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9 septembre 2003

Guerre : la fin justifie les puits

 

Le pétrole n’est pas le but du conflit, mais son instrument. Et la dérive militaire poursuit trois objectifs : construire un protectorat qui, plus encore que les gisements, contrôle les voies de transit du brut (les Etats-Unis en sont privés depuis l’époque du chah), briser l’autonomie politique et énergétique de l’Europe, renforcer Israël et son hégémonie militaire.

Par Sergio Finardi
Il manifesto

Une donnée qui a abondamment circulé dans les analyses nationales et internationales de ces derniers mois, comme quoi l’Irak serait le deuxième détenteur mondial de réserves pétrolières après l’Arabie saoudite, est contestable. Cette donnée est tirée des statistiques fournies en 2001/2002 par l’agence américaine de l’énergie (EIA), mais en réalité, bien que les réserves irakiennes soient très importantes tant à l’échelle internationale que nationale, la seconde place pour les réserves mondiales revient au Canada qui en a recensé pour la seule année 2002 une quantité équivalant à 180 milliards de barils principalement concentrées dans la province de l’Alberta (Alberta Energy & Utility Board, estimation officielle approuvée par le World Report de Oil & Gaz Journal, 23 décembre 2002). L’Irak arrive à 112,5 milliards de barils, l’Arabie saoudite à 259,3 milliards. De plus, le potentiel des réserves énergétiques de l’Asie centrale et du Caucase sont estimées par les sources les plus sûres (que j’ai moi-même reprises dans deux articles parus dans le Manifesto le 27 avril et le 3 mai 2000) à une quantité située entre 85 et 195 milliards de barils. Le Canada est à deux pas du marché américain, les réserves de l’Alberta sont énormes et ne sont, par ailleurs, calculées qu’en fonction des possibilités d’extraction de la technologie actuellement disponible. Si en 2001 les réserves mondiales prouvées correspondaient à 1028 milliards de barils, celles d’aujourdhui ont atteint 1.213 milliards de barils (et cette dernière estimation présume que les réserves prouvées de l’Asie centrale se situent seulement entre 18 et 19 milliards de barils).

Le pourcentage des réserves recensées dans les pays de l’Opep passe ainsi à l’échelle mondiale de 79,4 à 67,5, perdant plus de dix points en pourcentage. Quant à la soi-disant "fin" de l’ère du pétrole, dont les réserves seraient menacées d’épuisement d’ici à un ou deux ans et dont les capacités de production seraient en déclin, je me contenterai de rappeler ici que-sur la base de la consommation moyenne de ces dernières années, avec les réserves et la technologie actuelles- nous sommes en mesure d’assurer notre consommation pendant encore 60 à 80 ans au moins. (U.S Geological Survey), ce qui permet largement d’absorber de potentielles hausses de la consommation pendant encore 40 à 50 ans au moins. Il est par ailleurs ridicule de penser que l’horizon technologique actuel restera inchangé pendant trois ou quatre décennies. En 1965, on ne pouvait exploiter un gisement marin que jusqu’à cent mètres de profondeur alors qu’aujourd’hui on arrive facilement à plus de 1 000 mètres.

En réalité, l’alarmisme au sujet de l’approvisionnement en pétrole -certains centres de recherche usaméricains sont passés maîtres en la matière- tend à pousser les populations qui en sont grandes consommatrices à soutenir n’importe quelle aventure ayant pour but apparent le contrôle des réserves ("notre" avenir énergétique en danger !). C’est bizarre qu’on ne comprenne pas à gauche que lorsqu’on croit "révéler" que le contrôle des réserves irakiennes est le "véritable" but de la volonté actuelle de faire la guerre, on véhicule inconsciemment cette tactique ("Eux aussi le disent à la page...).

Il y aurait beaucoup à dire sur ce que signifient en termes réels les données sur les réserves de pétrole, qui n’ont de sens que si on les mets en relation avec des variables de marché et de développement économique complexes. Et il y aurait aussi beaucoup à dire sur le rôle fondamental -autant qu’habituellement négligé- que jouent dans la balance énergétique mondiale le charbon (environ 60% de l’électricité des Etats-Unis provient de cette source et la Chine en est à la fois un grand producteur et un grand consommateur) ainsi que le gaz naturel pour lequel la Russie, l’Iran, le Qatar et l’Asie centrale arrivent en tête du classement mondial. On ne comprend pas pourquoi les aventures militaires ne devraient viser que le pétrole et négliger le contrôle des autres sources d’énergie.

Pour comprendre comment se répartissent les intérêts des pays et des compagnies dans le domaine géo-énergétique, plutôt que de focaliser notre attention sur les réserves, il serait beaucoup plus utile de la concentrer sur les capacités de production et de raffinement, sur les voies de transit et les coûts de transport (de 1 à 3 dollars le baril), sur le rapport entre les coûts de l’extraction et les perspectives de développement ainsi que sur le remodelage incessant de la carte des pouvoirs énergétiques. Prenons, par exemple, la soi-disant le caractère crucial de la production de l’Opep (dont le Proche-Orient ne constitue qu’une partie). Malgré son importance, celle-ci ne couvre actuellement que 37,3% de la consommation globale (donnée de la fin 2002). En 2002, les Etats-Unis ont importé une quantité de pétrole correspondant à une moyenne mensuelle de 11,3 millions de barils par jour dont 6,4 millions provenaient de pays extérieurs à l’Opep. Ils n’ont importé que 1,75 millions de barils par jour de la région du Golfe (Koweït et Arabie saoudite), ce qui équivaut à 15,5% de leurs besoins. Même en y ajoutant le pétrole irakien (qui transite par des voies détournées) et celui des Emirats, on n’arrive pas à 17/18%. Dans la consommation des Etats-Unis, trois pays de l’aire américaine représentent à eux seuls le triple de ce que fournit le Proche-Orient : le Canada (1,9 millions de barils par jour), le Mexique (1,5) et le Venezuela (1,5). Par ailleurs, on se trompe lourdement lorsqu’on considère qu’il va de soi que le contrôle -ou l’influence- exercé sur des pays disposant de réserves considérables puisse se traduire par l’acquisition semi-automatique de concessions, l’exploitation immédiate et un transport aisé jusqu’aux marchés.

Les plus grands spécialistes sont d’accord sur le fait que les investissements nécessaires pour remettre de l’ordre dans le secteur extractif irakien et pour parvenir à exploiter ne serait-ce que très partiellement le potentiel de production additionnel d’une partie de ses réserves (en particulier celles des régions occidentales) pourraient s’élever à plusieurs dizaines de milliards de dollars. Cette opération demanderait au moins une décennie même si la guerre n’entraînait pas d’incendies de puits (environ 500 d’entre eux se trouvent près de Kirkuk, à 400 kilomètres au maximum au nord de Bagdad) ni de destruction d’infrastructures (de terminaux maritimes comme Mina al-Bakr, de gazoducs ou d’oléoducs le long de l’Euphrate et du Tigre). Même dans un Irak sous protectorat américain, les choses ne seraient pas aussi faciles qu’une certaine presse se l’imagine. De plus, il est fort improbable que les conquérants ne soient pas obligés de composer avec la multitude de groupes d’intérêts nationaux et internationaux (y compris ceux de l’opposition en exil) qui sont présents dans le secteur énergétique irakien de même qu’avec les solides traditions nationalistes de l’ensemble des cadres de haut niveau et de haute compétence technique du secteur pétrolier irakien. Dans l’éventuel après Saddam, le gâteau énergétique devrait de toute façon être réparti entre plusieurs acteurs et les compagnies pétrolières américaines et britanniques n’auraient pas en main la carte maîtresse. Il ne faut pas non plus négliger le fait que la chute éventuelle du régime pourrait très bien ne pas coïncider avec la fin du conflit, ce qui propulserait les prix du pétrole à des niveaux allant de 40 à 50 dollars le baril pour une période considérable. L’économie mondiale ne peut supporter un tel prix que pendant quelques semaines, au prix -substantiel- de faillites et de pertes dans de nombreux secteurs de l’économie, et avec une très faible certitude de revenir à des niveaux plus contrôlables. De plus, ce retour dépendrait uniquement d’une superproduction prolongée de l’Arabie saoudite et de l’Iran, ce qui augmenterait démesurément le pouvoir de négociation politique de ces deux pays pour une période qui ne saurait être brève (étant donné la situation actuelle des capacités de production additionnelles, seuls ces deux pays seraient en effet en mesure de maîtriser à court terme le prix du brut).

Il faut par ailleurs ajouter que la Russie, l’Inde et le Japon ne sont bien sûr pas en train, aujourd’hui, de regarder les bras croisés les Etats-Unis s’emparer physiquement d’une région qui, soit en raison d’un approvisionnement essentiel, soit parce qu’elle se trouve enserrée dans leur zone d’influence terrestre ou maritime, est pour eux stratégique. Leur appui plus ou moins caché à l’aventure militaire est l’objet d’intenses pourparlers et il est possible qu’on doive, ultérieurement, subdiviser les parts du gâteau énergétique.

Je crois que le problème de la compréhension de la dérive militaire actuelle de l’establishment américain et britannique est non seulement "plus complexe" (presque tout le monde estime qu’il ne s’agit pas seulement d’une question de pétrole) mais fondamentalement différent. Trois éléments -concurrents et indissociables- devraient être examinés plus attentivement. Le premier est la question irrésolue de l’échiquier proche oriental des Etats-Unis : non pas l’Irak, mais l’Iran. En 1978, avec la sortie de scène du chah, Les Etats-Unis ont perdu un pion essentiel pour leur politique d’endiguement soviético-russe dans la région et pour la gestion de cette région charnière qui donne à l’aire asiatico centrale le contrôle l’océan Indien, point de passage stratégique des grandes routes énergétiques et commerciales en provenance et en direction de l’aire asiatico orientale. L’occupation de l’Irak déplacerait ce contrôle plus au sud, mais permettrait de remplacer de façon efficace l’Iran du chah. Dans ce cas, l’opération militaire utiliserait la carte du pétrole non pas comme une fin, mais comme un moyen à offrir en partage dans le cadre d’un éventuel protectorat américain. Le second élément est la réitération, sur une toile de fond différente, de l’opération anti-européenne Yougoslavie/Balkans, où se sont mêlés -toujours par le biais de la Grande Bretagne- les objectifs suivants : briser l’autonomie politique des pays européens et interrompre les projets d’indépendance énergétique de l’Europe centrale via le couloir Balkans- mer Noire - Caucase - Asie Centrale. Le troisième élément, enfin, est le renforcement de la position d’Israël dans le contexte du Proche-Orient : cela fait au moins quinze ans que les hommes qui sont aujourd’hui au coeur de l’administration américaine et qui sont étroitement liés au lobby pro - Sharon (les soi-disant "néo-conservateurs") cherchent une reconfiguration de la carte du Proche-Orient qui impose la liquidation de la question palestinienne et apporte une stabilité hégémonique à la position militaire de Tel Aviv, qui peut d’ores et déjà compter sur l’unique capacité nucléaire militaire réelle présente au Proche-Orient, sans parler de ses autres programmes illégaux relatifs à la fabrication potentielle d’armes chimiques et biologiques (pour plus de détails se reporter au Manifesto du 1er février 2003).

Si ce n’était pas trop difficile à prouver "scientifiquement", il faudrait prendre en considération un quatrième élément : le fait que l’auto glorification hautaine et insupportable de la classe dirigeante américaine actuelle, le silence absolu et honteux (quand il ne s’agit pas d’un appui explicite) d’une grande partie des démocrates et des syndicats et enfin un appareil médiatique qui en est désormais réduit à la pure propagande de guerre aient vraiment pu pousser les "stratèges" à se tromper dramatiquement dans leurs calculs, erreur qui ne leur laisserait d’autre issue qu’une guerre porteuse de chaos.

L’asservissement des médias aveugle aussi le pouvoir et, à ce propos, il est bon de rapporter (Alexander Cockburn, The Nation, 3 mars) que l’étudiant Ibrahim al-Marashi (dont les écrits ont constitué, avec certains vieux numéros de la Jane’s Intelligence Review, la source véritable et inconsciente du ridicule "dossier" des services secrets de Blair/Powel sur l’Irak) vient d’une famille chiite de Baltimore ; qu’il n’a jamais été en Irak ; qu’il a tiré sa documentation de papiers mis a sa disposition par un Irakien qui s’est exilé en 1991, Kanan Makkiya, bien connu au Département d’Etat américain ; qu’il a publié ses écrits dans le numéro de septembre dernier de la Middle East Review of International Affairs, revue du Gloria Center de Herzliya, Israël, dont le directeur, Barry Rubin, a été chercheur à l’Institute for Near East Policy de Washington, une émanation de l’Aipac, le lobby israélien le plus puissant et le plus réactionnaire des Etats-Unis, lequel compte parmi ses mentors les faucons les plus connus de l’administration Bush.

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