Portada del sitio > Los Primos > América Central y Caribe > Haïti L’exil forcé de Jean-Bertrand Aristide
L’auteur a rendu visite à Aristide à Pretoria, en Afrique du sud, où il vit en exil forcé. Et lui a demandé ce qu’il y avait vraiment derrière sa dramatique rupture avec Washington.
Par Naomi Klein
La Jornada, juillet 2005
Quand les troupes des Nations Unies tuent les habitants du taudis haïtien « Cité Soleil », les amis et la famille posent souvent des photographies du Président exilé Jean-Bertrand Aristide sur leurs corps. Les photographies insistent silencieusement sur le fait qu’il y a une méthode à la folie faisant rage à Port-Au-Prince. De pauvres haïtiens sont abattus non pas parce qu’ils sont "violents," comme nous l’entendons tellement souvent, mais parce qu’ils sont militants ; parce qu’ils osent demander le retour de leur président élu.
Cela fait seulement dix ans que le Président Clinton célébrait le retour d’Aristide au pouvoir comme « le triomphe de la liberté sur la crainte. » Alors qu’est-ce qui a changé? Corruption? Violence? Fraude? Aristide n’est certainement pas un saint. Mais même si les pires des allégations sont vraies, elles pâlissent à côté des casiers judiciaires des tueurs, narcotrafiquants et trafiquants d’armes qui ont évincé Aristide et continuent de bénéficier d’une liberté sans limite, avec l’appui total de l’administration de Bush et de l’ONU. Remettre Haïti à ce gang des bas-fonds par peur d’un manque de "bonne gouvernance" d’Aristide c’ est comme échapper à un rendez-vous ennuyant en acceptant d’être ramené à la maison par Charles Manson.
Il y a quelques semaines j’ai rendu visite à Aristide à Pretoria, en Afrique du sud, où il vit en exil forcé. Je lui ai demandé ce qu’il y avait vraiment derrière sa dramatique rupture avec Washington. Il a donné une explication rarement entendue au cours des discussions sur la politique haïtienne - en fait, il en a donné trois: "privatisation, privatisation et privatisation."
Le conflit remonte à une série de réunions début 1994, un moment charnière dans l’histoire d’Haïti qu’Aristide a rarement commenté. Les haïtiens vivaient sous le mandat barbare de Raoul Cédras, qui avait renversé Aristide en 1991 avec un coup d’Etat soutenu par les Etats-Unis. Aristide était à Washington et en dépit des appels du peuple en faveur de son retour, il n’ avait aucun moyen de faire face à la junte sans appui militaire. De plus en plus embarrassée par les abus de Cédras, l’administration Clinton a offert à Aristide un marché : Les troupes des USA le ramèneraient à Haïti — mais seulement après qu’il ait donné son accord pour un programme économique faisant table rase et ayant pour but avoué de "transformer de façon substantielle la nature de l’état haïtien."
Aristide a accepté de payer les dettes accumulées sous la dictature kleptocrate de Duvalier, de réduire la fonction publique, d’ouvrir Haïti "au libre échange" et de baisser de moitié les taxes d’importation du riz et du maïs. C’était un pitoyable arrangement mais Aristide dit qu’il avait peu d’options. "J’étais hors de mon pays et mon pays était le plus pauvre de l’hémisphère occidentale, aussi quel genre de pouvoir avais-je à ce moment-là ?"
Mais les négociateurs de Washington ont fait une demande qu’Aristide ne pouvait accepter: la mise en vente immédiate des entreprises d’Etat d’Haïti, y compris celles du téléphone et de l’électricité. Aristide a argué du fait que la privatisation non régulée transformerait les monopoles d’état en oligarchies privées, augmentant la richesse de l’élite d’Haïti et dépouillant les pauvres de leur richesse nationale. Il dit que la proposition n’avait tout simplement pas de sens : "Etre honnête c’est dire que deux plus deux égal quatre. Ils voulaient que nous chantions deux plus deux égal cinq."
Aristide a proposé un compromis : Plutôt que de liquider les sociétés tout de suite, il les « démocratiserait ». Il a défini ceci comme la rédaction d’une législation anti-trust garantissant que le montant des ventes soit redistribué aux pauvres et permettant aux ouvriers de devenir actionnaires. Washington céda, et le texte final de l’accord — accepté par les Etats-Unis et par une réunion de nations donatrices à Paris — réclamait la "démocratisation" des compagnies d’Etat.
Mais quand Aristide a commencé à mettre le plan en application, il s’est avéré que les financiers à Washington avaient pensé que son discours sur la démocratisation était juste des relations publiques. Quand Aristide a annoncé qu’aucune vente ne pourrait avoir lieu jusqu’à ce que le Parlement ait approuvé les nouvelles lois, Washington cria à la faute. Aristide indique qu’il s’est alors rendu compte que ce qui était tenté était "un coup d’Etat économique." "L’agenda caché visait à me lier les mains une fois que j’étais de retour et à me faire donner pour rien toutes les entreprises publiques de l’Etat." Il a menacé d’arrêter quiconque allant de l’avant avec les privatisations.
"Washington était très en colère contre moi. Ils ont dit que je n’avais pas respecté ma parole, quand ce sont eux qui n’ont pas respecté notre politique économique commune."Depuis lors, les relations d’Aristide avec Washington n’ont cessé de se détériorer: Tandis que plus de 500 millions de dollars promis en prêts et en aides étaient supprimés, affamant ainsi son gouvernement, l’USAID versa des millions dans les coffres des groupes d’opposition, aboutissant finalement au coup d’Etat armé de février 2004.
Et la guerre continue. Le 23 juin, Roger Noriega, secrétaire d’état adjoint pour les affaires de l’hémisphère occidental, invita les troupes de l’ONU à prendre un « rôle » plus « proactif » en poursuivant les bandes armées pro-Aristide. Dans la pratique, ceci a signifié une vague de châtiment collectif, du style Falluja, infligée aux quartiers connus pour soutenir Aristide. Le 6 juillet, par exemple, 300 hommes de troupe de l’ONU ont donné l’assaut à la Cité Soleil, bloquant les sorties et ouvrant le feu depuis leurs véhicules blindés. L’ONU admet qu’il y a eu cinq tués, mais les résidents ont estimé le nombre de morts à pas moins de vingt. Joseph Guyler Delva correspondant de Reuters indique qu’il "a vu sept corps dans une seule maison, y compris deux bébés et une femme âgée d’une soixantaine d’années." Ali Besnaci, responsable de Médecins Sans Frontières à Haïti, a confirmé que le jour du siège vingt-sept personnes sont venues à la clinique de MSF avec des blessures d’arme à feu, dont les trois quarts étaient des femmes et des enfants.
Pourtant en dépit de ces attaques, les haïtiens sont toujours dans la rue -rejetant la mascarade des élections arrangées, s’opposant aux privatisations et brandissant les photographies de leur président. Et de même que les experts de Washington ne pouvaient pas envisager qu’Aristide rejetterait leur plan il y a une décennie, aujourd’hui ils ne peuvent pas accepter que ses défenseurs pauvres agissent de leur propre initiative- Aristide doit sûrement les contrôler par quelques mystérieuses pratiques Vaudou, pensent-ils. "Nous croyons que ses partisans reçoivent des instructions directement de sa voix et indirectement par ses acolytes qui communiquent avec lui personnellement en Afrique du sud," a dit Noriega.
Aristide assure ne pas avoir de tels pouvoirs. "Les gens sont brillants, les gens sont intelligents, les gens sont courageux," dit-il. Ils savent que deux plus deux ne font pas cinq.
* Naomi Klein est l’auteur de No Logo et Barrières et fenêtres. (Elle a était aidée dans sa recherche par Aaron Maté
Texte publié dans The Nation.
Traduction en espagnol: Tania Molina Ramírez.
Traduction en français : Thomas Solorzano pour El Correo.
Haïti, les chiffres d’un pays-tragédie: Haïti est le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental
– Population : 8.121.622 habitants
– Espérance de vie: 52.92 ans.
– Personnes atteintes du Sida : 280 000 (estimation 2003).
– Morts du Sida : 24.000 (estimation 2003).
– Nombre de morts dus à la tempête tropicale Jeanne de septembre 2004: 3.600.
– Taux de croissance du PIB: -3.5% (estimation 2004).
– Deux tiers des habitants haïtiens dépendent du secteur agricole, essentiellement de l’agriculture de subsistance.
– Population sous le seuil de pauvreté : 80% (estimation 2003)
– Rang dans l’indice de développement Humain des Nations Unis : 150, sur 175 pays.
– Biens d’exportation : produits manufacturés, café, huiles, mangues et du cacao.
– Pays d’exportation : Etats Unis 81.8%, République Dominicaine 7.2%, Canada 4.2% (chiffres 2004).
– Dette Externe: 1.200.000 dollars (estimation 2004).
– Aide Economique : 150.000.000 de dollars (estimation pour 2004).
– Dépense militaire : 26.000.000 de dollars (2003).
– Troupes de l’ONU: 7.495.
– Haïti est devenu un des lieux favoris des Caraïbes pour l’embarquement et le débarquement de cocaïne à destination des États Unis et de l’Europe, et pour le blanchiment d’argent.
– 1915 : Invasion par les Etats-Unis suivie de 19 ans d’occupation. La mission était "de protéger les intérêts étasuniens et étrangers ". La résistance à l’occupation s’est maintenue depuis le début de l’invasion. La Constitution (écrite par le sous secrétaire naval étasunien Franklin D. Roosevelt), approuvée en 1918, permettait l’acquisition de terres par des étrangers.
– Rébellion de 1918: près de 2000 citoyens haïtiens meurent.
– Les Etats Unis se retirent du pays en 1934.
– Francois Duvalier, "Papa Doc", renversa un président récemment élu (il était au pouvoir depuis moins d’un mois) en 1957.C’est le début d’une dynastie de 29 ans. Il meurt en 1971 et son fis, Jean-Claude Duvalier ("Baby Doc"), prend le pouvoir à 19 ans. Baby Doc et son épouse fuient le pays en 1986, chassé par des tensions sociales. Ils trouvent refuge en France. Un conseil le remplace. Les Etats-Unis installent un régime militaire. Il devait être temporaire mais il demeure jusqu’en 1990.
– 1990 : Jean-Bertrand Aristide est élu président.
– Le 30 septembre 1991 : Coup d’Etat avec l’appui des Etats-Unis.
– Aristide retourne à la présidence en 1994.
– Aristide gagne les élections de 2000.
– En 2004 il quitte le pays en exil forcé par les Etats-Unis et la France.
Sources: CIA, Factsbook et Wikipedia.)