Accueil > Les Cousins > Brésil > Brésil : les sans-terre lèvent la trêve
Malgré l’élection de Lula, ce mouvement de travailleurs ruraux a repris les occupations pour obtenir une réforme agraire.
Par Chantal Rayes,
Libération, 08-03-03.
« Il ne suffit pas d’avoir un allié au pouvoir. Il faut maintenir la pression pour que la réforme agraire reste à l’ordre du jour. » Un leader du MST São Paulo.
Suspendues aux flancs d’un vallon, des bicoques recouvertes de bâches noires tentent de résister à la tornade. Les pluies ont déjà fait le coup tout emporter sur leur passage aux 400 familles qui vivent dans ce campement du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), où il n’y a ni eau, ni égouts, ni électricité. Une « favela rurale » qui répond au nom de Terre sans maux.
Situé à Casamar, non loin de São Paulo, ce terrain de 250 hectares a été « envahi » en avril, à l’initiative du MST, qui lutte pour la réforme agraire au Brésil, avec l’aide de l’Eglise. La compagnie de distribution de l’eau en revendique la propriété, mais, annonce Oswaldo, l’un des coordinateurs du campement, qui arbore un médaillon à l’effigie de Che Guevara : « Nous ne partirons pas d’ici avant que chaque famille ait obtenu un lopin. Et, avec Lula, on espère que la police sera moins violente envers nous. »
Fin octobre avec l’élection de Luiz Inacio Lula da Silva, nouveau président du Brésil et leader du Parti des travailleurs (PT, gauche), Terre sans maux a repris espoir. Historiquement lié à ce parti [1], le MST a fait campagne pour Lula, massivement plébiscité dans ce coin. « Je vote pour lui parce qu’il vient d’en bas, explique Alfredo. Lula, il est comme nous, il a vécu la pauvreté dans sa chair, il a eu faim. Il ne peut pas nous oublier. » « Comme Lula », cet homme de 56 ans vient du Nordeste, la région la plus pauvre du pays. Il a été métallo comme lui et a perdu un doigt dans un accident de travail, il y a quinze ans. Depuis, il est au chômage et survit de maigres indemnités : « 240 réales par mois (environ 80 euros) pour ma femme, mes deux enfants et moi, lâche-t-il. Comment on fait pour s’en sortir ? On a faim. » Alfredo n’a pas hésité quand le MST lui a proposé de quitter sa favela de São Paulo pour venir s’installer ici. « Il y a une terre à la clé, c’est-à-dire du travail, dit-il. Et cette terre, ce sera plus facile de l’obtenir avec Lula. » Paulino est confiant lui aussi. Ce maçon noir de 70 ans s’est joint aux occupants : « Pour fuir la violence de la ville où tu es discriminé par l’âge, la couleur et la pauvreté. » Il veut une terre pour occuper quatre de ses cinq enfants au chômage. Mais il attend bien plus de Lula : « Qu’il change notre vie. Lui seul peut le faire, il a toujours lutté pour la justice sociale. »
« Par la force ».
Malgré ses dimensions continentales, le Brésil compte 4,5 millions de familles « sans terre » tandis qu’un seul homme, par exemple, détient un domaine de 7 millions d’hectares, grand comme la Belgique et les Pays-Bas réunis... Mouvement de masse très organisé, le MST avait été une redoutable force d’opposition à l’ex-président Fernando Henrique Cardoso. Pendant huit ans, les sans-terre l’ont harcelé à coup de marches de protestation, d’occupations de bâtiments publics et de propriétés foncières, jugées improductives ou sous-exploitées, pour accélérer la réforme agraire. Désormais, le MST a un allié au pouvoir, et ses leaders ne mettent pas en doute « la volonté de Lula de mener la réforme agraire ». Mais ne comptent pas renoncer à la lutte pour autant. Lula, qui croyait être « le seul capable de mener une réforme agraire tranquille, sans qu’il soit besoin de la moindre occupation », a vite été démenti. Les occupations de terre, que le MST avait suspendues pendant la campagne électorale pour ne pas compromettre les chances du leader du PT, ont repris.
« Ce n’est qu’un apéritif »
Depuis l’entrée en fonction, le 1er janvier, de Luiz Inacio Lula da Silva, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), son « allié », a déjà occupé plusieurs propriétés et bâtiments publics. Les invasions se sont intensifiées ces derniers jours. « Et ce n’est qu’un apéritif », selon João Paulo Rodrigues, l’un des leaders du mouvement, qui a annoncé « de grandes occupations dans tout le pays » en avril. Pourtant, Lula a déjà annoncé l’expropriation de 203 000 hectares de terres improductives, et le MST et ses alliés sont désormais aux commandes de l’Institut national pour la colonisation et la réforme agraire (Incra). Mais, pour le mouvement des sans-terre, « le gouvernement n’agit pas avec la célérité nécessaire », espérée d’un président de gauche. Après l’invasion, mardi, de bâtiments de l’Incra, où il y a eu des dégâts matériels, le ministre de la Réforme agraire, le trotskiste Miguel Rossetto, a condamné des actes « qui dépassent les limites démocratiques ». S’il reconnaît que ses revendications sont « légitimes », il demande du « temps » au MST.(C.R.)
« Le MST appuie le Président mais il tient à son autonomie, a asséné João Pedro Stédile, l’un des leaders du mouvement. Tant qu’il y aura des terres improductives d’un côté et des millions de sans-terre de l’autre, son rôle sera de poursuivre les occupations. Non pas pour affronter Lula mais pour l’aider à faire la réforme agraire, en lui indiquant les terres à exproprier. » Un coup de main dont se passerait bien le Président. « Au lieu de nous aider, les occupations créent une tension, soupire un proche de Lula. Le MST veut la réforme agraire par la force, pas par la démocratie. »
Dilemme
Désormais au pouvoir, le plus grand parti de gauche d’Amérique latine vit un dilemme. Au nom de la démocratie, il défend « l’autonomie des mouvements sociaux », avec lesquels il entend « maintenir le dialogue ». Mais il ne comprend pas « pourquoi le MST veut faire pression sur un gouvernement disposé à agir ». Pour en apporter la preuve mais aussi dans une tentative de neutraliser le potentiel de déstabilisation du mouvement , Lula a même confié le portefeuille de la Réforme agraire à une figure proche du MST, Miguel Rossetto, issu du courant trotskiste du PT. « Il ne suffit pas d’avoir un allié au pouvoir, objecte Gilmar Mauro, un autre leader du mouvement. Il faut maintenir la pression pour que la réforme agraire reste à l’ordre du jour. Et pour faire contrepoids aux puissantes oligarchies rurales qui n’en veulent pas. Bien sûr, les occupations diminueront si Lula exproprie. Mais il n’y a pas de conquête sociale sans mobilisation populaire. » D’autant que Lula s’est allié aux conservateurs. « Il en avait besoin pour se faire élire et maintenant pour gouverner, admet Oswaldo, de la Terre sans maux. Mais cette alliance aura un prix. J’espère seulement qu’il ne sera pas trop élevé pour nous. » Le Président, lui, veut changer le Brésil « par la négociation » et propose un « nouveau pacte social ». Le MST a accepté de prendre part au dialogue malgré ses réserves. « Ce pacte va affaiblir les mouvements sociaux en liquidant leur lutte, estime Mauro. Et c’est le peuple qui risque d’en pâtir. » Mais certains veulent y croire. « Les élites vont céder, elles n’ont pas le choix, estime Paulino. Le pays ira droit dans le mur si les inégalités sociales persistent. »
En milieu urbain
Non loin de là, à Guarulhos, on ne se fait plus d’illusions. Dans cette ville de la banlieue de São Paulo, le Mouvement des travailleurs sans toit, créé par le MST au nom de la « lutte en milieu urbain », squatte un terrain où 2 000 familles vivent dans des masures en bois. Presque tous des chômeurs qui n’ont plus de quoi payer un loyer, fût-ce dans une favela... Comme Lula, « le maire de la ville est du secteur modéré du PT », tonne Mari, coordinatrice du squat. « On a dû faire un sit-in pour qu’il nous reçoive. Il nous a refusé une aide alimentaire, au nom de la rigueur budgétaire, puis l’expropriation du terrain, au nom de la propriété privée. Je lui ai dit : "Camarade, comment peux-tu agir ainsi ? Toi qui es devenu un leader en aidant les pauvres à squatter les favelas !" Et que me répond-il ? Que ça change tout d’être au pouvoir... » Malgré tout, ici aussi on a massivement voté Lula. « Il faut lui donner une chance, dit un homme. C’est notre ultime espoir. ».