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3 février 2003

Culture, la logique marchande

 

Par Christophe Kantcheff
Politis

Les effets de la mondialisation libérale n’épargnent pas la culture. On réduit les œuvres en biens de consommation, on fabrique des produits marketing parodiant une apparence artistique, avec l’exigence d’une rentabilité rapide et maximale. Ce mécanisme alarmant, nous le voyons à l’œuvre dans les domaines de la littérature, de la musique, des arts plastiques, du cinéma, de la télévision, de la bande dessinée ou de la photographie. Il est important d’en comprendre les enjeux, afin d’envisager les moyens d’une résistance.

Le 17 décembre 2001, Jean-Marie Messier, alors PDG de Vivendi-Universal, déclarait morte « l’exception culturelle française ». Depuis, l’auteur de cette forte phrase a été remercié et l’exception culturelle tient bon. Mais l’avertissement a été sérieux. Et l’on peut craindre une nouvelle offensive, cette fois décisive, contre le principe juridique qui a protégé le cinéma et l’audiovisuel européens. Surtout, les conséquences de l’incurie gestionnaire de l’ex-patron ont montré, s’il le fallait, l’influence déterminante des grands groupes sur le paysage culturel français : Canal +, principal financeur du cinéma, vacille sur ses bases et Hachette, récent acquéreur de la branche édition de Vivendi, se retrouve dans le secteur du livre en position archidominante.

Les effets de la mondialisation libérale n’épargnent pas la culture. Et pas seulement les industries culturelles, même si c’est là, par définition, qu’ils sont les plus visibles. Dénominateur commun : la marchandisation. On réduit les oeuvres en biens de consommation ou, plus directement, on fabrique des produits marketing parodiant une apparence artistique, le tout étant mis en relation avec le public - la distribution - avec l’exigence d’une rentabilité rapide et maximale.

La distribution. Comme le dit l’économiste Françoise Benhamou (voir pp. 17 et 18), c’est « le noeud du problème ». D’autant qu’elle est organiquement liée à la promotion, et conditionne de plus en plus la production. Dans le monde de l’édition, l’inquiétude exprimée à la suite du rachat par Lagardère de Vivendi Universal Publishing s’explique avant tout par la nouvelle part d’Hachette dans la distribution : 80 %. Ses services commerciaux devront faire preuve de beaucoup de vertu pour s’interdire d’en profiter et imposer aux librairies des conditions plus contraignantes. D’autant qu’Hachette possède ses propres chaînes (le Furet du Nord, Virgin, les Relay), qui pourraient, d’une manière ou d’une autre, être mieux traitées.

Or, les librairies indépendantes, qui ont vocation à offrir aussi un débouché aux livres exigeants, sont déjà soumises à de fortes pressions. On l’a vu, par exemple, lors de la dernière rentrée littéraire, où elles ont été noyées sous un déluge de nouveautés (1). Difficile, ne serait-ce que pour des raisons matérielles, de ne pas s’en remettre d’abord aux valeurs sûres ou aux auteurs déjà connus. Il faut assurer son chiffre d’affaires. Se battre, éventuellement, contre la Fnac d’en face. Quant à la majorité de ceux qui pourraient jouer le rôle de défricheurs, les journalistes littéraires, ils ne font que plébisciter ce qui marche déjà. Des résultats d’une enquête réalisée auprès de 35 critiques sur les dix écrivains qu’ils tiennent pour les meilleurs de la jeune génération, le Figaro tire cet enseignement : « Ils semblent épouser, à peu de choses près, les listes des meilleures ventes. » (2)

Comme on sait, la France n’a pas su prendre la même loi sur le disque que sur le livre. En l’absence d’un prix unique, le tissu des disquaires indépendants s’est rapidement désagrégé. De 800 il y a quelques années encore, ils ne sont plus que 150 aujourd’hui. Et les gros distributeurs, qui détiennent plus des trois quarts du marché (Sony, EMI, Warner, BMG, Universal et Virgin), ont des exigences exorbitantes (par exemple, certains CD ne sont délivrés que par boîtes de 50 unités). Leur part dans la vente était de 6,3 % en 2000, alors que celles des hypermarchés (41,1 %) et des grandes surfaces spécialisées (29,9 %) sont toujours en progrès (3). Or, faisant le bilan de Boucherie productions, François Hadji-Lazaro note (voir p. 20) que « le marché du disque est extrêmement quadrillé ». D’une mode l’autre, de groupes morts-nés en vedettes d’un seul tube, la diversité et le nombre d’artistes s’amenuisent. Même si, grâce aux quotas et à certaines fortes personnalités restées à la tête de labels rachetés, la France est le pays européen où les ventes du répertoire local sont les plus fortes, « en moins de six ans, la variété de titres musicaux diffusés sur les principales radios a été réduite de près de 60 % ». (4) Et l’on connaît le pouvoir prescripteur des radios. De l’exigence d’audimat pour les annonceurs à la nécessité d’un retour sur (gros) investissement promotionnel pour les majors-éditeurs, la bande FM s’uniformise toujours plus et l’écoute, comme le goût, se formate. Les jeunes sont les cibles privilégiées de ces matraquages à la violence symbolique mais bien réelle. Même si certains groupes, comme Universal, soignent les rééditions du patrimoine français, des pans de catalogues disparaissent, considérés comme non rentables ou « invendables ». « Lorsque nous fermerons, affirmait récemment une disquaire de Tours, disparaîtront les discographies [...] de Peter Brötzmann, Meredith Monk, de l’Arfi, le catalogue distribué par Orkhêstra, les FMP, les Leo Records, Ernst Rejsinger, Derek Bailey, Joëlle Léandre... » (5)

Avant la disparition, il y a la non-apparition. En l’espace de quelques semaines, du 20 novembre au 18 décembre 2002, quatre films (Meurs un autre jour, la Planète au trésor, Harry Potter et le Seigneur des anneaux) sont sortis sur les écrans en accaparant 3 500 écrans des 5 000 disponibles en France. En matière de cinéma, les problèmes de la distribution sont liés à ceux de l’exploitation. En trois ans, le nombre de copies par film a progressé de 15 % - augmentation due bien sûr aux films riches - alors que le parc français de salles s’est peu étendu (+5 %). Les multiplexes sont les réceptacles privilégiés de ces gros calibres qui plombent les regards et l’horizon de la création cinématographique.

L’ouverture, prévue en 2003, d’un multiplexe à Nantes sous l’enseigne Leclerc émeut la profession aux motifs qu’avec moins de 800 places, le projet d’établissement ne requiert pas l’autorisation de la commission départementale d’équipement cinématographique, et que les films n’y seraient que des produits d’appel. Mais n’est-ce pas le cas dans tous les multiplexes et les critères de décision des différentes commissions départementales ne sont-ils pas suffisamment incertains pour ne pas contrarier les intérêts des investisseurs et des élus complices ? En outre, le rapprochement des salles Pathé et Gaumont paraît tout aussi inquiétant.

Mais aujourd’hui, la sortie en salle de nombreux films n’a qu’une portée symbolique ou promotionnelle avant la diffusion télévisée, suivie de l’éventuelle commercialisation en DVD. Dans un livre collectif qu’il a dirigé, le Cinéma à l’épreuve du système télévisuel (6), Laurent Creton, spécialiste de l’économie du cinéma et de l’audiovisuel, écrit : « Le secteur télévisuel est de facto devenu maître à bord d’un ensemble industriel recomposé autour de la primauté de la logique des débouchés. À l’instar de la grande distribution et de ses centrales d’achat, les chaînes contrôlent une large part de l’accès au client final, ce qui leur donne un pouvoir de négociation phénoménal face à des fournisseurs dont le rôle se rapproche de plus en plus de la sous-traitance ou de la cotraitance. »

Or, les négociations sont de plus en plus difficiles avec des télévisions dont les données économiques ont changé. La crise de Canal +, l’effondrement du marché publicitaire, les taux d’audience des séries ou de la télé-réalité souvent supérieurs à celui des films, autant de raisons qui poussent les chaînes, de plus en plus frileuses, à se désengager ou à miser sur des produits à gros budgets. Toutes les réserves d’obstination et d’imagination ne sont pas toujours suffisantes pour les producteurs indépendants, qui cherchent désormais des sources de financement alternatives.

Dans nos sociétés où l’image est omniprésente, et avant même que l’utilisation des nouvelles technologies génère les profits espérés, la photographie, les arts plastiques ou même la BD n’ont pas échappé aux atteintes de la mondialisation. Elles recouvrent plusieurs formes dans l’art contemporain, où la responsabilité des institutions peut être mise en cause, tandis que la concentration a entraîné les rachats successifs de nombre d’agences photographiques.

Nous avons tenté dans ce dossier de décrire concrètement des phénomènes de marchandisation. Parmi eux, certains sont extrêmes - les studios de Luc Besson ou la fabrication du R & B -, d’autres peuvent avoir des conséquences ambivalentes, comme c’est le cas avec la world music. En outre, la paupérisation croissante de la grande majorité des artistes et des techniciens, corrélative à la starisation de quelques-uns, rend d’autant plus précieux le système d’assurance chômage des intermittents, aujourd’hui menacé. Dans un second temps, il faudra envisager les résistances possibles ou déjà à l’oeuvre : les politiques culturelles publiques, bien sûr, et les initiatives privées, comme celle des éditions de l’Atelier, qui, associées à onze autres éditeurs indépendants francophones (d’Europe, du Canada, du Maghreb, d’Afrique...), permettent à ceux du Sud de publier des livres à moindre coût. À suivre, donc.

Lire la suite de notre dossier dans Politis n° 732. A commander au journal.

(1) Voir « Une profusion illusoire », Politis du 22 août 2002.

(2) 3 décembre 2002.

(3) L’économie du disque, 2001, Syndicat national de l’édition phonographique.

(4) Le Monde, 7 novembre 2002.

(5) Libération, 4 septembre 2002.

(6) CNRS éditions, 315 p., 29 euros. À paraître en janvier 2003.

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