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22 avril 2010

Interview

Les jeunes mémoires de la dictature argentine.

par Agnès Debarge

 

Juan Cabandié est argentin, il a 32 ans… Mais il se sent véritablement né le 26 janvier 2004, date à laquelle une analyse d’ADN lui a permis de retrouver sa famille. Juan est le 77e enfant de disparu retrouvé grâce à Abuelas (Grands-mères de la Place de mai).

Le contexte :
Entre 1976 et 1983, l’Argentine a connu une effroyable dictature pendant laquelle trente mille personnes ont disparu. Dès les premières années, des femmes se sont mobilisées contre le régime, les « folles de la Place de mai », manifestant toutes les semaines devant la Casa Rosada (palais présidentiel) pour réclamer le retour de leurs enfants disparus, puis celui de leurs petits-enfants. En effet, outre les disparitions forcées et les tortures, les bourreaux ou leurs complices se sont également appropriés les quelque cinq cents enfants nés dans les maternités des centres clandestins de détention. Ces enfants sont aujourd’hui de jeunes adultes à qui on a volé une identité, une famille, une histoire.

Agnès Debarge : Comment en êtes-vous arrivé à douter de vos liens de parenté ?

Juan Cabandié : Je devais avoir 22 ans. J’ai commencé à douter parce que je ressentais de grandes différences entre moi et la famille qui m’a élevé. Il y avait quelque chose de difficile à expliquer, que je ne comprenais pas. A un moment donné, je me suis demandé si j’étais vraiment leur fils. Je n’avais jamais eu le moindre signe ou indice du contraire. Ils m’ont toujours dit que j’étais leur fils, c’était indubitable. Mais mes doutes ont persisté, les années ont passé et je continuais à y penser. Un jour, alors que je préparais un examen avec des camarades à l’université, nous avons commencé à raconter nos histoires, à parler de nos familles. J’ai commencé à décrire ce père très violent, lié à la dernière dictature – ce que je savais déjà. Puis j’ai fini par dire à mes amis que je me demandais si je n’étais pas un enfant de disparu.
On en parlait beaucoup, et c’est apparu petit à petit, comme une intuition. A partir de ce moment-là, la question est devenue plus sérieuse à mes yeux. Jusqu’au moment où j’ai demandé à un ami ce que je devais faire. Il m’a conseillé de poser la question à ma mère. Sa réponse, à elle, fut claire : oui, j’étais son fils. Mais elle ne m’a pas convaincu et j’ai continué mes recherches. Jusqu’à ce que je me décide à aller voir Abuelas. J’avais entendu parler de leur existence, j’étais au courant des autres « cas » sans les avoir étudiés de façon approfondie. Elles m’ont alors proposé de faire un test ADN. C’était en 2003. Et en janvier 2004, le 26 janvier 2004 exactement, c’est-à-dire il y a quasiment six ans jour pour jour, j’ai retrouvé mon identité.

Quelle est cette identité, à présent retrouvée ?

Mes parents étaient militants politiques du parti péroniste, le parti révolutionnaire local… Dans les années 1970, les jeunes avaient connu le Mai 68 français, la révolution cubaine. Le leader du parti, Juan Perón, était alors en exil en Espagne. Il est revenu en 1973. Les jeunes péronistes étaient très actifs, marqués par les inégalités de ce monde. Mes parents étaient militants Montoneros [voir « Pour en savoir plus »]. A l’époque mon père, Damian, avait 19 ans, il était originaire de Buenos Aires et ma mère, Alicia, avait 16 ans. Ils étaient très jeunes mais les jeunes avaient alors une conscience politique bien plus marquée, ils étaient déjà très adultes. D’une enfance ou d’une adolescence très brève, ils entraient vite dans l’âge adulte. Ils étaient donc très engagés, mon père était d’ailleurs membre d’un syndicat. En novembre 1977, ils ont été enlevés et emmenés dans ce que nous appelons les « centres clandestins de détention ». Ensuite ils ont été séparés et ma mère, enceinte de cinq mois, a été transférée à l’Ecole supérieure de mécanique de la marine (Esma), où je suis né en mars 1978. L’Esma était un centre de détention clandestin à Buenos Aires. Cinq mille personnes ont été emprisonnées là-bas. J’ai passé à peu près trois semaines auprès de ma mère. La famille qui m’a « adopté » était proche de la dictature. Le « père » travaillait pour les services de renseignements de la police fédérale. Ils m’ont appelé Mariano. Dès cette disparition, mes grands-parents paternels et maternels ont contacté Abuelas, et ils m’ont cherché sans relâche.
Aujourd’hui, je suis proche de mes grands-parents, de mes oncles et de mes tantes. Mon père avait trois frères, et ma mère deux frères et une sœur. Mon père et ma mère sont les seuls qui aient été enlevés.

Après cette découverte déterminante, les relations avec votre famille adoptive ont-elles changé ? Y a-t-il des enfants de disparus qui, en raison de ce passé trop lourd, ne veulent pas « savoir » ?

Je ne voyais déjà plus l’homme que je croyais être mon père depuis l’âge de 18, 19 ans. Mes parents adoptifs étaient divorcés. Mais je voyais encore la femme que je croyais être ma mère. Pendant toutes ces années, ma sœur, la fille biologique du couple, m’a aidé à retrouver mon identité. Je la vois toujours, c’est ma sœur. Mais je ne vois quasiment plus ma mère adoptive. Je les aimais, certes, parce que c’étaient mes parents, mais je ne ressens plus aujourd’hui que de l’indifférence.
Par rapport à votre deuxième question, je ne dirais pas que les enfants de disparus ne veulent pas savoir. Beaucoup d’entre nous avons été élevés par des familles liées à la dictature, qui y ont participé ou qui en étaient proches. Ces familles-là nous ont fait grandir dans un sentiment de culpabilité, dans la peur, de sorte que si nous découvrions nos origines, la culpabilité nous empêcherait d’avancer plus loin dans nos recherches. Elles nous ont élevés en disant nous avoir « donné une famille, une maison, une éducation », que nous sommes « redevables ». Il est donc parfois difficile, pour beaucoup d’entre nous, de traverser cette frontière et de se dire que l’identité ne se négocie pas, qu’il faut la connaître. Les familles tentent de nous retenir ou refusent d’en parler. Beaucoup d’enfants ont également peur, une peur naturelle qui disparaît avec le temps. Parmi les jeunes qui ont retrouvé leur identité, aucun d’entre eux ne regrette cette quête. Il y a eu deux ou trois enfants qui ont refusé, et ils l’ont déclaré publiquement : ils ne voulaient pas connaître leur identité, leurs parents biologiques, et souhaitaient rester avec ceux qu’ils aimaient et les avaient élevés. Selon eux, c’était une affaire politique. Mais savoir qui l’on est, c’est un droit de l’Homme, l’accès à l’identité est un droit. Il y a aussi le cas d’une jeune fille qui a écrit un livre à ce sujet, elle connaît son histoire, est contente de connaître la vérité, mais elle est restée avec sa famille adoptive et elle ne voit pas sa famille biologique. Elle ne veut pas aller plus loin. Peut-être changera-t-elle d’avis et, un jour, ils se réuniront. C’est son droit. Certains enfants de disparus sont restés en relation avec leurs familles adoptives mais la nature de ces relations s’est transformée après la découverte de la vérité. Pareillement, certaines familles ont choisi de le dire aux enfants, ont accepté de les accompagner dans leur recherche d’identité, et cela a complètement changé la nature de leurs rapports.

Qu’en est-il des recherches aujourd’hui, et quels outils juridiques permettent de faire valoir les droits des enfants et de leurs familles biologiques ?

Les Grands-mères de la Place de mai sont en premier lieu des mères qui réclamaient le retour de leurs enfants et de leurs petits-enfants, très jeunes à l’époque. Certaines d’entre elles savaient que leur fille ou belle-fille était enceinte, et elles ont entrepris de manifester pour retrouver leurs petits-enfants.
Avec le temps, elles ont compris qu’elles ne reverraient pas leurs enfants, mais peut-être leurs petits-enfants. Discrètement, pendant la dictature, et puis plus ouvertement à partir de 1983, quelques juges les ont appelées pour leur signaler des dossiers d’adoption qui leur semblaient suspects. Alors elles allaient voir, prenaient des photos, comparaient des dates. Puis des voisins ont commencé à les appeler ou à déposer des plaintes, elles allaient alors sonner aux portes des maisons, dans les écoles, mais les directeurs ou les enseignants n’étaient pas toujours coopératifs. Ces femmes accomplissaient un travail de fourmi, long, fastidieux et difficile, sans aucun instrument juridique sur lequel s’appuyer. Et en général la justice ne collaborait pas.
Parallèlement, elles cherchaient des solutions juridiques et scientifiques qui leur permettraient de retrouver ces enfants. Jusqu’au jour où Estela de Carlotto, aujourd’hui présidente d’Abuelas, a rencontré une généticienne américaine, Marie-Claire King. C’était en 1983-1984. Celle-ci lui a confirmé qu’il était possible d’établir la parenté, même avec des échantillons d’ADN des grands-parents ou des latéraux de la famille (oncles et tantes), puisque la difficulté principale pour les grands-mères était qu’elles ne disposaient pas d’échantillons de leurs enfants enlevés. Enfin, en 1994, le gouvernement argentin a créé la Banque nationale de données génétiques (BNDG). Des échantillons d’ADN des membres des familles de disparus ont ainsi été stockés pour pouvoir être utilisés dans les recherches d’identité. La science était donc enfin au service de la justice et du droit, ce qui a permis aux grands-mères de demander des analyses d’ADN. Mais beaucoup de juges s’y sont opposés. C’est encore le cas aujourd’hui, car certains juges ont commencé leur carrière pendant la dictature, et il y a encore une frange de notre société qui véhicule des idées dictatoriales, autoritaires, fascistes.

L’analyse d’ADN est une procédure relativement lourde… Comment s’effectue-t-elle ?

Heureusement, grâce aux progrès scientifiques, il n’est plus nécessaire de faire une prise de sang. La justice est obligée de diligenter les enquêtes s’il y a soupçon de vol d’enfant, pour l’identifier, et d’ordonner la saisie d’objets personnels (brosse à dents) ou de tissus (cheveux) pour procéder à l’identification. Cette méthode a l’avantage d’être moins invasive et plus simple, et elle permet d’accélérer les recherches : vingt-cinq enfants ont ainsi été retrouvés en six ans, grâce à ces nouvelles méthodes et à l’action du gouvernement. Car c’est ce gouvernement qui a aidé Abuelas, financièrement, et qui a sensibilisé la population sur la nécessité de reconnaître les droits de l’Homme et de retrouver les petits-enfants. C’est aussi ce gouvernement qui a abrogé les lois d’amnistie et mis en prison les militaires qui étaient en liberté. Aujourd’hui je ne pense pas qu’il y ait plus de quatre ou cinq politiciens de droite qui nient la réalité, ou qui s’opposent à la recherche d’identité.
Enfin, en novembre 2009, le congrès a voté une réforme du Code pénal sur la BNDG, qui oblige les juges à recourir à cette méthode non invasive, et à la BNDG pour les recherches. Ceux qui étaient opposés ne pourront plus contourner la loi.
Il y a, cependant, le cas d’Ernestina Herrera de Noble, directrice du groupe de média Clarín et femme de pouvoir proche de la dictature, qui a adopté deux enfants. La procédure d’adoption était irrégulière et les deux enfants seraient en fait des enfants de disparus. L’affaire a rebondi en décembre 2009 lorsque la famille a tenté de se dérober aux obligations de tests ADN. Mais même les échantillons, finalement prélevés, sont suspects, selon nous ! L’impunité de certains pouvoirs est impressionnante. Selon la loi de 1994, l’analyse des échantillons doit être effectuée à la BNDG, qui dépend de l’hôpital public. Le juge a ordonné que l’analyse soit effectuée à l’institut médicolégal qui dépend du ministère de la Justice, mais qui ne dispose pas des moyens techniques de procéder à l’analyse. Il a donc été obligé de recourir à un laboratoire externe privé. Et dès qu’il y a un acteur privé… Le jour même, nous sommes intervenus dans les médias pour condamner cette décision. Le juge a fait un pas en arrière et a ordonné une saisie au domicile des deux jeunes gens. Il fallait agir rapidement. La police s’est rendue sur place et a pris des échantillons de cheveux et une brosse à dents. Cela fait aujourd’hui trois semaines, et l’on ne sait même pas où sont passés ces échantillons ! Ce groupe Clarín est le groupe médias le plus puissant d’Argentine : la justice a été achetée, le juge a ignoré la loi… Nous allons exiger que ce dernier soit poursuivi devant le Conseil de la magistrature, mais il y a peu d’espoir qu’il soit démis de ses fonctions, compte tenu de la composition de ce Conseil. Peut-être que la pression médiatique et le travail des associations le conduiront à démissionner...

Estela de Carlotto parle « d’otages » pour désigner les enfants de disparus, et d’une torture permanente et impardonnable dont sont victimes leurs parents. Ces termes traduisent-ils ce que vous avez vécu ?

J’ai été un otage pendant vingt-six ans, c’est en retrouvant mon identité que j’ai rencontré la liberté. Je me suis libéré, je marchais heureux, je vivais différemment. J’ai ressenti un grand bonheur, malgré toute la douleur, tout le chagrin de savoir que je n’ai plus de parents, que je ne les ai pas connus et que je ne peux même pas aller déposer un bouquet de fleurs au cimetière.
Concernant les parents adoptifs ravisseurs, les procès sont en cours. Selon un jugement prononcé en Argentine il y a quelques années, la soustraction d’identité d’enfants enlevés est un crime contre l’humanité. Il entre dans la même catégorie que la torture ou le génocide. Mais tous les juges ne sont pas disposés à traiter ces affaires, et la lenteur bureaucratique est un bon moyen pour se dérober...
S’agissant, justement, de mon ravisseur, le procès a commencé. J’ai porté plainte contre lui et je vais témoigner, avec ma sœur, contre lui. La loi autorise en effet la fratrie de la famille incriminée à témoigner, ce qui n’est pas le cas des épouses. Il s’agit de la première affaire où un membre latéral issu de la famille adoptive vient témoigner. Ma sœur m’aide beaucoup. Elle connaît ma famille biologique, s’entend bien avec elle et c’est réciproque. J’ai quand même un peu de chance dans cette histoire…

Votre histoire, désormais révélée, a-t-elle eu un rôle dans votre engagement politique ?

J’étais déjà un enfant très politisé, ce qui m’a valu des rapports difficiles avec mon père adoptif. Retrouver mon identité a achevé de confirmer mon engagement de façon définitive. Aujourd’hui je suis militant des droits de l’Homme, secrétaire national de la Jeunesse péroniste (JP), membre du Front pour la victoire (FPV, parti au pouvoir) et député au gouvernement de la ville de Buenos Aires… Donc les deux sont très liés. Deux autres fils de disparus sont entrés dans la vie politique, à Buenos Aires. Sont élus une députée au Congrès national, et moi.

Aujourd’hui, combien d’enfants retrouvés ?
En 2009, cent enfants de disparus ont été retrouvés, sur environ cinq cents. Le 100e a été retrouvé et identifié récemment, avec une particularité : c’est le père biologique de l’enfant, qui était en exil, qui a cherché son fils avec Abuelas.

Les Grands-mères ne perdent pas espoir mais le temps commence à jouer contre ces retrouvailles tant désirées. Estela de Carlotto a 80 ans et cherche toujours Guido, son petit-fils…

Pour en savoir plus :
- « Montoneros - une histoire argentine », documentaire de Frédéric Compain, production Dune-Arte, 1h34’, 1998.
- Victoria Donda, Moi Victoria, enfant volée de la dictature argentine, Ed. Robert Laffont, 2010, 267 p.
- Site Internet (en espagnol) des Grands-mères de la Place de mai, très complet : www.abuelas.org.ar.

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