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Par Alain Joxe
Le Débat Stratégique Nº75. Juillet 2004
L’Europe est porteuse d’une stratégie globale autonome
La discrétion des Etats européens, pris un par un, en matière de stratégie de défense, produit, en s’additionant, une énorme modestie apparente. Le leader impérial s’en réjouit sans doute, pensant qu’il lui sera aisé de reprendre en main cette Europe de la Défense dans les limbes. Un peu de talent britannique par-ci, un peu d’Otanisme oriental par-là, l’ensemble du territoire OTAN semble récupérable en tant qu’espace technique suprême de l’interopérabilité. La France, avec son passé grincheux, sera avalée comme le noyau de la cerise dans la logique technostratégique globale et devra se rallier aux visions planétaires de l’Empire du Chaos. Ce ralliement insidieux et sans négociation politique assurerait la continuité de l’OTAN.
Malheureusement pour l’ambitieuse vision de l’administration Bush, ce qui s’oppose à ce scénario est plus politique que technique : l’absence d’Alliance autour d’une définition crédible d’un ennemi commun, de menaces réelles et de stratégies globales.
Si quatre générations d’alliés des Etats-Unis en Europe, se retrouvent dans l’OTAN, comme une conséquence de la guerre froide, celle-ci est gagnée et finie dans son objet même : le danger soviétique. Les nouvelles adhésions devraient être une conséquence de l’avenir non du passé. L’Europe plurielle ne peut plus se rallier à la promotion publicitaire de l’identité otanienne, mais doit négocier son autonomie dans la nouvelle complexité politique.
Or les vues stratégiques d’avenir des Européens divergent aujourd’hui de celles de l’Administration américaine, notamment au vu de l’énoncé triomphal qui accompagne leur échec en Irak. L’accord tacite qu’ils accordent aux exactions israéliennes en Palestine, la poursuite de la construction du mur, est un autre point de divergence, avec le mépris affiché pour le droit international et une brutalité maladroite pour traiter les questions politiques et militaires dans ce voisinage de l’Europe. Les mensonges stratégiques (attribués aujourd’hui à la CIA), ont servi de justification à la guerre préventive, contre l’Irak accusé de complicité avec Al Qaida et de possession d’armes de destruction massives. La désignation d’un « adversaire commun » virtuel et terrifiant, le « terrorisme mondial », apparaît comme une tentative médiatique pour convaincre l’opinion américaine de la simplicité du Monde, plus qu’une doctrine capable de refonder l’Alliance. D’autant que par sa stratégie, l’Empire produit plus de désespoir et de terroristes.
Sans refondation de l’Alliance, il n’y a plus de raison stratégique de maintenir l’OTAN. Elle subsiste comme une société de services, compétente, tirant vers la haute technicité et les normes américaines les armées des pays membres. Elle permet la mise sur pied, au coup par coup, dans des coalitions « à la carte », d’opérations nouvelles, de facto sous commandement américain. En tant que modèle de technicité interarme, interalliée, inter-agences (c’est-à-dire civiles-militaires) et facteur de perfectionnement électronique, elle peut séduire des intérêts militaires professionnels, ou des dynamiques techniciennes d’entreprises. Mais cela ne peut remplacer un accord stratégique et politique profond sur des raisons communes de s’allier dans des guerres. Les Européens doivent donc à brève échéance cesser de faire les modestes en matière de conceptions stratégiques globales. La stratégie européenne ne peut se forger au niveau d’arrogance fruste, manipulatoire et électoraliste exhibé tous les quatre ans, avec une ardente naïveté paléo-théologique, par les candidats présidentiels américains. La définition stratégique de l’Union ne dépend pas de la doctrine américaine actuelle.
Sa sécurité, vis-à-vis du terrorisme islamiste extrémiste, au-delà des techniques policières, n’est pas construite de la même façon que la sécurité américaine, manichéenne et incantatoire. L’Europe dispose d’un tout autre bagage intellectuel, diplomatique, politique et en jouera. Les tentatives concrètes de l’UE pour jouer dans le sens de l’apaisement réel des tensions sociales, économiques, communautaires et politiques dans son voisinage, procèdent d’une toute autre philosophie du pouvoir que l’agressivité néodarwinienne dont se contente actuellement l’Amérique. Cette prise de conscience doit s’organiser en prise de responsabilité, sous peine de graves conséquences pour l’avenir.
L’Europe a toujours pensé sa sécurité et sa défense comme un problème de voisinage, en raison de la configuration de ses frontières Nord-Sud et Est-Ouest comme frontière entre développement et sous développement. Or penser sécurité de l’Eurasie et de l’Eurafrique à partir d’une vision régionale du grand voisinage, c’est penser stratégie globale avec une approche non pas plus discrète, mais plus politique et plus sociale. Penser la sécurité de l’Europe, c’est penser sans solution de continuité toute l’Afrique et toute l’Asie.
Le pouvoir économique de l’Europe est considérable. La pacification régionale en expansion est un modèle de portée globale. La question sérieuse est l’absence de politique des Etats-Unis, hors l’épreuve de force.
Nous avons, en somme jusqu’au mois de novembre pour rester modestes dans le fracas des proclamations médiatiques d’outre atlantique. Ensuite, quel que soit le résultat des élections, il faudra bien éclaircir les questions dans l’impasse avec la prochaine administration ou s’apprêter à de rudes épreuves.