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Bien sûr cet ouvrage n’est pas la perfection absolue (certains faits sont connus, quelques raccourcis ou partis pris peuvent parasiter la démonstration) mais il convient de reconnaitre qu’il est sans nul doute l’un des meilleurs essais de ce domaine publiés au cours de l’année 2003.
Alors que s’écrit peu à peu l’histoire des compromissions et autres complaisances des intellectuels occidentaux avec le bloc soviétique tout au long de la Guerre froide, cette édition française de Who paid the Piper ?(car « who pays the piper calls the tune », c’est-à-dire « Qui paie le musicien, choisit le morceau ») complète le tableau des luttes sourdes qui se jouaient sur le terrain culturel.
Frances Stonor Saunders fait appel à un nombre impressionnant de sources, souvent totalement inédites, pour montrer comment les occidentaux et au premier chef les États-Unis ont rapidement intégré la dimension culturelle à leur stratégie de riposte contre le bloc de l’Est et à la création du Kominform (7 octobre 1947). Parmi les instigateurs de cette entreprise figurent trois personnages principaux : Melvin Lasky (« Père de la Guerre Froide à Berlin ») l’initiateur de la remise en cause des méthodes traditionnelles de la propagande américaine ; Michael Josselson, un officier des services secrets d’origine russo-estonienne ; Nicolas Nabakov, un musicien et émigré russe blanc.
Après des débuts chaotiques, c’est pendant des décennies que ces hommes ont tissé un efficace réseau international d’amitiés et de relais culturels. Concerts, expositions d’art, conférences et colloques, films, mais également journaux (Der Monat par exemple), magazines et revues, ont représenté autant d’armes entre leurs mains. À l’évidence, la « matériaux » primordial de cette lutte contre la subversion pro-soviétique a consisté dans les hommes eux-mêmes.
Pendant plus de quarante ans les meneurs de ce combat durent lutter à armes inégales. S’opposant à une idéologie faisant publiquement du bonheur du genre humain le but ultime, la tâche n’était guère aisée surtout lorsque la réalité des évènements (comme en Hongrie en 1956) ou le témoignage de ceux qui ont été persécutés pour leurs idées ne suffisent pas à dessiller les yeux du plus grand nombre. À cet égard, la situation faite par les faiseurs d’opinion de l’Ouest aux dissidents, ou plutôt leur rejet quasi instinctif, est significative. Koestler analysa ce ressentiment en ces termes : « Les ex-communistes sont non seulement de pénibles Cassandre, comme l’ont été les réfugiés antinazis, mais ce sont aussi des anges déchus qui ont eu le mauvais goût de révéler que le Paradis n’est pas l’endroit qu’il est supposé être ».
Bref, c’est donc un double objectif, de terrain pourrions-nous dire, qui était assigné à cette contre-offensive culturelle : gagner à la cause de la liberté une part toujours plus nombreuse de l’intelligentsia ou, à minima, éviter au plus grand nombre de basculer dans une complicité de fait avec le camp soviétique. Mais, au-delà, cette lutte revêt un aspect bien prosaïque : celui de son coût financier. Et là, force est de constater que F. Stonor Saunders nous offre une édifiante présentation des réseaux de financement et des circuits de diffusion des fonds mis au service de la « croisade » anticommuniste.
En particulier, l’auteur expose comment, avec l’aide d’économistes administrateurs du Plan Marshall, a été élaborée la « dérivation » d’environ 200 millions de dollars annuels prélevés sur les « fonds de contrepartie » (rappelons que la majeure partie de ces sommes a été utilisée pour d’autres types d’actions clandestines comme, dans les années cinquante, à apporter une aide à quelques hommes politiques favorables à une Europe fédérale).
Mais, une fois ce livre refermé, le lecteur sent bien qu’une part essentielle de cette lutte souterraine reste encore à explorer. Au fil des pages, un homme s’est peu à peu imposé. Énergique, déterminé, décisif, Irving Brown, apparait incontournable. Et pourtant, ce livre, comme tant d’autres d’ailleurs, ne fait que l’évoquer.