Accueil > Les Cousins > Brésil > Brésil 2003 : le début d’un nouveau cycle historique ?
Par Attilio A. Boron
OSAL
Traduction pour El Correo : Gisèle Fournier
Texto en español
Le sens d’une victoire
La victoire du Parti des travailleurs aux élections présidentielles de 2002 au Brésil est en soi un événement d’une importance extraordinaire. Si l’action du nouveau gouvernement répond aux attentes du peuple et qu’il réussit à surmonter les nombreux obstacles qu’il rencontrera sur son chemin, l’élection de Luis Ignacio Lula da Silva représentera le début d’un cycle historique post-néolibéral en Amérique du sud. Et cela pour trois raisons. Premièrement : c’est un homme issu des entrailles du Brésil profond qui accède à la présidence du pays qui pèse le plus dans cette région. Ouvrier métallurgiste, dirigeant syndical combatif, leader et fondateur du plus grand parti de gauche d’Occident, Lula da Silva est l’un des principaux hommes politiques qui, au niveau mondial, a fait de la critique du néolibéralisme l’un de ses chevaux de bataille favoris. Il faudrait ajouter à ce qui précède une deuxième considération : la victoire de Lula n’est pas un accident électoral mais l’expression d’une construction politique patiente et remarquable à partir "d’en-bas", fruit du travail du PT -malgré les polémiques qu’on serait en droit d’engager à ce sujet- et des luttes populaires qui, ces dernières années au Brésil, se sont développées de façon extraordinaire, et dont le Mouvement des paysans sans terre est , même s’il n’est pas le seul, le représentant le plus brillant. En troisième lieu, à cause de la nature des ennemis que Lula s’est attirés le long de son parcours jusqu’au Planalto. C’est lui, précisément, l’homme que "les marchés" -j’entends par là la classe dominante, les oligopoles et les tricheurs professionnels qui contrôlent le casino financier international- ont impitoyablement attaqué depuis le début, en général sous l’orchestration subtile de Washington. En remportant une avalanche de voix, Lula s’est moqué de l’avertissement insolent de George Soros qui avait conseillé aux Brésiliens de ne pas s’inquiéter pour les élections puisque de toute façon c’étaient les marchés et non pas le peuple qui allaient élire le futur président. Lula a prouvé qu’on pouvait remporter les élections sans "la voix" des marchés ; il lui faudra à présent démontrer qu’on peut aussi s’en passer pour gourverner.
Compte-tenu de ce qui précède, la victoire de Lula constitue un fait historique qu’on ne peut comparer, au cours de ce dernier demi-siècle, qu’avec celle de la révolution cubaine en janvier 1959, de Salvador Allende au Chili en septembre 1970, la victoire insurrectionnelle -qui a malheureusement échoué par la suite- des sandinistes en juillet 1979 et l’entrée en scène du zapatisme au Mexique en janvier 1994. Cependant, quelque ardu qu’ait pu être pour le PT le chemin qu’il a dû parcourir jusqu’à sa victoire, sa grandeur presque épique perd de son éclat quand on réalise l’ampleur des défis qu’il va lui falloir relever dans l’immédiat. Il fallait absolument gagner ces élections et arriver au pouvoir, mais il va être plus important encore d’édifier un pouvoir politique qui permette de "bien gouverner", c’est-à-dire qui respecte ses engagements envers le peuple en mettant fin au cauchemar néolibéral par la mise en oeuvre de politiques qui assurent davantage de bien-être matériel et spirituel à l’immense majorité de la population.
Le PT est le premier parti qui soit chargé de gouverner depuis l’échec retentissant des politiques qui se sont inspirées du Consensus de Washington. En Argentine, toujours pionnière en matière d’infortune, l’effondrement du néolibéralisme est déjà un état de fait, mais aucune alternative politique n’est en vue. Au Pérou, en Bolivie, en Equateur, en Uruguay et au Paraguay aussi, la faillite des politiques néolibérales est flagrante et même au Chili -le dernier exemple de « réussite » qu’arborent les théoriciens de la « pensée unique »- le tour d’horizon économique à court ou moyen terme présente des nuages menaçants. Au Brésil, trois électeurs sur quatre on rejeté par leurs suffrages la continuité d’une politique aussi néfaste. La voix du peuple exigeait un changement, et Lula l’a ratifié lors de son premier discours présidentiel en déclarant que, pour son gouvernement, « le mot clé est le mot changement ».
Lula pourra-t-il respecter ses engagements envers le peuple ? Ce ne sera pas une tâche facile, mais ce n’est pas non plus de l’ordre de l’impossible. Sa mission sera d’autant plus ardue que la célèbre « destruction créatrice » - tant vantée dans l’oeuvre de Joseph Schumpeter - s’est déjà produite et qu’il va falloir entreprendre un travail de cyclope pour mener à bien la reconstruction économique et sociale.
II. l’impérialisme et les conditions internationales.
La victoire du PT se produit dans une conjoncture critique du système international où la marge de manoeuvre pour mener des politiques progressistes et réformistes dans la périphérie est en train de rétrécir de façon dramatique. Les événements du 11 septembre ont accéléré et accentué un processus de restructuration qui était déjà en cours et se manifestait de différentes manières. En premier lieu, par l’instabilité et les conflits qui secouent l’alliance dominante au centre de ce système à l’intérieur duquel la lutte pour l’hégémomie se poursuit sans interruption, attisant les foyers de conflits déjà existants ou engendrant de nouveaux conflits. En second lieu, par la résistance croissante aux politiques néolibérales, que rejettent de plus en plus non seulement les masses appauvries du Sud mais aussi des groupes sociaux et des secteurs importants des capitalismes avancés, ce qui exacerbe la crise « au sommet » à laquelle nous avons déjà fait allusion. En dernier lieu, par la tendance persistante des classes dominantes à faire face aux défis de la conjoncture en ayant recours à la force, à la criminalisation de la protestation et des mouvements sociaux, à la militarisation de la politique et au renforcement des composantes les plus despotiques de l’ordre ancien.
Si on l’envisage à partir d’un point de vue latino-américain, la ZLEA (ALCA) est l’un des rouages fondamentaux de la restructuration impériale et, par là même, l’un des plus gros obstacles que devra affronter le gouvernement brésilien. Pour comprendre la ZLEA et ses conséquences extrêmement graves pour notre région du monde, il faut situer cette initiative dans le cadre des priorités globales des Etats-Unis en matière stratégique. Ce serait minimiser sa signification que de supposer qu’on promeut la ZLEA simplement du fait des avantages économiques qu’elle représente pour les Etats-Unis. Washington n’adopte jamais d’initiatives d’une telle envergure exclusivement en fonction de considérations d’ordre commercial ou financier à court terme, ni dans le seul but de favoriser certaines firmes proches de la Maison-Blanche ou du Capitole. Malgré la pénible balourdise dont fait montre une grande partie de la classe politique nord-américaine, il ne faut pas oublier que, sous le montage électoral, il existe un lacis complexe et sophistiqué d’institutions et d’agences qui comptent dans leurs rangs certains des intellectuels et des experts les plus remarquables de ce pays. Ce sont eux et non pas les occupants occasionnels de la Maison-Blanche qui élaborent les visions stratégiques à long terme qui orientent la conduite de ces derniers.
C’est ainsi que, dans un récent travail qui a eu un grand retentissement à Washington, un des conseillers les plus influents de Bush, Robert Kagan, chercheur à la Hoover Institution, soutenait que les Etats-Unis devaient exercer leur pouvoir « dans un monde anarchique et hobbesien où la réglementation et les lois internationales sont incertaines et aléatoires, et où une véritable sécurité, défense et promotion d’un ordre libéral dépendent de la détention et de l’emploi de la force militaire »(2002). Selon Kagan, les Etats-unis doivent fréquemment agir comme un véritable « shérif international », ce qui irrite certains alliés européens. Ce qui est remarquable, c’est que, bien qu’ils s’arrogent ce droit, les interventions justicières de la superpuissance sont accueillies avec bienveillance par la communauté internationale parce qu’elles sont animées par l’intention d’imposer la paix et la justice à un monde anarchisé [1]. Dans un tel contexte, ceux qui sont hors la loi doivent être neutralisés ou bien détruits. Continuant avec cette allégorie du Far West, Kagan soutient que l’Europe, en revanche, ne joue pas le rôle du shérif mais du barman à qui il importe uniquement que les malfaiteurs consomment ses liqueurs et dépensent dans son bar l’argent provenant de leurs méfaits. Notre auteur termine son raisonnement en faisant appel au travail d’un expert britannique, Robert Cooper, qui affirme que lorsqu’on traite avec le monde extérieur à l’Europe, « nous devons en revenir aux méthodes plus brutales d’autrefois -la force, l’attaque préventive, la tromperie et tout ce qui pourrait s’avérer nécessaire... Entre nous, nous maintenons la loi, mais lorsque nous opérons dans la jungle, nous devons nous aussi adopter la loi de la jungle ». La jungle est, bien sûr, toute la partie de la planète qui se trouve hors de l’Atlantique nord. La « guerre préventive » trouve ici sa pleine justification.
Cette vision de Kagan et de Cooper avait déjà été précédée, quelques années auparavant, par le travail d’un autre intellectuel de renom appartenant à l’establishment nord-américain : Samuel P.Huntington. Celui-ci, contrairement à nombre de théoriciens « postmodernes », ne met pas le moins du monde en doute le caractère impérialiste de l’ordre mondial actuel. Ce qui l’inquiète, en revanche, c’est la faiblesse des Etats-Unis dans leur rôle de « shérif solitaire ». Selon cet auteur, la spécificité de la conjoncture internationale actuelle et les impératifs de la sécurité nord-américaine obligent Washington à exercer de façon despotique et inconsidérée le pouvoir international, en favorisant les intérêts patronaux nord-américains au nom du libre-échange et de l’ouverture des marchés et en modelant les politiques du FMI et de la Banque mondiale de manière à servir ces mêmes intérêts en contraignant des pays tiers à ... adopter des politiques économiques et sociales favorables aux intérêts économiques nord-américains » (Huntington, 1999). C’est précisément de cela qu’il s’agit avec la ZLEA car, comme le rappelait le secrétaire d’Etat Colin Powel, « notre but est de garantir à toutes les entreprises nord-américaines le contrôle d’un territoire s’étendant de l’Arctique jusqu’à l’Antarctique ainsi que le libre accès de nos produits, de nos services, de notre technologie et de nos capitaux, sans obstacle d’aucune sorte, à tout l’hémisphère ».
Zbigniew Brzezinski, un autre mandarin de l’empire, ancien chef du Conseil de sécurité national des Etats-Unis, ratifie dans son oeuvre les diagnostics précédents. Il faut souligner que dans son examen approfondi des points chauds de l’échiquier politique international, Brzezinski ignore complètement l’Amérique latine et les Caraïbes. L’explication en saute aux yeux quand on lit son livre : compte tenu de cette caractérisation, ce qui se passe ici ne fait pas partie du domaine des relations internationales mais appartient plutôt à celui de la politique intérieure. Les « prétentions hégémoniques » comme on disait à une époque, est une prémisse silencieuse de la pensée impérialiste qui hausse occasionnellement le ton. Voilà donc le cadre stratégique qui organise la politique étrangère nord-américaine et face auquel devra se mouvoir le nouveau gouvernement brésilien ou tout autre gouvernement de cette région du monde qui déciderait de s’engager dans la voie du post-néolibéralisme.
Chances, défis et menaces
Les moyens de communication de masse qui, jusqu’à il y a quelques mois encore, avaient diabolisé le personnage de Lula, s’appliquent à présent à donner l’impression qu’une réconciliation a eu lieu entre le leader métallurgiste et ses ennemis de classe. Dans quelle mesure s’agit-il d’un rapprochement réel de leurs positions ? On ne pourra répondre à cette question qu’à partir des résultats concrets de son gouvernement. Ce dont nous pouvons être certains, par contre, c’est que si une telle réconciliation a eu lieu, ce n’est pas parce que les secteurs du capital se seraient rapprochés des positions socialistes et réformistes du P.T., ni parce que ceux qui détiennent les richesses auraient opéré un virage vers cette entéléchie si chère aux hommes politiques latino-américains, « le centre », mais peut-être parce que, aveuglé par le « possibilisme », le PT et ses principaux représentants auraient entrepris un voyage suicidaire et sans retour jusqu’aux régions sordides de la droite. La bourgeoisie, elle, en revanche, n’hésite jamais, et si elle arbore certains gestes qui pourraient nous le laisser penser, il s’agit en réalité des mouvement tactiques d’une classe « léniniste par excellence », qui sait parfaitement qu’il faut parfois, pour avancer, faire d’abord un pas en arrière.
La droite brésilienne et le capital international sont apparemment en train d’offrir le calumet de la paix à Lula et au PT. La stratégie qui guide leur démarche est simple mais effective : il s’agit « d’apprivoiser » la bête féroce en adoucissant le traitement que lui réservent habituellement ses maîtres. Il faut montrer que l’impérialisme n’existe pas, qu’il n’y a que des intérêts légitimes qui se croisent dans un monde globalisé ; que les causes du retard brésilien procèdent de défaillances endogènes ; que l’irresponsabilité en matière de fiscalité des hommes politiques et de ceux qui ont gouverné dans le passé est la raison essentielle de la crise ; que la situation internationale nous oblige à mener une guerre sans merci contre le narcotrafic et que dans toute guerre il y a des « dégâts collatéraux » qui entraînent la mort d’innocents ; qu’il est nécessaire, enfin, d’agir de manière raisonnable et responsable, en admettant la réalité des marchés dont le caractère anonyme et l’incommensurabilité imposent aux gouvernements - y compris à celui des Etats-Unis - des limites rigides. Par conséquent, comme dirait Margaret Thatcher, "there is no alternative" ou, comme dirait ensuite le président Fernando H.Cardoso, « hors de la mondialisation, il n’y a pas de salut, à l’intérieur de la mondialisation, il n’y a pas d’alternatives ». Bref, on cherche à persuader les idéalistes qu’en dehors de la « pensée unique » il n’existe que l’erreur et la folie.
Cela fait déjà longtemps que Lula et le PT sont soumis à cette terrible campagne visant à les rendre « raisonnables et réalistes » Ces chants de sirène de la bourgeoisie peuvent être encore plus meurtriers que ceux qui aveuglèrent Ulysse au cours de son voyage, et faire en sorte que l’ensemble d’une direction qui s’est engagée à mettre fin à la situation sociale scandaleuse du Brésil finisse par succomber aux charmes du discours « sensé » et « prudent » des responsables de ce monde imprudent et déraisonnable. Pour échapper à un dénouement aussi fâcheux, le nouveau président du Brésil pourra avoir recours au même expédient que celui qu’Ulysse employa avec succès : si ce dernier boucha les oreilles de ses marins pour éviter l’inévitable naufrage auquel le menaient les douces mélodies des sirènes, pourquoi ne pas faire la même chose avec les oreilles de ceux qui sont encore sous le charme du Consensus de Washington ?
Car dans un monde comme celui d’aujourd’hui et dans un pays comme le Brésil de ce début de siècle, seuls ceux qui sont disposés à lancer un programme réformiste audacieux font preuve de bon sens : un réformisme radical, à même de modifier de façon durable et si possible irréversible la corrélation de forces sociales responsable de tant de misère et de dégradation. C’est en ce sens qu’il sera crucial, pour un gouvernement comme celui de Lula, de laisser résolument de côté toute métaphysique du pouvoir, tant dans ses versions de droite qui assimilent grossièrement le pouvoir au gouvernement que dans ses variantes de gauche -à la Holloway- qui le considèrent comme totalement inutile et improductif [2]. Ces deux versions, au fond, s’apparentent en ce qu’elles partent l’une et l’autre d’une conception théologique et instrumentaliste du pouvoir qui conçoit ce dernier comme un point d’arrivée et comme un instrument sûr de gestion du social. Là où la droite le défend, la gauche l’attaque, mais elles se trompent toutes les deux car le pouvoir est une construction sociale qui, dans certaines occasions, se cristallise dans ce que Gramsci appelait les « superstructures complexes » de la société capitaliste. L’Etat et son gouvernement sont l’une de ces cristallisations institutionnelles.
Or, pour résister aux énormes pressions déstabilisatrices que subit actuellement son gouvernement, Lula peut -et doit- consolider le processus de construction politique à partir « d’en bas » amorcé par le PT il y a plus de vingt ans et qui a maintenant un besoin urgent du concours d’autres organisations populaires brésiliennes, comme par exemple le MST. Cependant, pour que cette construction soit possible, il va lui falloir travailler de toutes ses forces à la mise en oeuvre d’un programme radical de réformes sociales -« Faim zéro » ou la réforme agraire ?- faute de quoi, face à la stratégie dissolvante de ses adversaires, maîtres accomplis dans l’art de combiner, comme le disait Roosevelt, « la carotte avec le bâton » , ou un alléchant voyage d’études dans les universités américaines avec l’assassinat de Chico Mendes, cette accumulation de pouvoir social risque de lui couler entre les doigts.
En avançant dans un programme radical de réformes sociales, le gouvernement de Lula verra comment peut s’évanouir la « lune de miel » qui règne depuis la fin de l’an dernier, il verra aussi l’irrésistible tendance de la bourgeoisie à détruire les gouvernements qu’elle considère, une fois que la stratégie de la séduction a échoué, comme des adversaires potentiels, de même que l’intolérance de l’administration Bush à l’encontre de tout gouvernement animé par un esprit réformiste. Si dans les années soixante, et comme en réponse au formidable défi lancé par la révolution cubaine, Washington a protégé des gouvernements tièdement réformistes tels que celui d’Eduardo Frei au Chili et de Luis Muños Marin à Porto Rico, dans la conjoncture actuelle Washington a exactement l’attitude inverse. Toute politique réformiste se transforme en un défi ouvert aux « efforts » nord-américains pour assurer la paix et la sécurité internationales aujourd’hui menacées par un terrorisme sans visage ni patrie, et c’est là que réside la nouvelle doctrine stratégique de la guerre préventive visant à justifier une « solution militaire » quand cela s’avère nécessaire. Il est particulièrement significatif que, lorsque Lula a pris ses fonctions, Georges Bush se soit fait représenter par un personnage de second et même de troisième ordre de son administration, Robert Zoellick, précisément celui qui avait été chargé de « négocier » la ZLEA dans l’hémisphère et avec qui Lula avait eu plus d’une vive altercation au cours de sa campagne électorale. En ces temps conservateurs, la réforme sociale, loin d’être un substitut de la révolution, semble se transformer aux yeux de l’impérialisme en son inexorable catalyseur. Et le Brésil, de même que tout autre pays qui emprunterait cette voie, devra affronter cette dure réalité.
IV. le réformisme et le charme fatal du « possibilisme ».
Devant l’impossibilité objective et subjective de la révolution, trait qui caractérise actuellement non seulement le Brésil mais aussi l’ensemble de la planète, des gouvernements qui ont mal compris ce que signifie la sagesse pourraient être tentés d’adopter une politique accommodante. Le seul problème avec cette stratégie, c’est que l’histoire nous démontre que le possibilisme mène inéluctablement à l’immobilisme et, ensuite, à une déroute catastrophique. C’est pour cela que Max Weber avait raison quand il écrivait qu’ainsi que « le prouve l’histoire...dans ce monde, on n’obtient jamais le possible si l’on ne tente pas maintes et maintes fois l’impossible » (1982). Se proposer de faire en sorte que tous les Brésiliens puissent manger trois fois par jour, n’est-ce pas une manière de tenter l’impossible et, par là même, une manière d’atteindre le possible ? Seule l’histoire pourra nous le dire.
Le dramatique pladoyer de Weber en faveur de l’utopie est encore plus important dans un continent comme le nôtre où l’histoire nous enseigne aussi qu’il a fallu de véritables révolutions pour qu’on puisse promouvoir certaines réformes des structures sociales de la région la plus injuste de la planète ; et que sans une utopie politique capable de mobiliser les élans réformistes, les agents du changement finissent par en être réduits à la gestion décevante de la routine quotidienne et par capituler ainsi devant leurs rivaux.
L’espoir que le nouveau gouvernement de Lula s’engagera dans la voie d’un réformisme audacieux ne disqualifie pas les mises en garde de Rosa Luxembourg quand elle disait que les réformes sociales, pour authentiques et profondes qu’elles soient, ne changent pas la nature de la société préexistante. Ce qui se passe, c’est que la révolution n’étant plus à l’ordre du jour des masses populaires de l’Amérique latine, la réforme sociale devient alors sa meilleure alternative. Mais la réforme, disait Rosa Luxembourg, n’est pas une révolution qui avancerait lentement ou par étapes. Un siècle de réformisme social-démocrate en Occident nous a donné la preuve irréfutable qu’il n’a pas été capable de « dépasser » la capitalisme [3]. Il a entraîné des changements, importants et nécessaires, « à l’intérieur » du système, mais sans changer le système. Ces changements-là sont urgents et indispensables dans le Brésil d’aujourd’hui et seul un millénarisme irresponsable pourrait leur jeter l’anathème sous prétexte qu’il s’agirait de réformisme « pur et simple ». Il ne faut cependant pas tomber dans l’erreur de beaucoup de réformistes qui s’installent dans la complaisance et confondent la nécessité avec la vertu. Quand bien même les réformes seraient actuellement l’unique chose qu’on puisse faire, ces dernières ne seraient pas suffisantes pour permettre la construction d’une société post-capitaliste ou socialiste comme celle à laquelle le PT aspire. Elles peuvent, si elles sont faites d’une certaine manière -démocratique, autogestionnaire, participative- constituer un apport inestimable pour progresser vers une société nouvelle, mais elles ne sont pas sa matérialisation historique.
V. Lula, le gouvernement PT au Brésil et l’avenir de l’Amérique latine
Dans l’analyse précédente, nous avons cherché à comprendre les raisons pour lesquelles le nouveau gouvernement brésilien se trouve face à un dilemme que nous pourrions, de manière schématique, réduire à le formule suivante : réforme ou déroute. Si le président Lula hésite à mettre en oeuvre son programme de réformes sociales -des réformes qu’il a annoncées et ratifiées lors de son discours d’inauguration- ses perspectives politiques seront sombres et cela entraînera un retour en arrière phénoménal qui sera ressenti de la même façon dans l’ensemble de l’Amérique latine. Les « forces du marché » -comme on les appelle- prendront leur revanche et donneront une leçon à ceux qui ont eu l’audace de les défier. Si, comme nous l’espérons, au contraire, il avance de manière résolue dans la voie du post-néolibéralisme, l’avenir du Brésil et de l’ensemble de la région pourra revêtir des couleurs nouvelles et plus optimistes.
Il y a trois raisons pour lesquelles on peut être modérément optimiste. En premier lieu, à cause du poids de la propre biographie de Lula, qui parle d’un homme du peuple authentique, intègre et cohérent, qui a consacré toute sa vie à la construction d’une société nouvelle. Nous sommes certains que Lula n’aura pas à déshonorer son histoire personnelle ni qu’il lui faudra pour cela en arriver au même point que Salvador Allende au Chili.
En second lieu, parce que si le zèle réformiste du gouvernement de Lula ne se relâche pas, il pourra compter sur l’appui d’un des partis de gauche les plus importants du monde, le PT, en plus du soutien que lui apporteraient le MST, la CUT et la plus grosse partie des organisations populaires brésiliennes.
En troisième lieu, parce que la structure économique du Brésil, la taille des ses entreprises publiques, sa diversité économique, l’importance de sa population, la qualité de son leadership, de ses intellectuels et de ses techniciens, de même que son poids international, lui permettent d’adopter des politiques réformistes malgré l’opposition très forte que celles-ci provoqueront sûrement. C’est pour cela qu’un président réformiste installé à Brasilia bénéficie d’une marge de manoeuvre incomparablement supérieure à celle de tout autre président de cette région du monde. C’est en ce sens qu’on peut parler d’une « exception brésilienne » : un pays qui peut faire des choses qu’aucun autre pays de cette région, pas même le Mexique, ne pourrait rêver de faire. Cela implique aussi une responsabilité particulière de la part du gouvernement du PT, auquel on demandera des comptes tels qu’on n’en demanderait jamais à un gouvernement réformiste au Venezuela, en Equateur, en Bolivie, en Argentine ou en Uruguay. Si le Brésil veut, il peut ; il n’en va pas de même pour les autres pays.
* Secrétaire exécutif du Conseil latino-américain de sciences sociales, CLACSO. Professeur de théorie politique et sociale à l’université de Buenos Aires.
Article publié dans : OSAL (Buenos Aires : CLACSO), n° 9, janvier 2003.
Bibliographie :
Boron, Atilio 2003 Estado, Capitalismo y Democracia en América Latina (« Etat, capitalisme et démocratie en Amérique latine ») (Buenos Aires : CLACSO), cp. 5.
Boron, Atilio 2002[a] Imperio & Imperialismo. Una lectura crítica de Michael Hardt y Antonio Negri (Empire & impérialisme. Une lecture critique de Michael Hardt et d’Antonio Negri ) (Buenos Aires : CLACSO).
Boron, Atilio 2002[b] "Imperio : dos tesis equivocadas" (« Empire : deux thèses erronées »), dans OSAL (Buenos Aires) Nº 7, Juin.
Boron, Atilio 2001 "La selva y la polis. Reflexiones en torno a la teoría política del zapatismo" (« La forêt vierge et le polis. Réflexions sur la politique du zapatisme »), dans OSAL (Buenos Aires), Nº 4, Juin.
Brzezinski, Zbigniew, 1998 El Gran Tablero Mundial (« Le grand échiquier mondial ») (Buenos Aires : Paidós), p.40.
Hardt, Michael et Antonio Negri 2002 Imperio (Buenos Aires : Paidós), p. 173.
Holloway, John 2002. Cómo cambiar el mundo sin tomar el poder (« Comment changer le monde sans prendre le pouvoir ») (Buenos Aires : Herramientas).
Holloway, John 2001[a] "El zapatismo y las ciencias sociales en América Latina" (« Le zapatisme et les sciences sociales en Amérique latine »), en OSAL (Buenos Aires), Nº 4,Juin.
Holloway, John 2001[b] "La asimetría de la lucha de clases" (« L’asymétrie de la lutte des classes ») , dans OSAL (Buenos Aires), Nº 4,Juin.
Huntington, Samuel P. 1999 "The lonely superpower", en Foreign Affairs, Vol. 78, No. 2, p. 48.
Kagan, Robert 2002 "Power and Weakness", en Hoover Institution Papers (Stanford : California), pp. 1, 10-11.
Weber, Max 1982 Escritos políticos (« Ecrits politiques ») (México : Folios) Tome II, pp. 363-364.
Notes :
[1] On remarquera qu’il existe un "air de famille" entre ce raisonnement du théoricien conservateur et la formulation que proposent, à partir d’une position censée être contestataire, Michel Hardt et Antonio Negri, quand il disent que "dans tous les conflits régionaux de la fin du XX ème siècle, on a demandé aux Américains d’intervenir, et nous parlons de demandes réelles et substantielles, pas d’un stratagèmepublicitaire visant à calmer le dissentiment de l’opinion publique américaine".
Face à de telles affinités, comment éviter de faire allusion aux égarements de la gauche dans les métropoles capitalistes ? Cf. Michael Hardt et Antonio Negri, 2002. Pour une critique systématique des thèses développées par Michael Hardt et Antonio Negri dans Empire, voir Boron, 2002 (a) ; (b).
[2] Voir Holloway, 2002 ; 2001 (a) ; (b). Pour une critique de ces conceptions, voir Boron, 2001.
[3] Nous avons étudié de manière approfondie ce sujet dans "Etat, capitalisme et démocratie en Amérique latine" (Boron, 2003).