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31 octobre 2002

Comment l’Etats Unis veulent contrôler le monde *

 

Dans un monde menacé, les Etats-unis ont décidé de prendre les commandes. Enquête sur un virage stratégique qui va bouleverser la mondialisation.

Par Emmanuel Lechypre
L’Expansion 23/10/2002

Une curieuse ambiance règne à Washington, comme si toutes les tensions d’un immense pays tourmenté remontaient par capillarité jusqu’à cet épicentre nerveux où se frottent les élites politiques et intellectuelles américaines, une pléiade de lobbyistes, des escouades de militaires et des hauts fonctionnaires internationaux venus du monde entier. Des sirènes hurlantes dans les avenues de la ville, une population tétanisée par un sniper qui cible de son arme un passant par jour, des contrôles de police démonstratifs, des bannières étoilées flottant partout au faîte des immeubles, des librairies - comme celle de Barnes &amp ; Noble dans le quartier de Georgetown - où l’on recense près d’un millier d’ouvrages consacrés au 11 septembre et presque autant au naufrage de la nouvelle économie... Ce n’est plus le livre euphorique de Jim Glassman, Dow 36 000, qui trône en tête de gondoles, mais le déprimant Dow 777 de Robert Pressler. Le sentiment de malaise est aussi palpable sur les chaînes de télé : les conférences de presse du chef de la police, Charly Moose, sommé de détailler au quotidien sa traque du tueur fou, comme dans un feuilleton à suspense, succèdent aux images et aux débats d’un pays fébrile et atteint dans sa puissance, qui se prépare à la guerre.Frappée au coeur par une nébuleuse terroriste insaisissable, déstabilisée à peu près au même moment par un krach économique d’une ampleur et d’une durée insoupçonnées, l’Amérique s’est dotée d’une nouvelle doctrine pour mener son combat contre l’adversité et défendre son leadership au sein de la globalisation : un document de 30 pages transmis en septembre au Congrès, intitulé La Stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis et inspiré par un petit groupe d’hommes, très présents ces jours-ci sur les plateaux de télévision. Ils ont su exploiter avec beaucoup d’opportunisme un authentique moment de désarroi pour imposer leurs vues au sein de la droite républicaine, puis de l’administration et de plusieurs cercles d’influence de la capitale. Venus d’horizons divers - certains ont même appartenu au camp démocrate dans les années 60, avant de marquer leur désaccord sur la politique de détente vis-à-vis du monde communiste -, ces hommes appartiennent à un courant de pensée connu sous le nom de « néoconservateur ». Ils préparent aujourd’hui le pays à « gagner la quatrième guerre mondiale », selon le titre d’un article fameux écrit par l’un des leurs, Norman Podhoretz, et publié dans la revue de la droite républicaine, Commentary (la guerre froide étant considérée comme la troisième...).

Cette quatrième guerre, l’Amérique doit la gagner grâce à sa force de frappe militaire, y compris avec des actions préventives contre des « Etats voyous », mais aussi en sécurisant son approvisionnement en matières premières et en assurant par la promotion idéologique du libre-échange le succès de ses entreprises. Il suffit de relire les discours de campagne électorale de George W. Bush, prononcés il y a moins de deux ans, pour mesurer la puissante influence des néoconservateurs : issu d’un courant de pensée plutôt isolationniste, le candidat républicain affirmait alors que « l’Amérique n’avait pas à s’occuper du bien du monde », et il défendait un désengagement général, notamment au Moyen-Orient... Le 1er juin dernier, devant les cadets de l’école militaire de West Point, le discours du président témoignait de l’ampleur du revirement : « La cause de notre nation a toujours été plus grande que la défense de notre nation. Nous lutterons pour une juste paix qui favorise la liberté. Et nous étendrons la paix en encourageant des sociétés libres et ouvertes sur chaque continent. » En langage militaire, ce volontarisme n’exclut ni les occupations prolongées ni le bouleversement des grands équilibres régionaux.

« Les théoriciens de ce nouveau volontarisme, partisans d’un monde en noir et blanc dans lequel le bien lutte contre le mal, ont une vision quasi messianique du rôle de l’Amérique, fondée sur le retour à ses valeurs fondamentales », explique Greg Valliere, qui suit les questions politiques au Washington Research Group, un des nombreux think tanks de la capitale. Ce retour aux sources ne date pas du 11 septembre. « Il a été masqué, durant les années 90, par l’affabilité de Bill Clinton, explique un grand diplomate français. Et il n’est vraiment apparu qu’avec l’arrivée à la Maison-Blanche d’une équipe plus rustique et sans complexes. » Très présents, les néoconservateurs ont tiré les leçons de l’échec électoral de George Bush père, qui s’était aliéné son propre parti en 1992 à force de compromis trop subtils, dans le pays comme à l’étranger.

Ce courant a réussi à placer ses hommes à des postes clefs de l’administration. Le Pentagone est leur principal bastion, avec Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense, et ses conseillers. Richard Perle, d’abord, le président du Defense Policy Board, la cellule de réflexion stratégique, qui n’hésite pas à comparer Saddam Hussein à Hitler, et le refus de le neutraliser, aux accords de Munich en 1938. Son vieux complice Paul Wolfowitz, ensuite, n° 2 au Pentagone, qui proposait déjà en 1992, lorsqu’il conseillait George Bush père, l’instauration d’une pax americana. Une ambition élaborée avec Scooter Libby, aujourd’hui directeur de cabinet de Dick Cheney à la Maison-Blanche. Tous se sont connus dans l’administration Reagan, et partagent la conviction d’avoir joué un rôle déterminant dans la chute du communisme. Une plus jeune génération les a rejoints, à l’image de l’affable Condoleezza Rice, intime de la famille Bush et aujourd’hui très influente conseillère du président pour la sécurité nationale. Dès 2000, dans la revue Foreign Affairs, elle rejetait le « multilatéralisme » théorisé autrefois par le président Woodrow Wilson : « Les Etats-Unis ne doivent pas sacrifier leur intérêt national dans une grande quête pour les intérêts communs d’un ordre mondial global », proclamait-elle. Pas étonnant, dès lors, que les Etats-Unis aient été le seul pays à refuser de ratifier les accords de Kyoto sur la lutte contre l’effet de serre. Moins médiatique mais tout aussi influent, l’énigmatique Karl Rove a quant à lui su convaincre les républicains que faire campagne sur la guerre serait payant en vue des élections de mi-mandat pour les deux Chambres, début novembre. L’enjeu est capital : la majorité au Sénat et à la Chambre des représentants.

Très présents à Washington, une partie des lobbys industriels - dans les domaines du pétrole, de la pharmacie, des nouvelles technologies et de l’armement - soutiennent activement la nouvelle stratégie américaine. « Une partie des élites brûlaient de traduire une décennie de formidable succès économique intérieur en une politique extérieure plus conquérante et dominatrice », selon les mots du chercheur français Pierre Hassner. Il suffit de faire un pas dans le hall cossu de l’American Enterprise Institute pour mesurer à quel point l’équipe Bush est en symbiose avec les milieux d’affaires. Dans une grande vitrine, des livres sur la fiscalité et le commerce international voisinent avec des ouvrages aux titres explicites : Les Valeurs avant tout ou L’Impératif du leadership américain. Les pieds croisés sur son bureau, Claude Barfield, spécialiste du commerce international, confirme que l’institut travaille quotidiennement aux côtés de l’équipe Bush. Pour lui, les hommes du président « se situent dans la grande tradition reaganienne. Instinctivement, ce sont des libre-échangistes, mais, comme beaucoup ont travaillé dans l’industrie, ils sont très à l’écoute des entreprises et de leurs intérêts. C’est une grande différence avec l’équipe Clinton, qui, elle, marchait main dans la main avec les banques et Wall Street. » Au Trésor, l’un des conseillers du secrétaire Paul O’Neill, Randy Quailes, dont la décontraction contraste avec la solennité de son immense bureau xixe, abonde : « Nous n’avons sans doute pas d’économistes starisés dans nos rangs, comme ce fut le cas pour Bill Clinton avec Jo Stiglitz et Larry Summers, mais ce n’est pas notre but. Nous avons une équipe soudée et un objectif simple : créer le meilleur environnement possible pour permettre aux entreprises de développer leur business. »

Si Bill Clinton avait incarné la « diplomatie des grands contrats », son successeur va beaucoup plus loin. L’administration Bush défend un lien direct entre le hard power - le pouvoir militaire qui assure la sécurité physique du pays - et le soft power - le pouvoir économique et culturel qui assure la suprématie américaine, selon les expressions de Joseph Nye, le doyen de Harvard. « Les intérêts de l’Amérique avant tout », a résumé George W. Bush, au nom d’une philosophie, mais aussi sous la pression de nombreux lobbys. Avant les élections de mi-mandat, le président s’est ainsi attiré les foudres de Bruxelles et de l’Organisation mondiale du commerce en relevant les droits de douane sur les importations d’acier européen. Mais il a jugé prioritaire de protéger un secteur qui a déjà vu disparaître des grands noms de la vieille Amérique industrielle, comme Bethlehem Steel, National ou Republic, tout en s’attirant ainsi les voies des électeurs de l’Ohio et de la Pennsylvanie. Dans le même esprit, le Congrès n’a pas hésité à fouler aux pieds les engagements d’ouverture du marché américain pris à Doha en 2001 envers les pays pauvres : les élus ont voté un nouveau farm bill prévoyant une batterie d’aides pour les producteurs de soja, de coton, de jus d’orange et de riz du Texas et de la Louisiane.

« A peine élus, sénateurs et représentants ne pensent qu’à trouver de l’argent pour leur réélection, et font de plus en plus de zèle pour défendre les intérêts des firmes de leur circonscription ou de leur Etat, explique Stephan Richter, le directeur de The Globalist, une équipe de consultants spécialistes de la mondialisation. Ce n’est plus les élus qui font les lois, mais les patrons ! »

Si les entreprises ont poussé la Maison-Blanche à défendre leurs intérêts sur le marché intérieur, elles la poussent aussi à étendre leurs parts de marché à l’international. « Pour compenser le ralentissement des ventes aux Etats-Unis, nous allons devoir être plus agressifs à l’export, estime Frank Vargo, vice-président de la puissante National Association of Manufacturers. C’est crucial pour nos entreprises, qui vendent chaque année à l’étranger la moitié de nos ordinateurs et de nos avions, un tiers de nos véhicules de chantier, de nos semi-conducteurs et de nos machines-outils, et un quart de nos machines agricoles. »

Symbole de cette union entre la politique et le business, les parlementaires ont accordé cet été à George Bush le fast track, c’est-à-dire l’autorisation de négocier directement le prochain round de discussions commerciales que les 144 membres de l’OMC ont décidé d’ouvrir à Doha. Et le négociateur américain, Bob Zoellick, n’a pas perdu de temps, annonçant l’ouverture simultanée de nombreuses négociations bilatérales (du Chili à l’Australie) ou régionales (avec une trentaine de pays du continent américain). « La conduite de négociations sur plusieurs fronts vise à ouvrir le plus vite possible des marchés et à créer des leviers d’action dans les négociations à venir, notamment avec l’Europe sur les questions agricoles », analyse Sherman Katz, du Center for Strategic and International Studies. L’enjeu est colossal : selon une étude du Trésor, une baisse d’un tiers des tarifs douaniers dans le monde rapporterait 177 milliards de dollars à l’Amérique, soit 2 500 dollars par famille !

L’Europe a beau être encore le principal partenaire commercial des Etats-Unis, c’est bien les pays émergents qui attirent la convoitise des entreprises américaines. « Le monde émergent, de l’Asie à l’Amérique latine en passant par l’Europe de l’Est, fut pour les entreprises américaines, une source primordiale de croissance dans les années 90 », insiste Joe Quinlan, économiste chez Morgan Stanley. Afin de s’assurer de nouveaux débouchés, les Etats-Unis se battront donc pour faire entrer rapidement la Russie dans l’OMC.

Ce nouveau volontarisme américain s’incarne aussi dans une nouvelle politique d’aide au développement. Fini la philanthropie, les Etats-Unis veulent en avoir pour leur argent. « Les Américains ne veulent plus défendre les intérêts des institutions multilatérales, mais veulent les utiliser pour défendre leurs intérêts propres », constate Nancy Alexander, directeur de Citizens’Network on Essential Services, une ONG cachée au fond d’une boutique de vêtements vintage à la périphérie de Washington. « Nous n’avons pas la pudeur des Européens : le principe de précaution n’est pas dans notre culture, si les scientifiques sont d’accord, vendons des OGM ! », avance Gerald O’Driscoll, de la Heritage Foundation.

Dans cet esprit, George Bush lançait le 14 mars 2002 le millenium challenge account, pour lutter contre la pauvreté et favoriser la croissance. Présentée comme la troisième grande initiative de relance depuis la Deuxième Guerre mondiale, après le plan Marshall et l’alliance pour le progrès de Kennedy, elle fournira 17 milliards de dons annuels à des pays éligibles sur des critères précis, comme l’ouverture à la concurrence des marchés de l’eau, de l’électricité et du téléphone. « Les entreprises ont bien fait leur travail de lobbying, puisque 70 % de l’aide distribuée leur reviendra à terme d’une façon ou d’une autre », ajoute Nancy Alexander. Une opération sans faute : la Banque mondiale elle-même s’est ralliée à cette philosophie qui fait la part belle au secteur privé.

Au Fonds monétaire international aussi, les Etats-Unis comptent bien défendre leur vision de la mondialisation, selon laquelle seuls les « pays vertueux » doivent bénéficier de l’assistance financière internationale. Message reçu : « Pour avoir des crédits, il ne suffira plus de signer des programmes avec le Fonds, il faudra que les gouvernement les appliquent vraiment », proclame Thomas Dawson, le directeur des relations internationnales du FMI.

Le FMI n’est pas prêt de se libérer de l’emprise américaine : Washington est son plus gros actionnaire, avec 17 % des voix. Et cette influence ne risque pas d’être contestée : l’Europe, qui dispose de la majorité sur le papier, est toujours incapable de parler d’une seule voix. « Le FMI baigne dans une ambiance américaine, reconnaît Pierre Duquesne, qui représente la France dans cette institution et à la Banque mondiale. Parmi les cadres de l’institution, la plupart, quelle que soit leur nationalité, ont au moins un diplôme d’une grande université américaine. » Pour tenter de contrôler la globalisation, les Etats-Unis comptent bien s’appuyer sur la présence sur leur sol de ces deux grandes institutions internationales. Montre en main, il ne faut que cinq minutes pour aller de la Maison-Blanche ou du Trésor à la 19e Rue, où trônent face à face le FMI et la Banque mondiale...

* Comment l’Amérique veut contrôler le monde Titre modifié parce que l’Amérique n’est pas les Etats Unis pour le moment.

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