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18 mai 2006

Fernando Birri : "Le cinéma argentin est devenu ce que j’avais imaginé"

par Oscar Ranzani

 

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Conjointement avec l’écrivain Gabriel García Márquez, le patriarche du cinéma latinoaméricain avait fondé en 1986, l’Ecole de Cinématographie cubaine,
qui sera à l’honneur au prochain festival de Cinéma de Mar del Plata.

Fernando Birri

Au cours de la 21° édition du Festival International du Cinéma de Mar del Plata, divers hommages seront rendus à de grands référents de la cinématographie locale et latinoaméricaine. L’un d’entre eux s’adressera à l’Ecole Internationale du Cinéma et de la Televisión de San Antonio de Los Baños (Eictv) - basée dans une commune au sud-ouest de La Havane- ; créée il y a tout juste vingt ans. Le patriarche du cinéma latinoaméricain Fernando Birri, qui fut son premier directeur entre 1986 et 1991, sera présent. A 81 ans, Birri - à qui l’on a rendu encore avant-hier la distinction d’Ambassadeur Culturel de Santa Fe, la province où il est né et où il a créé la première école de cinéma en Amérique Latine- n’a pas vacillé sur ses convictions, celles là même qui l’ont propulsé au rang d’emblème du cinéma populaire ; réaliste et critique à la fois, inspiré par le néoréalisme italien (il fut notamment assistant de Vittorio de Sica), dont il s’est imprégné étant jeune, lors d’un de ses exils en Italie.

La Eictv - plus connue sous le nom de l’Ecole des Trois Mondes - est née en décembre 1985 comme le plus important projet académique de la Fondation du nouveau Cinéma Latinoaméricain ; elle est dirigée depuis lors par l’écrivain colombien Gabriel García Márquez. Et grâce au soutien du gouvernement cubain, la Eictv a pu se mettre en marche avec l’idée selon laquelle "un autre cinéma est posible". De tous temps, elle a été composée de cinéastes prestigieux, tels que les successeurs de Fernando Birri qui en ont pris la direction : le réalisateur brésilien Orlando Senna, le colombien Lisandro Duque, le scénariste hispano-argentin Alberto García Ferrer, l’écrivain Edmundo Aray ou encore son actuel directeur qui n’est autre que le cinéaste cubain Julio García Espinosa. Les bancs de l’école ont accueilli au total 4400 étudiants de 45 pays différents, qui ont pu profiter de l’expérience de cinéastes en activité. C’est ainsi que l’on y apprend, depuis son commencement, à réaliser un cinéma net, toujours enrichi d’un fond politique, poétique et éthique.

« Cà a été un moment privilégié, car l’école a été créée au moment où le mouvement du Nouveau Cinéma Latinoaméricain atteignait un niveau auquel elle n’était jamais parvenu auparavant", a confié à Página/12 par téléphone le créateur de Tire dié, la première enquête sociale filmée. C’est l’époque - poursuit Berri- où se consolide toute une série de projets ; d’initiatives, de points de vue, qui sont à la base de la création de cette école ». Pour ce faire, Birri s’était entretenu avec plusieurs camarades cubains (essentiellement avec le réalisateur cubain Julio García Espinosa) à propos de la nécessité d’installer à Cuba une école qui permette de renouveler l’expérience de l’Ecole du Cinéma Documentaire de Santa Fe, qu’il avait lui-même créé l’année passée dans sa ville de naissance, et qui a le mérite d’avoir été la première institution de ce genre artistique en Amérique Latine. « L’idée - explique le directeur réalisateur du film « Les inondés », était de s’appuyer sur cette expérience qui, d’une certaine manière est tombé à l’eau à cause des maudites successions politiques qui ont eu lieu, et relancer le projet, mais cette fois, à l’échelle latino-américaine. Cà a été un moment privilégié et finalement, le projet a abouti ».

L’idée qui est à l’origine de l’Ecole de San Antonio de los Baños aurait été de développer un regard plus juste sur la société dans le cadre d’une école de cinématographie latino-américaine ?

Précisément. Officiellement, elle porte le nom d’Ecole Internationale du Cinéma et de la Televisión, mais en réalité, elle est née sous le nom d’Ecole des Trois Mondes, c’est à dire, Ecole de l’Amérique Latine et des Caraibes, de l’Asie et de l’Afrique. Et c’est cela en fait qui donne toute sa vitalité à cette école. Donc, ce que vous êtes précisément en train de dire correspond bien à ce désir de libération, à une politique de libération, à une esthétique de libération. Disons, à une dimension de libération humaniste qui implique bien évidemment toute une dimension politique, esthétique, philosophique, économique. Toutes les dimensions que vous voulez, c’est à dire en somme, une conception tri-dimensionnelle.

Le concept d’une école anti-scolastique a suscité de nombreux débats parmi les cinéastes qui participaient au projet, mais a fini par être adopté dans la forme sous laquelle vous le proposiez.

Cela m’amuse bien car c’est un sujet qui a donné lieu à des polémiques particulièrement impressionnantes. Pour comprendre ce terme d’école scolastique, il faut remonter à la Réforme Universitaire de 1918, qui a vu le jour dans la ville de Cordoue (Argentine) et s’est ensuite répandu au reste de l’Amérique Latine, en passant par Cuba. Et elle s’y présente non seulement une proposition alternative mais également comme un projet d’opposition aux vieilles universités scolastiques tomistico-aristotéliciennes, qui ont une conception abstraite de l’homme et de l’enseignement. Dans cette perspective, la Réforme de 18 a été à l’origine de cette nouvelle conception qui ressemble beaucoup au concept de base que j’ai voulu donné à l’Ecole du Cinéma Documentaire de Santa Fe, au nom d’un cinéma national, réaliste et critique. Cela apparaît notamment dans le manifeste de Tire dié. Quand plus tard, j’ai fait « Les inondés » j’y ai ajouté un mot, ce qui donne ceci : "Pour un cinéma national, réaliste, critique et populaire", car c’était ça en fait qui était visé. Quand j’utilisais le mot « anti-scolastique », c’était dans le sens d’anti-répressif. C’était ça l’idée.

Vous avez toujours défendu d’idée selon laquelle un des objectifs du cinéma était qu’aucun des spectateurs ne devait sortir de la salle tel qu’il y était rentré, et de la même façon, que le cinéaste ne soit plus le même une fois son film terminé. Comment ça s’enseigne, ça ?

C’est là, la base de tout mon travail. Mais on pourrait dire la même chose de celui qui lit une poésie, de celui qui regarde un tableau ou de celui qui écoute une musique. Dans ce sens, le rôle de l’art est cathartique. Et ce qui se produit alors c’est une sorte de grand défoulement, de grand vide, de recharge d’énergie à travers laquelle la personne qui connaît l’expérience artistique et esthétique n’est plus la même après l’avoir vécu que quand elle l’a commencé. En définitive, c’est l’art comme connaissance, ou dans une dimension plus intime et plus secrète, l’art comme conscience.

Contrairement à l’époque où vous avez créé l’Ecole de Cinéma Documentaire de Santa Fe, il existe aujourd’hui une ribambelle d’écoles en Argentine. Comment voyez-vous ce qui se passe actuellement dans notre pays ?

Il y a aujourd’hui un mouvement formidable en Argentine, un phénomène, que sans aucune prétention, j’avais toujours imaginé. Dans les années les plus dures, les plus terribles, dans les années d’exil et de l’obscurité la plus sombre, vous ne cessez jamais d’y croire. Par entêtement. Comme une impulsion émotive, mais non sans intelligence. Sans compter de nombreux doutes, à se demander si vraiment l’histoire, le temps, nous laisserait en quelque sorte, retrouver l’état dans lequel on avait commencé à créer. Et l’histoire nous le rend au centuple. Il y a en effet aujourd’hui, en Argentine comme dans le reste de l’Amérique Latine, un cinéma d’une clarté mentale et esthétique qui est réellement une preuve que, même dans les plus obscures ténèbres, un petit rayon de soleil apparaît toujours, et ce rayon s’appelle l’aube. Ce qui se passe aujourd’hui en Argentine est vraiment un exemple d’une force surprenante. Cela n’est cependant pas venu seul. Ce n’a été possible que grâce à une série de politiques cinématographiques, d’un Institut de Cinématographie qui a dynamisé tout cela dans les dernières années, avec certains précédents comme ce fut le cas par exemple avec l’époque Antín (et encore avant à l’époque Emilio Zolezzi, pendant les années Frondizi), ce qu’est parvenu à faire quelqu’un comme Getino, et que font aujourd’hui des gens tels que Coscia ou Alvarez. Quand nous pensions qu’il était possible de transmettre une expérience et un enseignement cinématographique avec l’Ecole du Cinéma Documentaire de Santa Fe, nous la voyions naturellement comme une expérience ouverte, collective et commune. En résumé : le rêve a dépassé la réalité.

Quelle est aujourd’hui, selon vous, la fonction sociale du cinéma ?

C’est la même qu’hier et ce sera la même demain. La fonction sociale du cinéma naît comme une forme de connaissance, si tant est que la connaissance est aussi conscience. Et si tel est le cas, elle est la conscience du changement. Un changement en bien, évidemment. Récemment, j’ai vu à Venise le film La dignité du peuple (« La dignidad de los nadies »), de Pino Solanas. Ce que j’essaye de dire de façon conceptuelle, est déjà formulé de façon stylistique, esthétique et artistique dans le film de Pino. Je ne vois pas la fonction sociale en terme de dogmes, de recettes, ni à travers des formules dogmatiques de la pensée et de l’idéologie, qui à mon sens, ne servent à rien.

Quelle portée et quelles limites le cinéma peut-il avoir pour changer la réalité ?

Votre question concerne toutes les autres activités de l’art, dans leur pleine expression, et dans une plus vaste mesure, de tout ce que suppose la connaissance. La portée c’est la conscientisation. La portée c’est l’expression artistique comme formation de la conscience, comme expression d’une conscience individuelle, mais qui en même temps, est transmise à la conscience de tous, à une conscience collective. Une portée qui impliquerait dans tous les cas la composante du risque. La valeur du risque, la valeur de l’aventure esthétique, la valeur de la connaissance qui, est ce qui constitue, en dernier ressort, la nouveauté, ce qui revient en somme, à sauter dans le vide sans filet. Nous sommes comme des acrobates qui se lancent dans le vide, et nous élançons sans filet d’un trapèze à l’autre. Les limites ? C’est tout là l’illusion. Mais pas des idéaux idéalistes, mais bien plutôt des idéaux réalistes. Et j’ajouterais une dernière différence . des idéaux, oui ; des illusions, non. Car l’idéal c’est un peu l’étoile qui guide le navigateur. L’illusion, en revanche, c’est comme un feu follet qui surgit ici ou là et disparaît soudainement, et ce qui est le plus probable, c’est que ce feu follet apparaisse sur un récif, et que tu t’y viennes t’y rompre les os avec ton bateau. Il ne faut donc pas confondre les feux follets avec les étoiles.

Portrait

Fernando Birri est né à Santa Fe le 13 mars 1925. Il vécut sa première artistique en tant qu’acrobate. Mais le cinéma fut son ami le plus fidèle, sans oublier les arts plastiques. Il fit ses études au Centre Expérimental de Cinématographie de Rome et fut disciple de Vittorio de Sica, emblème du néo-réalisme italien.

Il y a deux films clés dans l’histoire de Birri. Le premier est Tire dié (1960), un court-métrage réalisé entre 1956 et 1958 par un groupe d’élèves de l’Ecole du Cinéma Documentaire de Santa Fe (créée par Birri lui-même). Ce film où transparaît la dureté de la pauvreté de la région a été reconnu comme la première enquête sociale filmée. On y voit notamment une des images les plus fortes du cinéma documentaire argentin : un groupe d’enfants qui courent à côté d’un train et demandent à ses passagers : "Tire dié, Tire dié".

Le second c’est le long-métrage fictionnel « Les inondés », basé sur un conte de Mateo Booz qui reproduit un problème social qui existe toujours aujourd’hui. En outre, Birri a été le scénariste de ces deux films. Ensuite, suivirent : Mon fils le Che (1985), mort d’une utopie ? (qui n’a pas été distribué dans le commerce) et Le siècle du vent (1999), inspiré d’un des livres de la trilogie « Mémoires du feu », de Eduardo Galeano.

Actualité

Dans le cadre de l’hommage rendu à l’Ecole Internationale du Cinéma et de la Télévision de San Antonio de los Baños (Eictv), « Za05 : Lo viejo y lo nuevo », le film le plus récent de Birri, sera projeté (le 11 mars). J’ajoute que le film se présente comme un mégaclip didactique et collectif. Birri explique aussi que « Za » était le diminutif qu’on donnait en Italie à Zavatini, le scénariste de Vittorio de Sica, l’homme qu’il est à l’origine de films tels que « Ladrón de bicicletas » (« Voleur de bicyclettes ») ou encore « Milagro en Milán » (« Miracle à Milan »).

Ce scénariste exceptionnel, qui était aussi poète, peintre et tellement d’autres choses, signait très souvent ses œuvres « Za », une apocope de son propre nom. Nous, la génération du Nouveau Cinéma Latino-américain, nous les García Márquez, les García Espinosa, les Gutiérrez Alea, tout ce groupe qui a été à Rome pendant l’époque du néo-réalisme, au milieu des années 50 (néo-réalisme qui, ayant métamorphosé et transformé cette expérience a donné naissance au Nouveau Cinéma Latino-américain), nous eûmes tous pour maître à penser, Zavatini. Il a été notre point de référence.

Birri souligne que dans ce film, « projeté en hommage à l’Ecole du Cinéma et de la Télévision de Cuba, il a voulu que le titre même porte cette reconnaissance. Le film en lui-même est ou se veut un méga clip didactique et collectif (une sorte de grand collage) où je mets face à face des passages et extraits de films considérés comme historiques par le Nouveau Cinéma Latino-américain (Mémoires du Sous-Développement, Frida, Tire dié etc), ainsi qu’une sélection de séquences de vingt ans de films de thèse faits par les étudiants de l’école pour être admis.

Ont-elles été ajouté pour prouver quelque chose ?

Non. Elles ont été ajoutées dans le but de s’interroger : « Y a-t-il une continuité entre ces scènes historiques du Vieux Cinéma Latino-américain et celles des nouvelles générations ? Y a-t-il un lien entre eux où chacun a-t-il été de son côté ? Cà, c’est au spectateur d’y répondre par lui-même.

Página 12 , Samedi 4 mars 2006

Traduction pour El Correo de : Pierre Molines

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