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Par Nicolas Joxe
Le Monde Paris, 14 janvier 2008.
Difficile de ne pas réagir à l’article de Jacques Thomet "La vérité sur les FARC sort enfin" (Le Monde, 9 janvier - Lire plus bas). Pour qui connaît un tant soit peu la situation colombienne, sa lecture ne peut que provoquer stupeur et colère. Dressant un portrait particulièrement élogieux d’un président colombien qui aurait tout tenté pour libérer les otages aux mains des FARC, l’auteur y lance des accusations contre la famille d’Ingrid Betancourt.
Selon cet ancien directeur de l’AFP en Colombie, le président Alvaro Uribe Velez aurait été victime d’une opération de "diabolisation" orchestrée par le gouvernement et les médias français. La famille d’Ingrid Betancourt est accusée d’avoir constamment "vilipendé" le président colombien tout en dédouanant la guérilla de sa responsabilité dans les enlèvements de civils. Qui peut croire que la famille d’Ingrid Betancourt n’a jamais condamné la cruauté et l’injustice des FARC ? Tout au long de ces années, les proches de l’ancienne sénatrice franco-colombienne ont toujours dénoncé cette pratique abjecte des enlèvements. Les FARC ont depuis longtemps perdu tout crédit politique en généralisant les kidnappings.
Personne ne conteste cette dérive criminelle de la guérilla, qui commence dans les années 1980 quand elle décide de se financer grâce à l’argent du trafic de drogue qui inonde le pays. Les FARC se coupent alors du reste de la société colombienne, leur projet révolutionnaire laisse place à une lutte purement militariste. Ce combat pour accroître leur emprise territoriale s’accompagne dès lors de violations massives des droits de l’homme. Aujourd’hui, personne ne défend sérieusement la vision d’une guérilla "romantique" en Colombie. L’épisode du petit Emmanuel est un exemple supplémentaire du cynisme dont est capable ce mouvement. Cette vérité sur les FARC n’a donc jamais été occultée, comme le prétend Jacques Thomet, qui tente de faire apparaître le président colombien comme un démocrate exemplaire, victime des mensonges des FARC relayés à l’étranger par la famille Betancourt et les autorités françaises.
Mais cette présentation de la situation colombienne, véritable panégyrique pro-Uribe, ne résiste pas à l’examen. Pour s’en convaincre, il faut revenir sur le parcours du président colombien. Car, contrairement à la thèse qu’avance Jacques Thomet, la violence politique qui ravage la Colombie ne se résume pas aux seules FARC. Depuis vingt ans, sous prétexte de lutter contre la guérilla, des milices paramilitaires d’extrême droite ont commis des crimes de masse contre la population. Ces derniers mois, des fosses communes ont été découvertes dans toutes les régions du pays. Le procureur général de Colombie a affirmé qu’elles pourraient contenir les restes de près 10 000 civils assassinés par ces groupes paramilitaires.
Leaders populaires, syndicalistes, juges, défenseurs des droits de l’homme, journalistes : les paramilitaires se sont attaqués à toute forme d’opposition politique ou sociale avec une cruauté inouïe. La presse colombienne a révélé comment les chefs paramilitaires ont généralisé la torture en formant leurs hommes à démembrer vivantes leurs victimes.
Les derniers rapports d’enquête d’Amnesty International, de Human Rights Watch ou de la FIDH montrent comment les forces de sécurité colombiennes ont encadré, coordonné, voire participé, aux massacres paramilitaires. Les témoignages des victimes sont concordants, massifs, accablants. Des officiers supérieurs de l’armée ont "sous-traité" aux milices le soin de mener cette guerre "sale" en toute impunité.
Mais les paramilitaires ne se sont pas cantonnés à ce travail de répression, ils ont bâti une redoutable organisation mafieuse qui contrôle l’essentiel du trafic de cocaïne vers les Etats-Unis et l’Europe. En s’infiltrant dans l’appareil d’Etat, les paramilitaires ont pu faire prospérer leur trafic et généraliser le détournement de fonds publics grâce à la complicité d’une partie de la classe politique au pouvoir.
Or ce qu’omet de dire Jacques Thomet dans son article, c’est que la carrière du président Uribe est étroitement liée à cette expansion du narco-paramilitarisme. Dans un rapport de la DIA (Defense Intelligence Agency) datant de 1991, les services de renseignement militaire américains présentaient Alvaro Uribe Velez, alors sénateur au Congrès, comme un "politicien collaborant avec le cartel de Pablo Escobar aux plus hauts niveaux du gouvernement". Quelques années plus tard, en tant que gouverneur de la région de Medellin, Alvaro Uribe Velez autorise la formation de coopératives de sécurité privée servant en réalité de couverture légale à des groupes paramilitaires peuplés de tueurs de la mafia. Dans son article, Jacques Thomet écrit que le père du président colombien a été abattu par les FARC. Certes, mais pourquoi ne mentionne-t-il pas que ce dernier était lié à certains parrains de la drogue du cartel de Medellin, que l’on a retrouvé un hélicoptère appartenant à la famille Uribe dans un immense laboratoire de cocaïne ?
Pourquoi ne pas rappeler que l’ancien chef des services de renseignement, un proche du président Uribe, est actuellement détenu pour sa collaboration active avec les paramilitaires ? Pourquoi omettre le fait que les paramilitaires ont joui du soutien de larges secteurs de la classe politique colombienne ? Cette année, malgré les menaces, les juges de la Cour suprême ont ordonné l’arrestation de quatorze députés et sénateurs. Tous sont des proches du président Uribe. Ils sont accusés d’avoir truqué des scrutins électoraux, ordonné des assassinats et servi les intérêts des groupes paramilitaires depuis le Parlement.
Depuis 2005, le président Uribe a tout mis en oeuvre pour parvenir à une amnistie générale des paramilitaires en adoptant la loi dite de justice et paix. Cette législation prévoit, en effet, pour les responsables de ces crimes contre l’humanité des peines dérisoires en échange de leur démobilisation. La situation colombienne est complexe, sa violence, multiforme, parfois difficile à décrypter. Mais présenter la guérilla comme le "diable" et tenter de blanchir un président colombien compromis dans l’entreprise criminelle du paramilitarisme est quelque chose d’inacceptable. Exiger la libération d’Ingrid Betancourt et de tous les otages retenus dans des conditions inhumaines par la guérilla ne peut servir à exonérer l’Etat colombien de sa responsabilité dans le déchaînement de violence existant dans le pays.
Nicolas Joxe, réalisateur, est l’auteur du documentaire "Ils ont tué un homme. Crimes paramilitaires en Colombie". (Diffusion Arte 2005.)
La vérité sur les FARC sort, enfin
Par Jacques Thomet*
Le Monde . Paris, 8 janvier 2008
Le diable en Colombie, c’est désormais la guérilla, et non plus Alvaro Uribe, pour le public français. Une page se tourne enfin. Vilipendé jour après jour depuis six ans par la mère, la soeur, la fille et l’ex-mari d’Ingrid Betancourt, avec l’aide de Dominique de Villepin et de Jacques Chirac, le président de Colombie a fait d’un coup échec et mat aux narcoterroristes des FARC et à ceux qui épousaient leurs mensonges. Non pas après une offensive armée de grande envergure, mais par la grâce d’un enfant, Emmanuel.
Ingrid Betancourt et son chef de campagne pour la présidentielle de mai 2002 pour le parti Oxygène en Colombie, Claraleti Rojas, ont été enlevées le 23 février de cette année-là par les FARC, pour rejoindre le lot tragique des 3 000 otages d’une guérilla qui ne vit que du trafic de cocaïne et du rançonnement des civils séquestrés, pour un revenu à hauteur de 400 millions de dollars par an. Paris n’avait jamais éprouvé le moindre intérêt pour cette effrayante injustice jusqu’à la captivité d’Ingrid.
En Colombie, Ingrid n’a jamais été que l’un des 3 000 Colombiens aux mains des rebelles, et nul n’ignore qu’elle s’était jetée dans la gueule du loup en refusant d’obéir aux objurgations des services secrets de son pays qui l’avaient incitée, en vain, à ne pas poursuivre son chemin vers le repaire de la guérilla le 23 février 2002 (je garde par-devers moi un document secret qui le prouve). L’intervention publique de Jacques Chirac en sa faveur, sous la pression de Dominique de Villepin, a réussi à déformer la vision des médias français sur la tragédie colombienne. La scène y a longtemps opposé un méchant, Alvaro Uribe, à une guérilla "romantique" méprisée par le chef de l’Etat. Dans cette intrigue répétée sans relâche par la famille Betancourt, le président colombien endossait le rôle d’accusé.
Ni la famille Betancourt ni les médias français n’ont jamais reconnu les concessions faites par Alvaro Uribe, incapable il est vrai de s’assurer les services d’un organe de communication compétent. Ce président, élu au suffrage universel en 2002 avec 54 % des voix, a été réélu en 2006 avec 64 %, sur une plate-forme de "gant de fer contre les terroristes" (les FARC sont ainsi qualifiées officiellement par l’Union européenne). Contre tous ses engagements initiaux "de ne pas libérer un millimètre du territoire national au profit de la guérilla", cet ancien gouverneur de Medellin a accepté de négocier avec ces mêmes FARC qui avaient abattu son père, Alberto, en 1983, dans leur ferme. Le 13 décembre 2005, Uribe accepte même d’offrir 180 km2 de la Colombie aux FARC pour négocier un échange humanitaire sous l’égide de la France, de l’Espagne et de la Suisse. La guérilla rejette l’offre, et invoque son "refus de négocier avec le président colombien". Les médias français n’évoquent jamais cet épisode.
En 2007, les FARC paraissent en mesure de mettre à genoux Alvaro Uribe. Sous la pression internationale de pays dont la France, il avait déjà accepté en juin de libérer un commandant de cette guérilla, Rodrigo Granda, sur la demande expresse de Nicolas Sarkozy, puis 152 rebelles, mais sans aucune contrepartie connue. Le président colombien fait un nouveau pas sur son chemin de Canossa. Il accepte alors en décembre 2007 de laisser son homologue du Venezuela - haï en Colombie pour ses relations avec le régime castriste - recevoir les trois otages que la guérilla veut libérer pour les lui confier à Caracas : Claraleti Rojas, son fils Emmanuel (conçu en captivité avec un guérillero), et une parlementaire, Consuelo de Perdomo. Ce "geste" des FARC confirme les relations étroites entre Hugo Chavez et les rebelles, qui disposent de centaines de camps de repli au Venezuela sur les 2 300 km de frontière commune entre les deux pays.
Un véritable cirque médiatique est alors monté par le président vénézuélien, avec la complicité d’une sénatrice colombienne d’extrême gauche, Piedad Cordoba. Huit pays dont la France envoient des délégués de haut rang : ambassadeurs, ministres, ou ex-président comme l’Argentin Nestor Kirchner. Le CICR de Genève attend comme eux la libération des otages. Le suspense se prolonge pendant cinq longues journées.
La désillusion est totale. Les FARC annoncent le 31 décembre 2007 leur refus de libérer les deux femmes et l’enfant Emmanuel, sous un prétexte fallacieux. La vérité sort alors de son puits. Emmanuel n’était plus chez les FARC, annonce dans la soirée Alvaro Uribe. Sous le faux nom de Juan David Gomez Tapiero, souffrait de malnutrition, paludisme et leishmaniose quand il avait été confié par les rebelles à un certain José Cristiano Gomez en juillet 2005. Quand les FARC ont voulu récupérer le bébé en décembre dernier, ils ignoraient qu’Emmanuel avait été transféré dans la capitale.
Les révélations du président colombien suscitent aussitôt la suspicion de la guérilla et de ses complices. Fabrice Delloye, l’ex-mari d’Ingrid Betancourt, dénonce le "machiavélisme" d’Alvaro Uribe le 3 janvier. Depuis près de six ans, il n’a cessé de vouer le chef de l’Etat aux gémonies, pour son refus des diktats de la guérilla. Hugo Chavez accuse son homologue colombien d’avoir "dynamité" la libération des otages par ses assertions.
La fourberie des FARC a renforcé Alvaro Uribe, déstabilisé Hugo Chavez - muet depuis ces révélations - et, hélas, ridiculisé tous les pays qui avaient oublié d’imiter Ulysse en ne se faisant pas attacher au mât pour échapper à l’appel de sirènes encore plus dangereuses que dans la mythologie : la sanglante guérilla colombienne.
*Jacques Thomet est ancien [heureusement] directeur de l’AFP en Colombie et au Venezuela (1999-2004).