduite par une détérioration de leur santé, par des migrations économiques forcées vers les villes. Imposer des normes environnementale et leur respect est de plus en plus une nécessité de survie ;
2/ Dans le contexte argentin où la marché intérieur joue un rôle important, il est nécessaire d’augmenter le pouvoir d’achat provenant du travail. Cette amélioration du pouvoir d’achat peut dynamiser le marché intérieur ;
3/ Cette amélioration passe surtout par une diminution des inégalités sociales grâce à une réforme fiscale qui ne soit plus régressive et puisse favoriser la solidarité. C’est une nécessité non seulement éthique mais aussi économique ;
4/ Il est nécessaire d’améliorer les capacités du tissu industriel à répondre à la demande accrue en augmentant les dépenses en recherche – développement, en améliorant substantiellement la productivité du travail et le taux d’investissement dans le secteur industriel, les services de haute technologie qui lui sont liés et permettre ainsi que les entreprises puissent produire des biens complexes à haute technologie à l’égal de ce que fit et fait la Corée du sud ;
5/ Le choix d’un taux de change sous-évaluée est une condition sine qua non pour éviter les effets pervers auxquels conduit une monnaie appréciée sur le tissu industriel ;
6/ Une politique industrielle agressive qui fasse des paris sur les industries du futur ;
7/ Développer une politique de redistribution en faveur des catégories les plus vulnérables.
« Soyons réalistes, demandons l’impossible », c’est la seule manière se sortir du puits dans lequel l’Argentine s’enfonce depuis tant et tant d’années, d’aller de l’avant sans reculer. »
Avec un cynisme à toute épreuve, Mauricio Macri a accusé les électeurs d’avoir provoqué la catastrophe financière actuelle. Son déni de la réalité est tel que certains membres de sa coalition commencent à se détourner. Alberto Fernández, le candidat - et plus que probable prochain président de l’Argentine -, s’est entretenu à plusieurs reprises avec Macri sans tomber dans le piège de « co-gouverner » pendant cette période. Il a suggéré au président d’abandonner le costume de candidat et prendre de décisions pour éviter une crise majeure. Fernández s’est comporté d’une manière irréprochable sans attiser le feu mais en déclarant que le seul responsable de cette situation revient au gouvernement et à l’attitude complice du FMI.
Difficile de prévoir dans quel état le pays se retrouvera le 10 décembre, lors de la passation du pouvoir au prochain président. A moins que des élections anticipées soient convoquées pour éviter que la crise devienne un vrai cauchemar.
[Carlos Schmerkin* pour son Blog : Le blog de Carlos Schmerkin
Le blog de Carlos Schmerkin. Paris, le 2 septembre 2019
Titre original : « L’Argentine au bord de l’abîme »
El Correo de la Diaspora. Paris, le 2 septembre 2019