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Par Sandra Russo
Aussi bien sur le terrain de la connaissance qu’ailleurs, s’établit une concurrence entre groupes, ou secteurs, qu’ Heidegger a nommée « L’interprétation publique de la réalité ». De façon plus ou moins consciente, les groupes en conflit prétendent imposer leur interprétation de ce que les choses ont été, sont ou seront. Le sociologue Robert Merton l’affirme dans son livre « The Sociology of Science », et cela revient à dire entre autre que l’histoire est écrite par ceux qui gagnent. Merton a passé son temps à insister sur le fait que, dans ce monde apparemment aseptique de la science, se cache, comme partout, une lutte de pouvoirs. Mais ces observations mertoniennes servent cette fois à comprendre ce pays (NDRL l’Argentine) et les étranges choses qui lui arrivent. Par exemple, malgré l’énorme désastre dont souffre la classe moyenne et les horizons flous qui dessinent son futur, cette année seuls 4774 élèves issus des écoles privées ont été inscrits dans le secteur public. Beaucoup plus d’enfants que ces 4774 font partie de ces foyers où quotidiennement on discute de comment réduire les dépenses ; cependant, l’éducation apparaît comme privilégiée, protégée par une aura presque sacrée dans cette société sans idoles.
Ceci dit on parle d’une déroute consommée. Une grande partie de ces hommes et femmes qui aujourd’hui serrent les dents et continuent à payer des taxes de luxe, étaient -avant d’être des pères et des mères- probablement convaincus que leurs enfants seraient éduqués dans des écoles publiques. La défense de l’éducation publique a toujours fait partie des bagages « honnêtes » de la classe moyenne. Même si certains de ses membres ont peut-être été éduqués dans des écoles privées par des familles qui ont réussi à prendre l’ascenseur social, la classe moyenne -en défendant l’école publique, laissait battre dans son cœur un souvenir honnête sur ses origines et un désir tout aussi honnête tourné vers le futur : des gens qui avaient eu l’ opportunité de l’ascenseur social rêvaient d’un pays avec l’égalité des chances. L’école publique était essentiellement cela, un signal de départ homogène, sans lequel la démocratie était simplement un mot de dix lettres très utile pour le Scrabble et pas grand chose de plus.
Beaucoup des gens ont et continuent aujourd’hui à défendre l’école publique, mais une chose sont les principes et une autre, très différente, sont ses propres enfants. Ces enfants ont tout changé. Au moment des inscriptions, ils ne sont pas allés dans l’école publique du coin, mais dans l’école privée bilingue à double scolarité (NDLR : en argentine la scolarité se déroule le matin ou l’après midi. La double scolarité se déroule sur toute la journée), avec en plus de l’informatique, et pourquoi pas, un champ de création intense.
A l’époque, il était déjà clair que le pays était non seulement pas destiné à l’égalité de chances, mais qu’ il glissait lentement vers un scénario d’une brutale inéquité. Vouloir protéger les enfants de l’ouragan qui promet de s’étendre sur plusieurs générations n’est pas honteux. Mais ceci dit, ça fait mal. Ca fait mal que nos propres enfants doivent grandir dans un esprit de compétition, qu’il soient efficaces, rapides, occupés, alertes. Ca fait mal, de les préparer non pas pour la vie mais pour le combat. Et ce qui vous mortifie le plus, c’est qu’ils doivent le faire entourés d’autres enfants du même âge, nés avec la marque de leur futur tatouée en noir.
Une enquête portant sur 1500 foyers, effectuée au mois de février pour les entreprises Analogias, et sur la demande Ketchum Argentina sur les nouvelles données de la consommation en temps de crise, a montré que les classes moyennes ont tendance à réduire leur consommation dans l’ordre suivant : alimentation, sodas et jus de fruit, vêtements, produits de ménage, produits d’hygiène personnelle et cosmétiques, téléphone fixe et mobile, de services divers pour la maison… et c’est à ce moment là qu’ apparaît, dans cette liste maudite de réductions des dépenses domestiques, l’éducation et les cours particuliers suivis par les membres de la famille.
Les données de l’enquête confirment la température ambiante. L’éducation des enfants est perçue comme l’ultime tranchée, l’ultime étendard, l’ultime marche depuis laquelle on peut continuer à être ce qu’on est, et en même temps qui nous permet d’ être ce signal qui rappelle que l’effort de nos parents n’a pas été vain. Des sociologues du premier monde comme Pierre Bourdieu ont analysé l’institution scolaire dans des sociétés, française ou japonaise. L’école a la fonction dans ces pays de distribuer des biens culturels pour perpétuer la structure sociale. Les familles dominantes mènent différentes stratégies de reproduction sociale, dont une est éducative : leurs rejetons sont éduqués dans des institutions sélectives d’où émergent de nouvelles classes dominantes. Les travaux des sociologues montrent comment une génération transmet à une autre quelque chose qu’elle même a reçu et dont elle a profité, le « capital social héréditaire ».
En Argentine ce n’est pas le cas. Les choses sont différentes. Nos parents nous ont offert une éducation qui a permis que leurs propres expectatives culturelles se réalisent une génération plus tard. Il n y a pas eu de "capital social héréditaire" mais un intense désir de capital culturel. Les grands-parents analphabètes ont deviné, depuis le brouillard de leurs carences, qu’il fallait aller , là bas : à l’école. Buenos Aires est dans ce sens une ville débordante de ce désir incarné par des personnes qui valorisent, apprécient, profitent, consomment et génèrent des biens culturels, avec une avidité qui montre bien que ces biens constituent leur identité.
Debout, en haut du toboggan, aujourd’hui nous ne sommes pas disposés à laisser glisser les enfants jusqu’en bas - ce bas d’où nous avons grimpé nous-même depuis notre enfance, contre cette « loi de gravité sociale » apparemment universelle, et ce grâce à un état mental et spirituel qui nous a permis d’être qui nous sommes- nous qui adorons acheter un bouquin, aller au ciné, ou écouter de la musique- et non pas grâce à la quatre-quatre ni au penthouse. Par ici, « no pasaran ».
Pagina 12 du 6 avril 2002-04-07. www.pagina12.com
– Traduction : Carlos Debiasi