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2 février 2004

Guatemala

 

Par José Steinsleger

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D’abord Dieu
La Jornada, México, 6 août 2003

« …je vous certifie qu’avec l’aide de Dieu je m’opposerai puissamment à vous et vous ferai la guerre de toutes parts et de toutes les façons possibles, et vous soumettrai au joug et à l’obéissance de l’Eglise et de ses Altesses, et prendrai vos biens, et commettrai tous les maux possibles, et vous traiterai comme des vassaux qui n’obéissent ni ne veulent recevoir leur seigneur et lui résistent et le contredisent… »

Les sommations de Juan López de Palacios Rubios (1450-1525), inspirés de la doctrine sur les « peuples infidèles » de l’évêque Enrique de Susa (vers 1270), étaient lus aux Indiens avant la bataille. S’ils opposaient de la résistance, l’auditeur des rois catholiques prévenait : « …et je déclare solennellement que les morts et les maux qui s’ensuivraient vous seraient imputables et non à Sa Majesté, ni à moi, ni à ces messieurs qui m’accompagnent. »

Sans avoir la moindre idée de ce que les Espagnols leur disaient, les Mayas du Guatemala luttèrent avec ténacité jusqu’à être vaincus par l’arquebuse, le canon et le cheval (1524). A la soumission militaire succéda la conquête spirituelle. Mais l’âme des Indiens ne fléchit pas. Au Mexique, ils sculptèrent la Vierge Brune du Tepeyac et au Guatemala, le Christ Noir qui dissimule le dieu agraire Ek-Ik-Pul-Ha (Esquipulas), puisque « … un dieu blanc ne pouvait être miséricordieux envers les Indigènes. La couleur de ces hommes en soutane ou à épée a toujours signifié pour eux la mort et la misère » (Cardoza y Aragón).

Plusieurs siècles plus tard, le concile œcuménique Vatican II (1962) et les encycliques Pacem in terris (1963) et Populorum Progressio (1967) modifièrent radicalement cette vision de l’Eglise. Le Concile de Medellín (1968) allait être le point de départ d’une nouvelle attitude qui conduisit une génération de laïques et de religieux à s’engager aux côtés des luttes populaires d’Amérique Latine.

Les libéraux voulurent y voir dans un changement de cap de l’Eglise, en accord avec la tonalité politique de l’époque. Mais Nelson Rockefeller, Vice-Président de Richard Nixon, fut plus intelligent. En 1968 il entreprit une tournée dans tout le continent et dans son rapport il observa que l’Eglise n’était plus « un allié sûr pour les Etats-Unis ». Rien de neuf : « Je crois que l’absorption de ces pays par les Etats-Unis sera longue et difficile tant qu’ils seront catholiques », avait dit le Président Théodore Roosevelt en 1912.

Le rapport Rockefeller soutenait que le catholicisme était devenu « un centre dangereux de révolution potentielle ». En 1969 il alla au-delà en assurant qu’il était nécessaire de remplacer les catholiques latino-américains par « un autre genre de chrétiens ». Le magnat recommanda à son gouvernement de promouvoir ce qu’on appelle les « sectes » fondamentalistes qui poussaient sur l’arbre en fleur des pentecôtistes états-uniens.

D’origine européenne, même si, théoriquement, il surgit au début du siècle passé comme mouvement de protestation des secteurs noirs et populaires urbains des Etats-Unis, le pentecôtisme met en question les Eglises jugées trop rationalistes ou « froides ».

Cependant, nombreuses sont ses branches qui ont dégénéré en « sectes » personnalistes, messianiques et autoritaires, traits étrangers aux églises évangéliques ou « protestantes », bien qu’en Amérique Latine le pentecôtisme soit l’expression actuelle la plus répandue du protestantisme.

Dans son livre Salut ou domination. Les sectes religieuses en Equateur (1986) le chercheur états-unien Tomas Banat rappelle que Marx avait vu dans le Pentecôtisme une « …expression de la pauvreté, et en même temps une protestation contre elle, le soupir d’une créature étouffée, le sentiment d’un monde sans cœur et l’esprit d’une époque sans esprit ». Réflexion qui vient fort à propos dans l’histoire du peuple guatémaltèque et son interminable liste de massacres, racisme, oppression, ignorance, humiliation et analphabétisme.

Au Guatemala, on ignore quand le général Efraín Ríos Montt adhéra à l’Eglise du Verbe, branche pentecôtiste de Gospel Outreach, fondée à Eureka, Californie (1971). Ríos Montt commença à faire parler de lui en 1974 : candidat de la Démocratie chrétienne et d’autres partis politiques, il se fit alors voler la présidence par le général Kjell Laugerud au cours d’élections frauduleuses.

Deux ans plus tard, trois événements secouèrent le Guatemala : l’essor de la lutte de masses, le tremblement de terre qui détruisit sa capitale le 4 septembre 1976 (25.000 morts) et la suspension de l’aide militaire étasunienne en raison des massacres d’Indiens et de la violation systématique des droits de l’Homme par l’armée guatémaltèque (1977).

Sous prétexte de venir en aide aux sinistrés du tremblement de terre, des centaines de prédicateurs de l’Eglise du Verbe pénétrèrent dans le pays. Ils se mêlèrent à l’activité contre-insurrectionnelle, recueillirent des fonds aux Etats-Unis et les canalisèrent vers des projets liés au mécontentement social et économique ou dans les territoires où le mouvement guérillero était actif.

L’Eglise du Verbe divin et d’autres sectes pentecôtistes aplanirent le terrain pour que des « illuminés » comme Ríos Montt, tout comme au XVIe siècle, puissent prêcher, « la Bible et la mitraillette à la main », les nouvelles exigences spirituelles de la re-colonisation impérialiste.

La croix et le fief
La Jornada, México, 13 août 2003

« Toutes mes histoires ont beau sembler sans rapport entre elles - écrit Lovecraft - elles reposent toutes sur le savoir ou la légende fondamentale selon laquelle ce monde fut habité un jour par une autre race qui, pour avoir pratiqué la magie noire, perdit sa position établie et fut expulsée, mais vit toujours à l’extérieur, prête à reprendre possession de cette Terre. »

Balivernes. S’il était né au Guatemala, le maître de la cruauté et de la terreur, auteur de Dans les montagnes de la folie, se serait ennuyé à mourir dans n’importe quel cabinet de notaire de tribunal départemental, à transcrire des témoignages comme ceux de Yolanda Aguilar Uriza, séquestrée en 1979 à l’âge de quinze ans, suite au meurtre de son père, dirigeant démocrate-chrétien, et de sa mère, conseillère dans un syndicat.

« Veux-tu voir le spectacle du « Christ souffrant » ? » Le soldat conduisit la jeune fille dans une cellule et elle y vit un détenu suspendu par les bras au plafond. Balbutiant, le malheureux la supplia d’informer le monde de son martyre. « Il était défiguré, on l’avait édenté à force de coups, et ses blessures grouillaient de vers. Sur ce, un policier arriva et, muni d’une faucille à couper le café, il lui coupa le pénis. L’homme poussa un cri terrible, si effrayant que je m’en suis souvenu de nombreuses années », raconta Yolanda.

Le Guatemala était alors gouverné par le général génocidaire Romeo Lucas García (1978-82), successeur du général génocidaire Kjell Laugerud García (1974-78), successeur du général génocidaire Carlos Arana Osorio (1970-74) et ainsi de suite jusqu’à l’invasion états-unienne de 1954. Cette année-là, le général James Doolitle nota dans un rapport au président Dwight Eisenhower : « Il n’y a pas de règle dans cette guerre. Les normes d’une conduite humaine acceptable ne s’appliquent pas ici. »

Doolitle savait de quoi il parlait. A la sauvagerie et à la dépravation des militaires guatémaltèques (attributs incompréhensibles si on les détache de l’obscur profil raciste de leurs classes dominantes), les Etats-Unis rajoutèrent leur quota d’ « aide », faisant de l’armée guatémaltèque une institution de meurtriers professionnels constitutionnellement établis.

Réduire le phénomène répressif du Guatemala à la logique de la guerre froide (ou à celle de l’opposition « civils vs. militaires ») équivaudrait à tomber dans l’ignorance d’une histoire qui (à l’exception des gouvernements de Juan José Arévalo et du colonel Jacobo Arbenz, 1944-54) va du conquistador Pedro de Alvarado au président Alfonso Portillo.

« Entre 1962 et 1977 - dit le rapport de l’archevêché Guatemala : plus jamais - les victimes furent surtout des ladinos (blancs et métis), leaders paysans et syndicaux, ouvriers, professeurs, étudiants et dirigeants sociaux de la capitale et des régions du Sud et de l’Est du pays. C’était une répression plus sélective, reposant sur des exécutions extrajudiciaires, des tortures, des disparitions… »

Cependant, depuis la fin des années 60, ce qu’on appelle le Triangle du Nord (les départements de Huehetenango, Quiché et Alta Verapaz, limitrophes du Chiapas (Mexique), et qui figurent dans le Plan Puebla-Panamá) revêtit un grand attrait pour l’oligarchie agro-exportatrice. Le seul « problème », c’étaient les Indiens, petits propriétaires qui vivaient sur cette terre riche en minerais et en pétrole, fertile pour l’élevage et l’exploitation forestière.

Les Indiens, mais aussi le mouvement guérillero et l’action pastorale des prêtres et religieuses engagés aux côtés du peuple. Par ailleurs, à partir de 1974, les colonels et généraux décidèrent qu’eux aussi voulaient être riches. L’armée ne voyait plus l’intérêt de se cantonner au rôle de gardiens de l’argent et des intérêts de l’oligarchie, et c’est ainsi que commença une nouvelle phase d’accumulation du capital. Comme à l’époque de la conquête, les militaires concentrèrent leur feu sur les curés, les guérilleros, et tout spécialement sur les peuples indiens de la région.

C’est dans ce contexte qu’eurent lieu les massacres de Panzós : 114 paysans massacrés, hommes, femmes et enfants (Alta Verapaz, mai 1978) ; les assassinats des prêtres José María Gran Cirera et Faustino Villanueva, qui provoquèrent la fuite des religieux du Nord de El Quiché (juin 1980) ; la prise sanglante de l’ambassade d’Espagne, où un groupe d’Indiens et de paysans avait trouvé refuge pour protester contre la saisie de leurs terres (janvier 1981) et le massacre de Choabajito, où 23 paysans et une petite fille de cinq ans furent assassinés à coups de machettes (Chimaltenango, avril 1981).

Avec Lucas García, la répression atteignit des sommets jamais vus, condamnant la lutte des masses au repli. Cependant, la constitution du Front démocratique contre la Répression et du Comité d’Unité paysanne aiguisa les contradictions parmi les groupes au pouvoir, divisés par les recours et les méthodes de l’Etat pour faire face au mouvement populaire et aux actes de guérilla croissants.

En janvier 1982, devant les échecs répétés de l’offensive contre-insurrectionnelle et au cœur d’une profonde crise du régime, les quatre organisations armées du pays se fondirent dans l’Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque (URNG). Pour la énième fois, les militaires donnèrent un coup de pied dans l’échiquier et un groupe d’entre eux ordonna : « Allez chercher le Général. »

Menu fondamentaliste
La Jornada, México, 20 août 2003

Le 23 mars 1982, le général Efraín Ríos Montt commit un coup d’Etat qui en 18 mois pulvérisa le réalisme magique de Gabriel García Márquez et la technique littéraire surréaliste utilisée par Miguel Angel Asturias dans Monsieur le Président, ce roman qui narre le climat d’horreur que le Guatemala vécut pendant les dictatures de Manuel Estrada Cabrera (1898-1920) et Jorge Ubico (1931-1944).

« Mon gouvernement - déclara le général ce jour-là - combattra « les quatre cavaliers de l’Apocalypse » : la faim, la misère, l’ignorance et… la subversion ». Et pour ce faire il compta sur l’appui des quatre cavaliers du fondamentalisme moderne : les Etats-Unis, le Vatican, les sectes évangélistes pentecôtistes et l’ « appui technique » d’Israël.

L’ancien Tribunal des Confins (Audiencia de los Confines, 1542) fut transformé en immense camp de concentration. « Les officiers à la tête des unités - observe un rapport déclassé de la CIA datant de février 1982 - ont reçu des instructions pour détruire toute ville ou village coopérant avec la guérilla… pas de quartier pour les combattants, ni pour les non-combattants. » Le rapport signale que l’armée lançait alors des opérations de « nettoyage » dans le « triangle du Nord », limitrophe du Chiapas, où sont établis les Ixiles, l’un des vingt peuples qui constituent le tissu Maya.

En 1983, malgré la disparition de trois Guatémaltèques travaillant pour l’Agence internationale de Développement des Etats-Unis (USAID), le président Ronald Reagan relança l’aide militaire par un apport de 250.000 dollars. L’année suivante, il mentit au Congrès en affirmant que le nouveau gouvernement de Ríos Montt avait fait « des efforts pour réduire les abus dans le domaine des droits de l’Homme » et le chiffre fut porté à 50 millions de dollars.

Le Vatican aussi apporta sa contribution. Lors d’un symposium, célébré à Rome en 1975, le Conseil épiscopal d’Amérique latine (CELAM) avait qualifié de « virus contagieux » la « théologie de la libération » et suite à la visite du Pape Jean-Paul II au Mexique pour l’inauguration de la troisième Conférence latino-américaine du CELAM (janvier 1979) la brèche entre les secteurs conservateur et progressiste du catholicisme se creusa encore.

En mai 1980, alors que les fidèles finissaient à peine de laver le sang d’Arnulfo Romero, archevêque de El Salvador assassiné en mars de la même année, l’équipe d’extrême droite du fondamentalisme protestant, qui avait dessiné la politique de Reagan en Amérique Centrale (et qui de nos jours travaille aux côtés de George W. Bush) resserra les rangs avec le Vatican et le CELAM (Document de Santa Fe I).

Les médias se sont réjouis de retransmettre encore et toujours le doigt d’avertissement de Jean-Paul II sur la tête du poète religieux Ernesto Cardenal, ministre de la Culture du Nicaragua, agenouillé dans l’aéroport de Managua lors du parcours du Pape en Amérique centrale (mars 1983). Mais au Guatemala, où la frénésie génocidaire atteignait à ce moment-là des degrés de sublime férocité, le Pape se limita à condamner « l’injustice, la haine et la violence ».

« Votre Sainteté - dit Ríos Montt - est venue réaffirmer ce pour quoi nous avons lutté pendant tant de mois : la pacification du pays. Quiconque, donc, ne respecte pas notre plan et ne prend pas en compte l’appel que Votre Sainteté a prononcé au nom de Jésus Christ, ne sera pas pardonné. Oui, c’est nous qui allons accomplir ce qu’a dit le pape. Votre Sainteté est un allié de notre croisade morale.
 »
Les journalistes états-uniens Carl Bernstein et Mario Polito, auteurs d’un livre qui révèle l’alliance politique entre Washington et le Vatican, rapportèrent une phrase curieuse que Jean-Paul II aurait dite en 1981 au général Vernon Walters, ex-directeur de la CIA et émissaire de Reagan : « Nous avons besoin de l’Esprit Saint en ces temps difficiles. »

Curieuse parce que l’Eglise du Verbe, secte pentecôtiste dans laquelle Ríos Montt officiait comme « pasteur », outre ses pratiques apolitiques et son anticommunisme de croisade, considère actuels et rend prioritaires les dons de l’Esprit Saint tels qu’ils sont décrits dans le récit de Pentecôte des Faits des apôtres (Faits 2 : don de langue, de prophéties, de guérison, exorcisme). Pourtant, le 16 janvier 1983, l’Eglise catholique guatémaltèque en exil dénonça le fait que les sectes étaient pour l’Armée et le gouvernement du Guatemala aussi nécessaires que les armes automatiques ou les hélicoptères Huey : « Argent, politique, valeurs et un schéma d’Eglise préfabriqué par les sectes fondamentalistes des Etats-Unis, voilà ce qui a publiquement annoncé l’union de l’Armée, de la Religion et du Gouvernement. »

« Nous, les Guatémaltèques, sommes le peuple élu du Nouveau Testament, nous sommes les nouveaux israélites d’Amérique Centrale » assurait Ríos Montt. En réalité, les seuls israélites du Guatemala n’avaient rien de nouveaux, ni d’émissaires de Dieu : 300 experts en torture et contre-insurrection envoyés par la Ministère de la Défense d’Israël.

La « coopération stratégique » entre Washington et Tel Aviv (admise en 1981 par le général Alexander Haig, secrétaire d’Etat de Reagan) joua un rôle déterminant dans le génocide et ethnocide du Guatemala. Le schéma répressif suivi par l’Armée de Ríos Montt renferme de nombreux points de ressemblance avec celui appliqué en Israël dans les territoires occupés de Palestine : n’accepter aucune demande populaire, quel qu’en soit le coût.

Traduction : Florence Mazet, pour RISAL.

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