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13 avril 2004

Argentine : L’interminable lutte des piqueteros

par Claudio Katz *

 

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Les piqueteros maintiennent sur pied la protestation sociale après le repli des assemblées de quartier, des "escraches" [1] et des cacerolazos. Leur présence dans les rues rend la misère visible aux yeux de l’ensemble de la société, fait contrepoids à la résignation et oblige à soulever la question de la tragédie sociale dont souffre la moitié de la population.

Les piqueteros ont atteint un niveau d’organisation pour des chômeurs inédit à l’échelle internationale, mais ils ne se contentent pas d’exiger des subventions pour leurs adhérents. Ils rassemblent les revendications d’autres secteurs exploités et pour cette raison ils se profilent comme une référence de la résistance populaire.

Leur mobilisation a déconcerté l’establishment qui oscille entre le dédain ("ce sont des foules silencieuses"), la compassion hypocrite ("il faut les comprendre parce qu’ils sont pauvres") et l’exigence d’une répression ("ils ne peuvent pas s’approprier l’espace public").

L’agression médiatique

Jusqu’au massacre de Puente Pueyrredón la réponse officielle a été la main de fer et les provocations qui visaient à justifier le meurtre de plusieurs manifestants. Mais l’indignation générale face à la brutalité policière a obligé les dirigeants à remplacer le bâton par l’hostilité médiatique. Les campagnes de la presse contre les piqueteros ne connaissent pas de répit. Elles soulignent la prépondérance "du droit de circuler" sur le droit de manger et exigent que les chômeurs renoncent à la seule forme de protestation qu’il leur reste après avoir perdu leurs emplois.

Les médias présentent les piqueteros comme des groupes incontrôlés et violents, en occultant la sécurité dans leurs rangs et le respect de l’espace public qui caractérisent toutes leurs mobilisations. Ce harcèlement exprime le même ressentiment de classe qui s’adressait dans le passé aux "cabecitas negras" et aux corporatistes. On dénigre maintenant les piqueteros qui "enlaidissent la ville devant les touristes" ou qui osent présenter "des exigences politiques" inadmissibles pour leur condition sociale. Beaucoup d’éditorialistes - qui ont applaudi le transfert gratuit de locations publiques à la Société rurale - vocifèrent contre l’occupation d’un terrain pour réclamer des logements. Les hiérarques de l’église - qui vivent sur le trésor national et paient la caution d’escrocs notoires - s’indignent contre "la fainéantise des piqueteros".

On stigmatise aussi les manifestants comme des délinquants. Le discours officiel rejette cette identification, mais les razzias policières de "protection des quartiers" touchent seulement les quartiers humbles et jamais les bastions des grands voleurs. La présence des piqueteros dans les rues provoque une gêne évidente pour tous les passants. Mais le prix de cette protestation est très faible en face de l’alternative d’une dégradation silencieuse. Loin d’être un "recours inutile" le piquete a contribué à limiter les agressions commises par les capitalistes. C’est pourquoi les maîtres du pouvoir s’irritent de ce contrepoids efficace à la dissimulation de la misère. Les manifestants empêchent que "la vie ne se développe normalement" avec un segment de la population qui souffre et un autre qui ignore les souffrances du premier.

Quatre voies pour désamorcer la protestation

Kirchner essaye de désamorçer le mouvement piquetero sans faire usage du bâton, parce que sa première tentative de le criminaliser a débouché sur l’impressionnante manifestation du 20 décembre. Le président essaie de dissoudre la protestation sociale par différentes voies. D’abord, il accuse la gauche de répéter dans le mouvement piquetero les actions minoritaires qui ont affaibli les assemblées de quartier. Mais on oublie que ce travail de conspiration oblige avant tout à participer à l’organisation d’une lutte que le Justicialisme a complètement abandonnée. Curieusement Kirchner se présente comme le protecteur d’un mouvement qui existe contre sa volonté. En outre, il affirme que la gauche est une force insignifiante, mais il lui assigne une grande capacité à diluer la résistance des piqueteros. On oublie que la légitimité de cette lutte ne dépend pas du capital électoral de la gauche, ni de tout autre calcul de suffrages. Kirchner a été élu avec 22% des votes et son partenaire D’Elía a joué un rôle ridicule dans les urnes.

Le président parie sur l’usure. Il tolère les actions sans accepter les revendications, pour créer le sentiment de l’inutilité de la protestation. C’est pourquoi son ministre du travail se présente comme la victime d’exigences démesurées ("ils nous extorquent") et se félicite si les manifestants n’obtiennent pas satisfaction de leurs demandes immédiates. Mais si les revendications se maintiennent, ce jeu finira par user Kirchner lui-même.

En troisième lieu le gouvernement coopte un secteur de la direction des piqueteros, manipule l’attribution des plans sociaux et distribue des fonds parmi ses partisans. C’est le rejet de ces prébendes, et non l’opportunité d’une coupure de route ou d’une autre, qui divise les dirigeants "durs" et les dirigeants "doux". En outre, le président promeut D’Elía, sans remarquer que les discours maccartistes irritent les franges progressistes qui soutiennent le gouvernement et qui répudient la glorification du "drapeau céleste et blanc contre le sale chiffon rouge".

Kirchner fait aussi des incursions dans le Grand Buenos Aires pour contrecarrer l’influence des piqueteros. Mais s’il ne réussit pas à former un nouveau réseau de leaders proches de son projet, cette action finira par saper sans aucun bénéfice l’autorité des intendants justicialistes. Le président n’a pas les ressources économiques demandées pour graisser la patte du clientélisme et c’est pourquoi il épure la liste des bénéficiaires des subventions sans y incorporer les nouveaux inscrits. Son objectif est de dépolitiser la protestation et de cloîtrer les chômeurs dans leurs potagers, leurs quartiers ou les locaux qu’ils occupent. Il cherche ainsi à reprendre le contrôle officiel des manifestations pour les vider de leurs revendications sociales et les imprégner de la "cause nationale" qui lui semble opportune selon le moment.

Finalement Kirchner prétend mettre la classe moyenne face aux chômeurs, en opposant les "piqueteros aux gens", comme si les manifestants constituaient un segment différencié du genre humain. Il n’exaspère pas les automobilistes contre les coupures de route comme le fait la droite, mais il essaie d’utiliser les espoirs qu’ont éveillés ses concessions démocratiques dans un courant d’opposition aux plus pauvres. Dans cette stratégie, le gouvernement s’appuie sur le reflux des caceroleros, sur la sympathie politique qui a engendré son triomphe électoral sur le menemismo et sur la relation contradictoire de la classe moyenne à l’égard des piqueteros. Ces secteurs oscillent entre la solidarité et la méfiance envers les chômeurs qui protestent. Parfois ils copient leurs méthodes de lutte face à une coupure de lumière ou d’eau et à d’autres moments ils rejettent l’incommodité quotidienne que toute lutte sociale provoque.

Le gouvernement prétend s’appuyer sur ce va-et-vient (qui penche maintenant vers un rejet modéré) pour neutraliser les manifestants. Il cherche à exacerber les préjugés, parce qu’il n’a pas de marge pour accorder de grandes concessions économiques. Les fonds publics sont assignés prioritairement au paiement de la dette et les nouvelles grosses augmentations de tarifs ont déjà commencé. Quel que soit le scénario, il ne sera pas facile de ressusciter la vieille scission entre les travailleurs et la classe moyenne (en opposant maintenant les piqueteros aux anti-piqueteros), qui pendant 50 ans a bloqué l’action conjointe des deux secteurs. Contrairement à ce qui se produit actuellement au Vénézuéla, cette rupture sociale s’est affaiblie au niveau politique.

Les intellectuels proches du gouvernement qui exigent les coups de bâton ("sanctionner les transgresseurs", laisser de côté les "stupidités des garanties") ne cachent pas qu’ils encouragent l’expulsion des piqueteros de la rue pour "négocier en ordre" avec le FMI une augmentation des paiements de la dette. D’autres représentants du progressisme rejettent la campagne de harcèlement, mais font silence sur le rôle du gouvernement dans cette entreprise. Finalement, quelques penseurs objectent le "manque de lucidité maximaliste" des piqueteros militants et pronostiquent leur isolement inexorable ("ils n’entraînent pas ceux qui ont un emploi"). Mais ceux à qui il revient d’effectuer cette évaluation, ce sont les participants de la lutte. Ils supportent la misère et sauront comment définir les rythmes de la résistance. Les intellectuels peuvent jouer un rôle très positif dans ce processus, mais ils doivent d’abord déclarer leur solidarité avec la protestation des victimes de l’appauvrissement.

Un changement persistant

Quelques fonctionnaires affirment que "le problème piquetero sera résolu par la création de travail". Mais si générer de l’emploi était aussi simple, la crise sociale n’aurait jamais fait irruption avec autant de virulence. Comme la re-primarisation a sensiblement détérioré la relation entre l’emploi et le niveau d’activité, le chômage se maintiendra de façon importante même dans le meilleur scénario de relance.

Mais, de plus, la lutte des piqueteros ne se restreint pas aujourd’hui aux revendications des chômeurs, mais elle a établi des ponts avec les travailleurs. A leurs débuts, les piqueteros se sont nourris de l’expérience syndicale antérieure de leurs dirigeants et maintenant un transfert inverse d’apprentissages pourrait se concrétiser, si le mouvement ouvrier récupère le premier rôle. Bien que la relation statistique oppose l’intensité des arrêts de travail avec le nombre de coupures de route, la connexion politico-sociale entre les deux mouvements pourrait tendre à se resserrer.

Le poids des piqueteros exprime, en outre, la perte d’autorité politique du peronisme, qui a toujours répondu à des défis équivalents par des mobilisations de syndicalistes et de leaders. Maintenant, ils sont disposés à relancer au moyen de plusieurs actions cette réaction traditionnelle, mais Kirchner sait que l’accaparement justicialiste de ces marches affectera sa popularité au sein de la classe moyenne. Ces dilemmes reflètent l’affaiblissement des racines populaires du peronisme suite à la décennie menemiste.

La même érosion se manifeste dans le discrédit de la bureaucratie syndicale. C’est pourquoi les piqueteros occupent l’espace de la rue que dominait Ubaldini dans les années 80 et que se sont partagés le MTA et la CTA dans les années 90. Une image de cette situation fut la mobilisation des piqueteros contre la nouvelle loi du travail que le gouvernement a négociée avec les trois centrales syndicales. Le rejet de cette législation a été un mot d’ordre central de la journée des piqueteros du 18 février. Cette action fut couronnée de succès grâce à l’impact qu’elle a rencontré dans tout le pays, et non par le nombre des participants. Le premier rôle du mouvement et son poids comme interlocuteur des demandes sociales se sont renforcés.

La jonction avec la gauche

La confluence de la gauche avec Les piqueteros militants exprime l’engagement des deux secteurs dans la lutte cohérente. Quelques journalistes progressistes disqualifient cette convergence ou la présentent comme un fait de circonstance, parce qu’ils ignorent toutes les données de la réalité politique qui ne cadrent pas avec leurs désirs. La gauche progresse simplement parce que les blessures laissées par Menen et de la Rúa n’ont pas cicatrisé. Sa confluence avec les piqueteros ressuscite la tradition du classisme et lance un défi - sans comparaison depuis les années 70- à l’hégémonie peroniste. Les idées et les organisations de la gauche commencent à prendre de la densité sociale. Leurs progrès sont visibles dans les entreprises récupérées, dans les élections universitaires et dans les marches de rues. L’action populaire du 20 décembre dernier a synthétisé cette jonction, mais l’ampleur de cette avancée crée aussi de nouvelles responsabilités et oblige à évaluer avec réalisme le stade auquel se trouve le processus de radicalisation politique de la population.

Il est évident que l’éloignement historique de la majorité populaire d’avec la gauche s’est réduit, mais la brèche n’a pas été colmatée. Il est important de reconnaître que ce domaine est maintenu en suspens pour éviter l’impressionnisme et agir avec intelligence. Il est certain que les piqueteros constituent la "seule opposition au gouvernement", mais justement ce dernier soulève de nombreuses difficultés parce que Kirchner dispose de la sympathie de nombreux secteurs de la population.

Il convient de tenir compte que le poids atteint par les courants militants ne signifie pas que "le pays est piquetero", ni qu’il est traversé par "une situation révolutionnaire". Les classes dominantes maintiennent le contrôle du système politique et leur hégémonie politique et idéologique sur les classes populaires. Le déclin du peronisme a ouvert un espace que la gauche pourrait remplir, mais qui demeure encore vide. Il reste un long chemin à parcourir dans le complexe bras de fer pour conquérir la majorité. Il ne faut pas oublier qu’un succès dans la lutte sociale ne se transpose pas de manière automatique et immédiate dans le champ politique.

Un grand bond en avant est en train de se concrétiser par la création d’un cadre unitaire qui intègre tous les courants opposés à la cooptation gouvernementale. Mais le défi ne consiste pas seulement à résister à cette assimilation à la politique officielle. L’objectif doit être de populariser une alternative de gauche, à travers des conquêtes palpables et de plus grands succès organisationnels. Les obstacles qui parsèment ce chemin sont innombrables, mais pour la première fois depuis longtemps on emprunte un sentier qui mène vers la victoire.

Traduction pour El Correo : Philippe Raynaud

Buenos Aires, 26 février 2004

Notes

[1Manifestation contre quelqu’un ou contre une entreprise

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