Portada del sitio > Los Primos > Colombia > "Collaborateurs" civils dans le conflit colombien
Par Eric Fichtl
Colombia Journal, mars 2004.
Introduction
L’un des faits les mieux connus et les plus tragiques de la guerre civile colombienne est que la majorité de ses victimes sont des civils. La chute par laquelle Associated Press conclut habituellement presque toutes ses dépêches sur la Colombie est: « Au moins 3.500 personnes, des civils pour la plupart, meurent au combat chaque année ». Involontairement peut-être, la façon dont cette expression rend compte des décès civils implique qu’ils se produisent au combat, sous les feux croisés du conflit entre les groupes armés. Mais ce que l’on connaît moins sur cet aspect de la guerre de Colombie, c’est que les diverses factions armées - légales et illégales - justifient un aussi grand nombre de décès de civils comme l’élimination de « collaborateurs » et de « sympathisants » de l’ennemi. Bien que les rapports de presse citent fréquemment de telles phrases pour expliquer les décès de civils, les critères de cette « collaboration » sont presque complètement ignorés par les grands médias. Bien que des observateurs pénétrants de la guerre puissent trouver de tels sujets terre à terre, définir la collaboration et étudier l’usage que les groupes armés font de ce concept pour justifier leurs actions est un aspect crucial du conflit qui doit être compris.
En vertu du droit international, les civils sont considérés comme des non-combattants à moins qu’ils ne participent à des activités qui visent à nuire physiquement aux combattants ou à endommager leur matériel de guerre. Il est important de comprendre que si de nombreux civils peuvent nourrir des sympathies pour l’un ou l’autre camp en conflit, peu d’entre eux aident ou harcèlent ouvertement les groupes armés de manière significative. La majorité des civils de Colombie sont prisonniers d’une situation où ils doivent à tout moment veiller à ne pas montrer d’allégeance ou d’aversion envers le(s) groupe(s) armé(s) qui domine(nt) dans la région où ils vivent et où ils travaillent.
En dépit de leurs meilleurs efforts pour éviter d’être impliqués, des milliers de civils sont assassinés par les groupes armés pour le simple fait de vaquer à leurs activités quotidiennes - et des milliers d’autres sont à ce point terrorisés qu’ils fuient de chez eux et deviennent des déplacés de l’intérieur ou des réfugiés. Ce rapport tente d’expliquer dans quelles circonstances des civils sont présentés comme des collaborateurs, et ce faisant, de jeter la lumière sur la tragédie humaine qui se déroule en Colombie.
Les lignes de front mouvantes de la Colombie
Pour commencer à comprendre les difficultés auxquelles sont confrontés les civils colombiens qui veulent éviter les étiquettes de « sympathisant » ou de « collaborateur », on doit d’abord se remémorer quelques simples faits concernant la nature de la géographie de la guerre civile colombienne. Beaucoup de gens imaginent la guerre en termes de blocs bleus et rouges et de lignes sur une carte, avec des fronts clairement définis qui se déplacent selon l’avance d’une armée victorieuse et la retraite d’une armée vaincue. C’est une image de la guerre entretenue par d’innombrables sources, depuis la connaissance historique des lignes semi-permanentes de la guerre de tranchées pendant la Première guerre mondiale jusqu’au reportage télévisé d’aujourd’hui avec ses analystes militaires et ses présentateurs suivant la progression au moyen de cartes surdimensionnées et d’une infographie superficielle, et depuis les exemples de la culture pop comme les films sur la Deuxième guerre mondiale jusqu’aux jeux de société comme Risk. Bien que cette vue trop simplifiée continue de s’appliquer grossièrement à la guerre conventionnelle - comme les phases d’invasion des deux campagnes menées par les Etats-Unis en Irak -, elle est insoutenable dans les régions où la guerre de guérilla a pris racine.
Dans la guerre colombienne d’insurrection et de contre-insurrection, il n’y a pas de lignes de front clairement définies, pas de positions fixes. De 1999 à 2002, quand le Président Andrés Pastrana a cédé la prétendue zona de despeje (littéralement, zone de dégagement) au plus grand groupe de guérilleros, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), la couverture de la presse qui s’est concentrée sur les négociations de paix dans la zone contrôlée par les rebelles, grande comme la Suisse, a d’une certaine manière créé l’illusion qu’il existait une ligne de front clairement définissable dans la guerre de Colombie, que les FARC étaient à l’intérieur de cette zone, et les forces de l’Etat et les paramilitaires à l’extérieur. Mais cette vue était incorrecte à de multiples niveaux. Avant, pendant, et après la zona de despeje, les FARC ont eut des fronts dans tout le pays ; la zone était simplement une fraction de l’ensemble du territoire effectivement sous le contrôle des FARC.
En même temps, le deuxième plus grand groupe de guérilleros, l’Armée nationale de libération (ELN), a lui aussi poursuivi ses opérations dans un certain nombre de régions dispersées à travers la Colombie du nord et du sud-ouest. Simultanément, les paramilitaires de droite, les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), ont affronté ces deux groupes de guérilleros dans de nombreuses parties du pays. Pendant ce temps, les forces militaires et policières de l’Etat ont pris partout pour cibles les groupes de guérilleros- jusqu’aux abords de la zone des FARC - de même qu’elles ont pourchassé de temps à autre les paramilitaires, bien que l’Armée et les AUC aient été de fréquents alliés dans la contre-insurrection. Des groupes et milices armés plus petits ont également mené une lutte d’influence dans plusieurs régions de Colombie. Avec l’effondrement des négociations de paix en février 2002, la zone des FARC est, elle aussi, devenue une terre contestée.
À travers la Colombie, villes, villages et campagne ont été découpés en sphères d’influence d’un groupe armé ou d’un autre, très localisées et souvent mouvantes. Les conflits - tout comme les accusations de collaboration avec les groupes armés portées contre des civils et le massacre subséquent de ces derniers par les groupes armés - éclatent quand deux groupes ou plus entrent en contact dans un secteur donné, ou quand la terre passe des mains d’un camp à un autre. Les civils colombiens sont fréquemment pris au piège de ce changement des « lignes de front » souvent invisibles du conflit. Les civils n’ont guère de choix quand de tels changements se produisent. Ils peuvent rester là où ils vivent et accepter la loi du nouveau groupe, et la possibilité que des purges violentes accompagnent le nouveau régime ; ou tenter de fuir dans un secteur où domine un autre groupe, peut-être un groupe avec lequel ils sont plus habitués à vivre. Ce choix est rarement libre : la plupart des 2,2 millions de déplacés intérieurs de Colombie ont laissé leurs maisons et leurs biens par crainte de représailles de la part des groupes armés pour ce qui est pris pour une collaboration avec la faction armée qui régnait sur eux auparavant.
Dans les villes contestées, des « lignes de front » existent souvent entre des blocs d’habitations. Tandis que les forces de l’Etat sont obligées de porter des uniformes en public - sauf quand il y a connivence des membres des forces armées avec les paramilitaires -, les membres des AUC, des FARC ou de l’ELN portent ouvertement leurs uniformes que dans les secteurs clairement dominés. Ils portent le plus souvent des vêtements civils pour essayer de se fondre dans la population locale. Bien qu’un oeil entraîné puisse parfois reconnaître les membres en civil des groupes armés, on n’est pas toujours certain de qui est qui. Dans les secteurs où un groupe a établi son contrôle, les membres locaux de ce groupe, bien qu’ils soient vêtus comme des civils, deviennent de plus en plus visibles pour la simple raison que leurs activités ne se conforment pas aux normes de la vie civile - comme d’avoir un travail - et parce que leur autorité dans les affaires civiles devient incontestable. Ce qui complique encore plus les choses, c’est le fait que certains civils - une infime minorité cependant - collaborent activement en tant qu’informateurs dévoués ou partisans des groupes armés, bien qu’ils n’aillent pas jusqu’à porter des armes et ne renoncent donc pas à leur statut de non-combattants.
La vie quotidienne offre suffisamment d’occasions à la majorité de la population civile, qui cherche à rester neutre dans le conflit, de se voir accuser de collaborer avec leurs opposants par les groupes armés, lesquels effectuent une surveillance permanente. Alors que les forces de l’Etat contrôlent fréquemment les centres des plus grandes villes où sont situés les bâtiments du gouvernement de la municipalité, l’autorité de l’Etat s’évapore dans les quartiers périphériques plus pauvres, où règnent les guérilleros ou les forces paramilitaires - ou, pire, les deux. Dans les cas les plus extrêmes, dans des villes comme Barrancabermeja et Medellín, les AUC mènent un combat frontal avec l’ELN et les FARC de blocs d’habitations en blocs d’habitations dans les quartiers tentaculaires de la classe ouvrière [Voir The Embattled Streets of Barranca et The Occupied Territories of Medellín]. Là, les membres « à temps partiel » des groupes armés illégaux forment des milices urbaines qui luttent aux côtés des combattants « à plein temps » dans de brutales guerres de territoires qui ne différent pas des guerres de gangs des plus grandes villes des Etats-Unis. Ces groupes sont devenus les autorités de facto dans les quartiers où les forces de l’Etat peuvent au mieux organiser des rafles de la police ou des incursions provisoires de l’armée pour traquer les chefs présumés des milices.
Dans les villes moyennes de Colombie, les mêmes scènes se jouent sur une plus petite échelle. L’administration actuelle du président Alvaro Uribe a fait de la reprise des villes moyennes des départements auparavant dominés par les guérilleros comme Arauca et Caquetá une pièce maîtresse de sa politique de « sécurité démocratique » [ voir Araucan Nightmare : Life and Death in Tame et (Un)Democratic (In)Security in Caquetá]. Cette stratégie agressive a réussi à faire sortir les guérilleros hors de villes qu’ils contrôlaient entièrement auparavant, mais a attisé les flammes du conflit parce que les paramilitaires sont fréquemment entrés dans ces villes, arrivant parfois comme le fer de lance de l’armée ou plus souvent dans son sillage pour combler le vide demeuré hors de portée de l’Etat.
Dans quelques villes, comme Saravena et Tame dans le département d’Arauca, les guérilleros ne sont pas aussi facilement expulsés et se cramponnent aux quartiers périphériques même pendant que l’armée et les paramilitaires prennent en charge d’autres parties de la ville. Ceci crée des ambiguïtés quant au détenteur de l’autorité, et occasionne pour les civils des risques supplémentaires de devenir la cible d’accusations de collaboration avec l’un ou l’autre camp [ voir Colombie : indicateurs d’un jour et Araucan Nightmare]. En outre, parce que l’économie de la plupart des villes moyennes est intrinsèquement liée aux secteurs ruraux qui les entourent, les guérilleros peuvent continuer d’exercer leur influence sur les populations des villes reprises en contrôlant les routes qui y conduisent ou en partent.
Dans la campagne, où tant de Colombiens vivent et travaillent, la situation peut être jusqu’au moindre détail aussi compliquée que dans les villes. Quelques régions rurales ont été sous le contrôle de l’Etat ou d’un groupe ou l’autre de guérilleros pendant des décennies, vivant de ce fait dans une relative stabilité. Les FARC et le gouvernement colombien - et dans cette affaire l’ELN et les AUC - usent de la puissance coercitive de la crainte pour maintenir l’ordre sur leur territoire, mais n’intimident pas chaque jour leurs sujets, car agir ainsi ne ferait que miner leur principal but économique, à savoir de contrôler le territoire. Il n’est pas question ici d’affirmer que ces groupes ne commettent pas d’atrocités ou ne violent pas les droits humains de certains des civils sous leur contrôle - ce qu’ils font tous à des degrés divers - mais plutôt d’attirer l’attention sur le fait que la violence éclate véritablement quand l’autorité de l’un de ces régimes est défiée par l’arrivée d’un autre dirigeant potentiel.
L’orientation de l’économie rurale de la Colombie consiste à apporter la production des petites et moyennes fermes de la campagne profonde aux marchés des villes situées près des routes principales qui les relient aux capitales régionales. La transformation conférant une valeur ajoutée aux matières premières agricoles s’effectue habituellement dans les villes moyennes et les villes plus grandes. Ceci signifie que les paysans doivent faire leurs récoltes et rassembler leur bétail, puis transporter leurs marchandises de la campagne vers les marchés des villes, et peut-être jusqu’aux villes plus grandes. Ce faisant, le paysan peut avoir à traverser de multiples « fronts » du conflit, et passer les points de contrôle de divers groupes armés juste pour apporter une partie de sa récolte et la vendre au marché. La nature même de cette économie, qui exige la circulation des marchandises à travers les lignes ennemies, permet aux accusations de collaboration de revêtir de multiples aspects : Qu’avez-vous fait en ville ? À qui avez-vous parlé ? Les postes de contrôle des guérilleros étaient-ils sur la route ? Avez-vous dit à l’armée que nous avions un poste de contrôle sur la route ? Vendez-vous vos produits aux paramilitaires ? Vendez-vous vos produits aux guérilleros ? Naturellement, la vraie question est : le paysan a-t-il le choix ?
Tous les camps du conflit colombien ont commis et continuent à commettre des violations des droits de l’homme, mais c’est le plus souvent quand ils luttent pour déloger les autorités actuelles d’un endroit donné qu’ils agissent ainsi. Tous les groupes armés utilisent les massacres et les atrocités comme une sorte de langage pervers, une manière de communiquer leur mécontentement vis-à-vis de ce qu’ils pensent être les tendances politiques des civils, qu’ils étiquettent comme collaborateurs ou sympathisants sous le simple prétexte de « justifier » leur déplacement ou leur massacre. Comme le principal objectif de la guerre de Colombie de ces dernières années a été de contrôler territorialement les vastes ressources rurales du pays et la richesse qui en provient - depuis les cultures agricoles licites et illicites et les terres d’élevage jusqu’à l’offensive pour exploiter les ressources du sous-sol comme le pétrole, les minerais, et les pierres précieuses - la campagne a fréquemment été le théâtre de flagrantes violations des droits de l’homme. La domination des guérilleros sur une grande partie du secteur rural - spécialement sur les terres frontalières lointaines du sud et du sud-est de la Colombie - a été de plus en plus contestée par les forces de l’Etat et par les AUC.
Qu’est-ce que l’on "considère" comme une "collaboration" en Colombie ?
Les civils colombiens affrontent une tâche presque impossible s’ils ne veulent pas être perçus comme des collaborateurs ou des sympathisants des groupes armés qui parviennent à contrôler le quartier ou le village où ils vivent, travaillent, font leurs achats, étudient et/ou pratiquent leur religion. Un faux pas ou une déclaration irréfléchie peuvent valoir à un civil l’accusation de collaborer avec un groupe armé. Et dans le climat que déchaîne la contre-insurrection dans tout le pays, les groupes armés préfèrent la simple « justice » de l’exécution sommaire de collaborateurs présumés aux machinations alambiquées des procès ou à l’inconvénient de garder en captivité ces collaborateurs présumés. Un assassin, dépêché de jour ou de nuit, met fin à toute velléité de collaboration et clôt irrévocablement l’affaire, tout en adressant à la population locale le message très clair que le groupe armé ne tolérera pas de telles activités. Tout cela semble assez facile à comprendre et c’est là que s’arrête la plupart des couvertures médiatiques des décès civils. Quand bien même on mentionne la victime, on note dûment que le groupe armé auteur du meurtre l’accusait de collaboration ou de sympathie. Mais quels sont ces actes de collaboration ? Que faut-il faire pour attirer l’attention mortelle d’un groupe armé en Colombie ?
Pour le dire simplement, presque chaque Colombien a fait quelque chose qui pourrait lui valoir l’étiquette de collaborateur ou de sympathisant de la part de l’un des groupes armés de Colombie. A la vérité, les groupes armés agissent impunément et n’ont pas nécessairement de logique dans le choix de leur victime ; les AUC se sont montrés particulièrement expertes dans les meurtres et les massacres de victimes civiles innocentes qui laissent une marque indélébile sur la conscience populaire.
Cela dit, à un niveau général, certaines caractéristiques primordiales peuvent faire passer des secteurs entiers de la population pour de présumés collaborateurs ou sympathisants aux yeux d’un groupe armé ou d’un autre. Par exemple, les guérilleros voient généralement dans n’importe quel riche Colombien une proie idéale pour les projets d’enlèvement contre rançon qui financent en partie leurs actions. Naturellement, quand les guérilleros tendent leurs filets sur ce qu’ils appellent une « pêche miraculeuse », il leur arrive d’attraper des personnes qui n’ont pas le profil traditionnel pour être rançonnées, comme ce fut le cas en février lors de l’incursion des FARC dans un complexe immobilier de standing à Neiva dans le département de Huila, où les guérilleros enlevèrent quatre personnes, dont l’une était un domestique qu’elles avaient confondue avec quelqu’un de plus riche.
Les AUC sont jusqu’au moindre détail aussi enclines - sinon plus - que les FARC et l’ELN à considérer de larges segments de la population civile comme des conspirateurs volontaires favorables à l’ennemi. Pour les AUC, tous les militants syndicaux et les défenseurs des droits de l’homme sont apparentés à des collaborateurs des guérilleros, et sont donc des « cibles militaires ». Les AUC ne sont pas les seules à cet égard: beaucoup de membres des forces de l’armée et de la police colombiennes expriment ouvertement leur dédain pour les militants des droits de l’homme et des syndicats, les accusant de travailler pour les objectifs des guérilleros. Même le président colombien Alvaro Uribe s’est élevé contre les militants des droits de l’homme, faisant écho à l’ancien dictateur paraguayen Alfredo Stroessner pour qui les droits de l’homme étaient le cheval de Troie du communisme international, et qui provoqua les militants des droits de l’homme pour qu’ils « ôtent leurs masques et arrêtent de cacher leurs idées derrière les droits de l’homme ». Avec d’aussi grands coups de pinceau, on peut vite dessiner de nombreux Colombiens sous les traits de collaborateurs. Ce n’est donc pas une surprise que la Colombie soit en tête de la planète en termes d’enlèvements contre rançons et de meurtres de militants syndicaux.
Mais il y a beaucoup plus de niveaux de collaboration perçue comme telle en Colombie. Bien que la discussion suivante ne soit nullement exhaustive, elle illustre jusqu’à quel point un groupe armé peut interpréter presque n’importe quelle action civile comme une collaboration avec l’ennemi. Human Rights Watch et d’autres groupes des droits de l’homme ont à plusieurs reprises décrit de tels cas. Malheureusement, les scénarios suivants sont la réalité quotidienne vécue par la plupart des Colombiens.
Un thème récurrent des accusations de collaboration est la « culpabilité d’association », bien que dans la guerre sans limites de Colombie, la plupart des victimes ne se voient jamais accorder une chance de prouver leur culpabilité ou leur innocence. Dans ce climat, si une personne est accusée de collaborer avec une faction armée, sa famille entière est souvent considérée comme suspecte. Ce principe a été fréquemment appliqué à des populations entières de villes, particulièrement par les forces de sécurité de l’Etat à l’égard des villes et des villages des secteurs dominés par les guérilleros.
Parallèlement, l’assistance à des rassemblements, à des réunions sous l’égide de l’Eglise et à d’autres événements qui expriment une certaine ligne politique, est suffisante pour marquer quelqu’un comme collaborateur. Les autorités de l’Etat photographient fréquemment les participants à ces événements pour établir des listes de suspects, malgré le fait que la liberté de réunion soit protégée par la Constitution colombienne. C’est une extension perverse de ce principe de culpabilité d’association qui, de même que l’adhésion à un syndicat ou l’affiliation à une classe peuvent « justifier » de prendre des civils pour cibles aux yeux des acteurs armés de Colombie, de même la simple assistance à des événements de la vie civique ou l’ouverture d’esprit envers une trajectoire politique peuvent être interprétées comme une collaboration active avec les groupes armés qui partagent certaines de ces opinions politiques. Dans un tel climat, il n’est pas réaliste pour les civils colombiens d’espérer s’engager dans un discours politique qui pourrait mener à une résolution pacifique du conflit.
Une deuxième catégorie d’activités qui mènent fréquemment aux accusations de collaboration peut être caractérisée comme « la situation sans issue des demandes contradictoires » dans laquelle des civils sont pris entre deux groupes armés ou plus et forcés de faire des « choix » qui exaspèreront invariablement l’un des acteurs armés. Il existe d’innombrables incidents concernant des commerçants de petites villes rurales qui ont vendu des produits ou du ravitaillement à un groupe armé, ce qui a suffi à les faire accuser de collaboration avec ce groupe quand une faction armée rivale est arrivée dans la ville. Selon une variante de cette tactique, les négociants reçoivent fréquemment des menaces de la part d’une faction armée qui leur intime l’ordre de ne pas vendre aux membres d’un autre groupe armé ; désobéir à cet ordre attirera sur eux la colère du groupe qui a proféré la menace, alors qu’y obéir conduira le groupe boycotté à supposer que le négociant est un sympathisant de l’autre camp - dans ce non-choix, opter pour l’une ou l’autre voie équivaut à une sentence de mort contre le négociant.
Le même principe est aisément appliqué à d’autres formes de secours, telles que fournir un abri ou de l’aide aux membres ou partisans présumés d’un groupe armé. C’est une bonne mesure de l’absurdité et de l’extrémité de la guerre de Colombie qu’un boucher qui vend quelques livres de viande à des guérilleros devienne un collaborateur aux yeux des paramilitaires, ou vice versa, et que cette « collaboration » soit punissable de mort.
Une troisième forme de collaboration civile supposée avec les groupes armés est l’ « acte d’informer » un groupe armé, ou un acte perçu comme tel. Les groupes armés se réfèrent aux informateurs présumés comme à des sapos (crapauds). Mais ce que l’on considère comme un « acte d’informer » dans les zones de guerre en Colombie diffère considérablement des activités de l’espionnage - type telles qu’elles viennent d’emblée à l’esprit des personnes accoutumées aux sociétés que ne déchire pas un conflit interne. Ce qui passe pour un « acte d’informer » en Colombie est plus proche de la situation où des civils interrogés de manière informelle disent ce qu’ils pensent qu’un groupe armé donné veut entendre. Bien qu’on ne puisse pas nier que quelques civils fournissent activement des informations aux groupes armés auxquels ils s’identifient, le fait est qu’informer est le plus souvent un acte que les Colombiens ordinaires se sentent obligés de faire, souvent dans des situations comportant un contact direct avec les combattants armés. Au sens large, informer peut également inclure d’agir en tant que messager pour un groupe armé, quoiqu’on le fasse aussi souvent sous la contrainte.
Les Colombiens courent souvent le risque d’être interrogés par les groupes armés. La police patrouille dans les villes, opérant des rafles dans les bars ou rassemblant des personnes en masse pour les interroger. Tous les groupes armés - légaux et illégaux - établissent des postes de contrôle sur les routes et les fleuves où ils inspectent les papiers d’identité et posent des questions sur la destination des civils et leurs activités. Ces rencontres avec des combattants fortement armés sont éprouvantes pour les nerfs des civils, car nombre d’enlèvements et d’exécutions sommaires commencent par l’arrêt à un poste de contrôle. Les civils doivent peser soigneusement leurs mots chaque fois qu’ils entrent en contact avec un groupe armé afin d’éviter qu’une gaffe ne laisse croire qu’ils ont un préjugé favorable envers un camp ou un autre. D’ailleurs, les civils doivent être circonspects à l’égard de toute personne qui pourrait les écouter discrètement quand ils parlent en public.
On ne peut pas sous-estimer en Colombie la crainte de ressembler à un informateur - ou même de le devenir par inadvertance -, ou simplement d’être surpris à dire quelque chose qui donne l’impression d’être trop partial. Les groupes armés ne cessent d’invoquer le fait d’informer comme « justification » pour lancer des accusations de collaboration, bien que le simple fait de fournir des informations ne fasse pas d’un civil un combattant. C’est précisément cette crainte d’ « informer » un groupe armé directement ou indirectement de quoi que ce soit d’important - ou que leurs propos parviennent aux oreilles d’un groupe armé - qui a étouffé la capacité des civils colombiens à parler librement ; au lieu de cela, l’autoprotection et l’autocensure caractérisent le discours public de nombreux civils dans les zones de conflit en Colombie, renforçant ainsi le quasi-monopole que les groupes armés exercent sur le discours politique.
Conclusion
Comme les « lignes de front », la ligne entre les combattants et les non-combattants, et entre la collaboration et l’activité quotidienne, est devenue complètement floue dans la guerre de Colombie. Bien que cet article ne prenne pas en considération la question de la loi et des normes internationales pour la conduite des combattants en temps de guerre, il ne cherche pas à minimiser leur importance ; les massacres extrajudiciaires pour n’importe laquelle des raisons décrites ci-dessus sont des violations flagrantes du droit humanitaire colombien autant qu’international. Cet article a plutôt cherché à formuler la question de la collaboration dans les circonstances de la vie quotidienne sur le terrain. Dans l’état de lassitude engendré par la guerre en Colombie, la loi des armes l’emporte sans cesse sur le règne de la loi. Alors que les civils ont peu ou n’ont pas recours à la vraie justice, tous les groupes armés jouissent d’une impunité qui leur permet de faire passer d’innombrables actions civiles pour de la collaboration avec une faction armée.
Sans nier les exemples réels d’association de civils avec des groupes armés spécifiques (tels que l’adhésion à des milices « à temps partiel »), il est crucial de comprendre que rien de ce que la grande majorité des civils colombiens fait dans sa vie quotidienne ne donne un avantage militaire ou stratégique significatif à aucun des groupes armés. La plupart des excuses peu convaincantes que donnent les acteurs armés légaux et illégaux de Colombie pour justifier le massacre des civils sont inacceptables à de multiples niveaux. Surtout, les justifications données par les groupes armés pour alléguer une collaboration et tuer des non-combattants supposent trop fréquemment que les civils peuvent réellement agir de leur plein gré.
Dans les cas décrits ci-dessus, les actions qui peuvent conduire à accuser un civil de collaboration sont pratiquement inévitables dans le climat d’insurrection et de contre-insurrection du pays tout entier. Des civils sont attirés dans le conflit, qu’ils souhaitent ou non s’y engager, ils sont étiquetés comme collaborateurs à cause de leur association, leur domicile, leur statut socio-économique, leur comportement individuel, leur affiliation politique, ou des erreurs bien trop humaines qu’ils font dans le feu d’un moment stressant au coeur d’une guerre brutale. En digérant le flot régulier des nouvelles sanglantes émanant de Colombie, on doit être fortement sceptique à l’égard des justifications et des démentis des groupes armés mettant en cause des déplacements, des enlèvements, des meurtres et des massacres.
Traduction : Hapifil, pour RISAL.