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6 novembre 2007

Cuba est-elle un pays monolithique, uniforme, où n’existe aucun débat d’idées ?

 

Par José R. Vidal *
Alai Amlatina
. La Habana, 29 octobre 2007.

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A travers les discours intérieurs et extérieurs à l’île, il arrive qu’on voie apparaître l’image d’une Cuba monolithique, uniforme, dépourvue de tout débat d’idées. Les uns parce qu’ils présentent l’unité dans le projet révolutionnaire comme une unanimité et la légitimité du projet révolutionnaire comme une réalité désormais atteinte, achevée, parfaite, libérée de toute contradiction autre que celles, antagoniques, qui nous opposent à l’impérialisme, les autres parce que, dans leur acharnement à dénigrer le socialisme, ils tiennent pour vérité indiscutable l’absence de tout espace et de toute possibilité pour une réflexion critique qui puisse questionner la réalité sans encourir la répression. Et pourtant, nous qui vivons dans ce pays, nous savons bien que le débat n’a jamais cessé et qu’il existe entre nous un incessant échange de critiques et d’idées sur les possibles solutions de nos problèmes. C’est un trait qui caractérise les Cubains et qu’a énormément amplifié le haut niveau d’instruction auquel nous sommes parvenus depuis le triomphe de la révolution, en 1959. Comme toute forme d’organisation humaine, au delà de ses intentions, la société socialiste est porteuse de contradictions internes et d’imperfections qui sont à l’origine d’une opinion publique active intégrée au système social, même s’il est vrai que bien souvent, au nom de la défense de la Révolution, les espaces de débat ont pu rester cantonnés dans la sphère privée ou informelle ou, à certains moments particuliers, fortement réduits.

Au cours de ces derniers mois, surtout à la suite du discours de Raul Castro du 26 juillet, on été créés et encouragé les espaces pour l’échange d’idées et la réflexion critique dans la société cubaine. Cela a été un processus riche non seulement en critiques et propositions, mais aussi générateur d’espoirs et de confiance en la direction historique de la Révolution, en ce moment très concentrée en la personne de Raul Castro. Ces espaces d’échange auraient dû exister en permanence et il est très important qu’ils soient maintenus et fassent corps avec le fonctionnement des institutions parce que la participation réelle des citoyens dans les affaires publiques est une condition dont dépend l’existence même du socialisme, un droit citoyen que le capitalisme escamote avec des subterfuges et des parodies de participation, mais que le socialisme, lui, doit garantir s’il ne veut pas se dénaturer.

Mais de quoi discute-t-on donc, aujourd’hui, à Cuba ? La discussion porte-t-elle sur la pertinence d’un retour au capitalisme ? Ou sur l’acceptation du plan Bush ? Ou, au contraire, sur les moyens à mettre en œuvre pour mieux faire fonctionner et mieux faire progresser notre société ? Sur la manière de surmonter les contradictions qui traversent le tissu social cubain, sur les voies, les structures et les méthodes qui permettront de mieux profiter du potentiel humain créé au sein de la révolution elle-même ?

Bien entendu, dans un échange d’idées à l’échelle de la société toute entière, ce débat s’exprime très diversement, mais je me crois en droit de juger que la tendance générale et fondamentale c’est de parier sur le perfectionnement de la société que nous avons bâtie avec les efforts, les sacrifices, les privations et le stoïcisme de plusieurs générations de de Cubaines et de Cubains. N’oublions pas qu’en janvier prochain nous allons commencer à vivre l’an 50 de la Révolution. Cette société, même avec ses nombreuses imperfections et ses erreurs, la majorité des Cubains nous l’identifions comme étant « la nôtre », comme l’espace dans lequel nous pouvons aspirer à un monde meilleur, dans lequel nous pouvons résoudre un grand nombre des besoins exprimés par notre peuple. C’est précisément pour cela qu’il y a moyen et nécessité de rénover, par l’exercice démocratique du débat, notre consensus et notre engagement sur les finalités, sur les politiques concrètes, sur les institutions et sur leur modes et styles de fonctionnement.

Il va sans dire qu’aucune analyse de la réalité cubaine ne peut ignorer l’impact des politiques du gouvernement des Etats-Unis et les difficiles conditions imposées par l’environnement international. Cependant cela ne doit pas nous empêcher d’élaborer une vision critique et réaliste de la société cubaine actuelle et cela ne doit pas être un frein à notre capacité d’imaginer, d’expérimenter et d’appliquer d’autres formes d’organisation et de fonctionnement qui pourront nous aider à affronter plus efficacement ces conditions-là. Il est nécessaire et possible de retrouver les moyens de déployer dans toute leur potentialité les capacités et les richesses que représentent nos concitoyens et de faire un usage plus efficient et plus efficace des ressources matérielles et financières dont nous disposons. Aujourd’hui, le pays n’exploite pas pleinement le capital d’idées, d’efforts et de créations qu’apporte notre peuple et nous ne faisons pas un usage efficient des autres ressources.

Le chemin pour parvenir à cette amélioration, selon moi, c’est de déployer dans toute leur étendue possible les formes et les voies, déjà existantes dans notre société, de la participation des personnes dans les décisions qui concernent leur existence. Je veux parler d’une participation consciente, organisée et critique, en tant que sujets et non en tant qu’objets de « mobilisation sociale ».

Cela exige, en premier lieu, de renforcer le fonctionnement des organes du Pouvoir Populaire, de rapprocher la pratique de l’exercice du gouvernement de ce qui est écrit dans le texte de la Constitution et de la loi. Aujourd’hui, la différence entre ce que prescrit la loi, d’une part, et la pratique, d’autre part, est énorme. Il faut doter les élus, les Conseils Populaires et les Assemblées Municipales de l’autorité et des moyens possibles pour rendre réelle cette participation dans les affaires de la communauté et dans la gestion locale et rénover le rôle des élus dans les l’Assemblées Provinciales et celui des députés à l’Assemblée Nationale en renforçant les liens qui les unissent étroitement à leurs électeurs, et par conséquent, renforcer leur rôle de représentants des intérêts spécifiques de leurs électeurs tant dans leur travail législatif que dans le contrôle que les parlementaires doivent exercer sur l’action du gouvernement et de l’administration.

Actuellement le fonctionnement des organes du Pouvoir Populaire est embarrassé par le boulet d’un centralisme excessif qui devient bureaucratique et qui vide de leur contenu réel certains processus très importants comme, par exemple, quand l’élu doit rendre compte de l’exercice de son mandat devant ses électeurs ou qui limite à l’extrême la réalisation de projets communautaires ce qui pourtant permettrait de contrebalancer la fâcheuse tendance à tout attendre de l’Etat, attitude qui entraîne une espèce de distanciation et de passivité chez bien des gens. L’actuelle étape électorale qui conduit au renouvellement des l’Assemblées du Pouvoir Populaire à tous les niveaux est une opportunité qu’il ne faut pas gâcher parce qu’elle se présente juste au moment où le débat a ouvert des espoirs et des attentes qui, si elles étaient déçues, porteraient un coup à la confiance de la population envers le système politique et envers la capacité de celui-ci de se rénover et de s’améliorer.

Le Parti ne peut pas rester en dehors de ce perfectionnement de la participation réelle qui doit le débarrasser de mécanismes excessivement centralisateurs et formels et qui doit lui permettre de développer la capacité des cellules à intervenir, en respectant la ligne politique générale, certes, mais en correspondance avec la réalité immédiate et spécifique de chacune. C’est-à-dire qu’elles doivent êtres des organes vivants et non de simples exécutants des directives d’en haut et une des fonctions principales des cadres du Parti doit être de contribuer à créer cette capacité d’intervention des cellules. Pareillement, les organes de direction du Parti sont appelés à organiser un dialogue avec toute la société et en particulier avec les cellules comme moyen d’être en contact permanent avec l’opinion et les sentiments de la population et pour la création d’une vision partagée du présent et de l’avenir du pays. Dans ce but, le tournant pourrait être la tenue d’un congrès du Parti présentant un projet rénové, actualisé et réaliste en même temps qu’attaché aux principes et aux rêves les plus communs à toutes ces générations de Cubains qui ont accueilli la Révolution et le socialisme comme une part essentielle de leurs projets de vie personnelle. La présentation de cette proposition doit inclure un débat ouvert et démocratique dans lequel devront pouvoir intervenir tous les Cubains et Cubaines qui le désireront. Avec cela non seulement nous profiterions de la richesse des idées de centaines de milliers de personnes instruites et qui ont accumulé une grande expérience, mais, en outre, nous construirions une perspective sociale à partir d’un réel consensus, avec de solides racines dans le peuple.

Le chemin de la participation doit inclure l’élargissement de l’autonomie des organisations syndicales, paysannes, communales, professionnelles, étudiantes et autres expressions de la société civile, autonomie organisée de telle sorte que celles-ci puissent fonctionner avec une logique moins centralisatrice et dans lesquelles les bases aient un rôle beaucoup plus actif dans la détermination de leurs politiques et de leurs actions, pour qu’elles puissent représenter les intérêts sectoriels et régionaux qui doivent être pris en compte et conciliés avec les intérêts plus généraux de la société globale. Très souvent on subordonne les intérêts concrets de certains secteurs ou régions au nom de soi-disant objectifs généraux qui eux-mêmes n’ont pas été, non plus, suffisamment consensualisés ou mieux, même, collectivement définis.

Une autre des contradictions principales qu’affronte la société cubaine actuelle et sur laquelle portent les débats dans et hors des assemblées c’est la rupture de la relation entre le travail et le bien-être personnel ou familial. Cela est extrêmement grave dans n’importe quelle société, mais c’est particulièrement dangereux dans une société de travailleurs.

Le lien entre le travail et le bien-être doit être pensé non seulement en termes de salaires, mais il faut explorer d’autres formes efficaces susceptibles de consolider le sentiment que doivent ressentir les travailleurs d’être les propriétaires collectifs de leurs moyens de production et de distribution et qui est un des problèmes jamais résolus de façon satisfaisante dans les expériences socialistes que nous avons connues. Cette fracture entre le travail et le bien-être qui, fondamentalement, fut la conséquence de la dramatique diminution du salaire réel durant la première moitié des années 90 et qui n’a pas été entièrement résorbée depuis, est une des causes essentielles du fléau du vol et de la corruption très généralisé dont nous pâtissons.

La solution de ce problème ou, du moins, son évolution vers un rétablissement de la valeur du travail ne peut pas être envisagée, selon moi, seulement comme le résultat du développement économique, mais doit être conçue comme une condition de ce dernier. Bien sûr le progrès du revenu réel, l’augmentation des prestations et autres stimulations dépend de la croissance de la productivité et de l’efficience économique, mais sans une stimulation concrète qui ait un impact sur la vie quotidienne des familles il n’y aura pas de motivation suffisante pour produire plus d’investissement personnel et plus de participation honnête et responsable de chaque travailleur. Il faut par conséquent trouver des formules pour transférer des ressources générées par certains secteurs déterminés de haute productivité et stimuler d’autres secteurs qui s’avèrent essentiels pour la production de richesses dans une chaîne de revitalisation progressive de la valeur du travail.

La stimulation économique n’est pas la solution automatique du problème de l’érosion de certaines valeurs fondamentales de notre société, mais elle crée les conditions nécessaires pour leur rétablissement. Ici s’imbriquent plusieurs facteurs : intéressement matériel, sentiment d’appartenir à un collectif de travailleurs, sentiment de propriétaire collectif, renforcement des valeurs d’honnêteté et de comportement éthique, entre autres. La solution d’un problème aussi complexe qui, comme on sait, a aussi une dimension éthique et idéologique, doit être trouvée dans un regard critique intégral sur toute l’organisation économique et sur le travail éducatif et politique.

Ce regard doit inclure un questionnement sur le fonctionnement des entreprises publiques et sur la diversification des formes de la propriété socialiste. Nous avons accepté comme une vérité immuable que la propriété d’Etat est la forme supérieure de propriété socialiste sans tenir compte des évidences qui ressortent des expériences historiques. Nous devons pourtant nous demander quels autres traits doit avoir cette propriété pour qu’elle soit socialiste. Par exemple le fait que les travailleurs doivent participent à sa gestion laquelle ne doit pas être pour l’essentiel entre les mains de bureaucrates, le fait que le lien des travailleurs avec la propriété socialiste ne se limite pas à la formule apport de travail en échange d’un salaire, mais qu’elle inclut d’autres formes plus tangibles d’appropriation de la richesse créée et pas seulement à travers des programmes sociaux (santé, éducation, etc.), mais sous des formes à travers lesquelles le collectif puisse disposer d’une partie de la richesse qu’il a créée pour résoudre ses besoins non satisfaits et qui, en outre, grâce à des formes efficaces de participation des travailleurs, rendra réel leur statut de propriétaire collectif des moyens fondamentaux de production.

Par ailleurs l’expérience nous enseigne éloquemment que tout ne peut pas être entreprise d’Etat. L’Etat ne peut pas tout gérer, depuis les grandes entreprises industrielles, les chemins de fer, le pétrole, l’électricité, etc. jusqu’aux petits établissements de restauration ou de services à la population. Pourquoi ne pas déployer une diversité de formes de propriété et donc d’appropriation sociale de la richesse créée qui comprenne des coopératives, des locations, des propriétés mixtes (Etat-collectifs de travailleurs) ou propriété communale et municipale ? Il ne s’agit pas de propriété privée, il ne s’agit pas de remettre les richesses du pays aux multinationales, il s’agit de déployer des formes efficientes et efficaces de propriété nationale collective dans plusieurs secteurs.

Ce qui vient d’être dit requiert de construire et de respecter un cadre juridique qui définisse la portée, les droits et les devoirs des différentes formes de propriété. Ces dernières n’en sont pas moins des formes de propriété socialiste et elles répondront plus efficacement aux demandes sociales, elles rendront plus collective la gestion, l’appropriation de la richesse et le pouvoir de décision des travailleurs et travailleuses et elles peuvent être harmonisées avec la propriété publique des moyens fondamentaux de production, de distribution et de services tels que la grande industrie, les complexes scientifiques-productifs, les entreprises de commerce en gros, le commerce extérieur et les grandes entreprises de transport, entre autres.

Les entreprises d’Etat, dans leur processus de perfectionnement aussi, doivent gagner en autonomie opérationnelle et en participation de leurs collectifs de travailleurs dans leur gestion en délimitant plus nettement le domaine qui est du ressort de l’entreprise de celui qui relève du gouvernement car, en effet, souvent la fonction normative et régulatrice du Gouvernement s’affaiblit et tend à disparaître à cause des exigences et des priorités qui naissent au sein même de la gestion immédiate de l’entreprise.

Ces transformations contribueraient à réduire quantitativement et qualitativement le rôle de la bureaucratie dans notre société ce qui n’est pas une question secondaire puisque la bureaucratisation de la société est un des ennemis internes du socialisme. Un des problèmes qui accablent le plus le citoyen cubain d’aujourd’hui c’est l’écheveau serré et embrouillé qui tend à l’écarter parce qu’on ne prend pas assez en compte son opinion et son expérience et parce que ses droits ne sont pas toujours clairement définis, droits très souvent confisqués par un bureaucrate qui peut décider•si « oui ou non vous avez ce droit-là ». Une législation claire, transparente, centrée sur le citoyen, sur ses droits et devoirs et non sur des institutions et des personnes bureaucratisées fait partie du perfectionnement du socialisme cubain actuel.

Un autre domaine sur lequel portent les discussions actuelles c’est celui du rôle des médias et de la politique de l’information de l’Etat. Les médias cubains, spécialement la télévision, ont tendance à présenter la réalité nationale comme réalité sans conflits ou bien seulement avec des conflits mineurs. On abuse aussi de la propagande politique sur les avantages de notre organisation sociale par rapport au passé ou au capitalisme actuel ce qui a pour effet d’handicaper deux des rôles fondamentaux des moyens de communication. D’une part celui de veiller à la bonne information de notre population et d’autre part celui de susciter le dialogue à l’échelle de la société tout entière comme moyen de nous perfectionner en tant qu’individus, en tant qu’institutions et en tant que société globale.

Pour atteindre le premier objectif il faut se concentrer sur les faits sans se sentir obligé de les qualifier en permanence car cela doit revenir aux récepteurs instruits et doués de capacité d’analyse et il n’est personne, je pense, qui aura l’audace de prétendre que notre peuple manque de ces deux qualités-là. Pour ce qui est du second objectif il faut ouvrir la voie au débat d’idées qui peuvent contribuer à nous améliorer et ne pas constamment répéter un même discours comme une imitation irréfléchie. Il peut et il doit exister un espace pour le débat idéologique entre capitalisme et socialisme, mais ce dernier a besoin de plus de substance, de plus de capacité communicative et de plus d’attrait pour jouer pleinement son rôle. Les médias seuls ne peuvent pas transformer cette situation ; il faut que le Parti et l’Etat mettent au point des politiques et des stratégies de la communication et de l’information qui ouvrent la voie à un renouvellement du vocabulaire, de l’argumentation et des formes d’expression.

Tout cela et bien d’autres sujets sont aujourd’hui en débat à Cuba, pays qui est en transition, non pas la transition que Bush veut impulser, mais une transition vers plus de socialisme, société de transition par excellence, expérience inédite dans toute l’Histoire, monde non seulement possible mais indispensable pour la survie de l’Humanité.

* José R. Vidal est Psychologue et Docteur en Sciences de l’Information. Professeur Titulaire adjoint à la Faculté de la Communication, à l’Université de La Havane. Actuellement il coordonne le Programme de Communication Populaire du Centre Mémorial Dr. Martin Luther King Jr.

Traduction de l’espagnol pour El Correo de  : Manuel Colinas.

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