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25 avril 2007

Venezuela, Russie, Chine...

Les Etats s’emparent de l’arme pétrolière.

 

Un récent rapport du cabinet d’études Wood Mackenzie (Edimbourg) indique qu’à l’avenir il sera nécessaire d’investir massivement dans l’extraction d’un pétrole difficile d’accès, avec tout ce que cela peut signifier en termes de dégâts écologiques. Le texte confirme, après tant d’autres, la raréfaction des ressources pétrolières. Désormais, la lutte s’aiguise entre les compagnies internationales, les compagnies nationales et les Etats pour l’accès à l’or noir. Au profit de ces deux derniers protagonistes. Ainsi, le Venezuela renégocie les concessions accordées aux majors et les somme d’entrer dans des sociétés mixtes où l’Etat est majoritaire. La Russie reprend le contrôle de son secteur gazier, bradé aux intérêts privés dans les années 1980, et redevient actionnaire majoritaire de Gazprom. De leur côté, la Chine et dans une moindre mesure l’Inde, de plus en plus actives sur le marché pétrolier, n’hésitent pas à nouer des relations directes avec les Etats d’Afrique ou du Proche-Orient. Après une éclipse de deux décennies, on assiste à un retour en force de la puissance publique.

Par Jean-Pierre Sereni
Le Monde Diplomatique
. Paris, Mars 2007.

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Le 4 décembre 2006, Petrochina, le premier pétrolier chinois, coté à Hongkong et à Wall Street, a dépassé Shell, devenant la sixième capitalisation boursière mondiale. Cette compagnie n’est pourtant que la filiale d’une importante société d’Etat, la China National Petroleum Corporation (CNPC), et deux autres compagnies chinoises la talonnent, la China Petroleum & Chemical Corporation (Sinopec) et la Chinese National Off-Shore Oil Company (Cnooc). En 1999, ces sociétés opéraient au Venezuela, au Soudan, en Azerbaïdjan, au Kazakhstan, en Birmanie et en Indonésie ; elles s’activent désormais dans une quarantaine de pays.

La Chine et l’Inde, d’où est venu le gros de la demande supplémentaire d’hydrocarbures durant ces trois dernières années, tentent de coordonner leur expansion à l’extérieur de leur territoire pour que leurs compagnies chassent en meute. Ce n’est qu’un signe parmi d’autres du bouleversement en cours dans l’industrie pétrolière mondiale, caché par le yo-yo incessant des cours de l’or noir qui excite les spéculateurs, déprime les automobilistes et affole les consommateurs des deux hémisphères.

Une poignée d’acteurs opèrent au début de la chaîne, dans l’exploration et la production, à travers toute la planète, et se partagent les réserves mondiales de pétrole et de gaz. Avec un rapport de forces en plein bouleversement entre les dominants d’hier, les majors surtout anglo-saxonnes, qui ne sont plus que cinq (ExxonMobil, Royal Dutch Shell, BP, Total, Chevron) à contrôler à peine 9 % des gisements, et les nouveaux titans du brut que sont les compagnies pétrolières nationales (CPN) des pays membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) (cf. « Principaux acteurs »). Dix d’entre elles disposent de la majorité des réserves (53 %) et se savent désormais incontournables. Derrière, loin derrière, d’autres CPN exploitent 16 % des réserves. Beaucoup sont les bras armés d’Etats comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou la Malaisie dont les besoins explosent au rythme exceptionnel de leur croissance économique.

Enfin, il y a les indépendants, en général des compagnies privées, souvent mais pas exclusivement occidentales, de taille plus modeste que les majors ou les CPN, qui règnent sur le cinquième des réserves mondiales d’hydrocarbures.

En dehors des dix de l’OPEP [1], les trois autres acteurs puisent dans leurs réserves, dont ils sont propriétaires, qui diminuent inexorablement, et voient l’avenir avec inquiétude. L’écart est préoccupant d’abord pour les indépendants (34 % de la production mondiale, contre seulement 22 % des réserves), mais aussi pour les CPN qui n’appartiennent pas à l’OPEP (25 %, contre 16 %) et pour les majors (13 %, contre 9 %).

Trois acteurs sur quatre se trouvent donc dans la position très inconfortable de pomper chaque jour plus d’hydrocarbures qu’ils n’en acquièrent par leurs découvertes ou des rachats de gisements à d’autres compagnies. Dans le jargon des pétroliers, on dit de manière expressive qu’ils sont « déficitaires », faute de pouvoir reconstituer leurs réserves. S’ils n’accèdent pas à de nouveaux gisements assez rapidement, leur avenir même est en jeu, surtout pour ceux qui sont cotés en Bourse, et dont les cours peuvent plonger encore plus vite que leurs réserves, les exposant en permanence à l’offre publique d’achat (OPA) sauvage d’un concurrent. D’où des « bavures » dans l’évaluation de réserves qu’on tend volontiers à surestimer. Shell a dû reconnaître en 2004 avoir « truqué » les siennes à la hausse (+ 20 % !) pour faire meilleure figure auprès de ses actionnaires.

Selon PFC Energy, une influente société internationale de consultants, 77 % des hydrocarbures du monde appartiennent aux CPN, au secteur public donc. En termes géopolitiques, les compagnies des pays consommateurs sont plutôt au Nord ou à l’Est, et les gisements plutôt au Sud... Le tête-à-tête est donc inévitable entre les premières, les compagnies pétrolières internationales (CPI) et les gouvernements des pays exportateurs. Inévitable mais de plus en plus difficile.

Depuis les années 1970, le modèle traditionnel, la concession, qui reconnaissait aux compagnies la propriété des gisements, a disparu, en dehors des Etats-Unis et de quelques pays européens comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas ou la Norvège. Ailleurs (Colombie, Thaïlande, Golfe...), les derniers contrats de concession qui avaient échappé à la grande vague des nationalisations des années 1970 sont arrivés ou arrivent à échéance. A Abou Dhabi, par exemple, où trois concessions viennent à terme en 2014 et 2018, les autorités ont déjà fait savoir aux majors qui les exploitent qu’elles ne seraient pas reconduites.

Pour remplacer la concession, une nouvelle formule est apparue après la seconde guerre mondiale, le contrat de partage de production (CPP, en anglais production sharing agreement). Le principe en est simple : l’Etat s’associe à une compagnie étrangère, un contrat fixe les conditions « de la prospection, de l’exploration et de la production d’hydrocarbures » pour une durée et sur une superficie déterminées, un montant minimum d’investissements de recherches et un régime fiscal. L’investisseur verse un droit d’entrée (le bonus), prend à son compte le risque de ne rien trouver, mais, en cas de succès, partage avec l’Etat la valeur de la production. La compagnie finance, sur ses deniers, les dépenses d’exploration et de développement du champ et se rembourse sur la production qui lui revient.

Le CPP rapporte plus que la concession et présente une supériorité politico-juridique sur elle : les ressources naturelles restent propriété nationale comme l’exigent désormais les opinions publiques unanimes, de la droite à la gauche, des nationalistes aux islamistes, dans les Etats pétroliers. La dernière démonstration en a été apportée par les mécomptes des majors anglo-saxonnes en Irak : Washington a pu sans trop de difficultés réécrire à sa guise la Constitution du pays occupé, mais toutes ses tentatives pour abolir la loi de nationalisation de 1972 et revenir au régime des concessions sont restées vaines jusqu’à ce jour...

Les CPP ont permis aux CPI de retourner dans des pays qui leur avaient longtemps été fermés, comme le Venezuela, l’Algérie, la Birmanie (rebaptisée Myanmar par la dictature), l’Iran, l’ancienne Union soviétique... Mais ce retour s’est fait à un moment où les prix du pétrole étaient bas, où l’OPEP semblait promise à l’éclatement et où les pays exportateurs n’avaient pas d’argent à investir dans leur secteur pétrolier. Loi d’airain, la production d’un puits diminue avec le temps. Si de nouveaux puits ne sont pas forés régulièrement pour compenser cet inexorable déclin, la production elle-même baisse, et avec elle les recettes budgétaires.

A l’époque, l’avantage allait aux compagnies, qui en ont profité sur le plan fiscal, parfois outrageusement comme en Russie. A Sakhaline II, gigantesque projet gazier de Sibérie orientale, Shell a obtenu en 1995, à un moment où le Trésor russe était à sec, que ses dépenses lui soient remboursées en priorité. Concrètement, 100 % des recettes vont à Shell tant que le trust anglo-néerlandais n’a pas récupéré l’intégralité de ses investissements. En général, ce montant est plafonné à 50-60 %. A l’automne 2006, la compagnie a dû avouer que ses dépenses avaient pratiquement doublé par rapport à ce qui avait été décidé contractuellement entre les deux parties ! Soit 22 milliards de dollars au lieu de 12. Avant de voir la couleur du premier dollar, Moscou aurait dû patienter deux fois plus longtemps que prévu, soit une bonne dizaine d’années. Intolérable pour le Kremlin, qui a pris le contrôle de Sakhaline II sans coup férir, deux mois plus tard, pour une bouchée de pain...

Le retour à des prix pétroliers élevés, à partir des années 2000, a provoqué une remise en cause quasi générale des impôts pétroliers payés par les opérateurs. La question du partage de la « rente additionnelle » a été clairement posée. Londres a donné l’exemple dès 2002 en relevant de 10 % l’impôt des compagnies pétrolières opérant en mer du Nord, pour finalement le porter à 60 % en 2005 (contre 30 % avant 2002). Aux Etats-Unis, la commission du budget du Sénat, à l’époque en majorité républicaine, s’est prononcée en faveur d’une taxe supplémentaire sur les compagnies pour réduire le déficit budgétaire. Victorieux aux élections législatives de la mi-mandat, en novembre 2006, les démocrates ont fait de la fiscalité pétrolière l’une de leurs six priorités à réaliser dans les « cent premières heures » de pouvoir. Avec de solides arguments.

La fiscalité pétrolière américaine tourne autour de 40 %, contre une moyenne mondiale de 60 à 65 %... Quant aux subventions décrétées par l’administration Bush pour encourager la prospection en mer (offshore), que les démocrates entendent abolir, elles ne semblent pas avoir eu beaucoup d’effet.

Les pays producteurs n’ont, bien sûr, pas été en reste. Selon les calculs du professeur Jean-Marie Chevallier, membre d’un cabinet de consultants réputé, le Cambridge Energy Research Associates (CERA), ils ont trouvé à juste titre leur part du gâteau trop faible par rapport à celle du fisc des pays consommateurs, des opérateurs, des banques et autres intermédiaires financiers. Les compagnies liées par des CPP ont accepté, en général de bonne grâce, de renégocier discrètement leur régime fiscal. Rien ou presque n’a filtré. Le changement des « conditions de marché » y a aidé. Un simple calcul de coin de table montre que toucher 25 % d’un baril qui vaut 60 dollars rapporte davantage que 33 % d’un baril à 30 dollars.

Le seul accrochage sérieux sur la fiscalité est survenu au Venezuela, parce qu’il s’est doublé d’une contestation des contrats eux-mêmes. Et là, la compréhension s’est évanouie. « Dans nos métiers, on cumule les risques, d’où l’importance du contrat qui nous lie au gouvernement hôte. C’est sur cette base que nous investissons des milliards pour vingt-cinq ans ou plus », explique M. Patrick Pouyanné, directeur stratégie, croissance, recherche de la branche « Exploration & Production » de Total. Chez ExxonMobil, numéro un des majors et plus forte capitalisation boursière du monde, on parle même de « droits sacrés » (sanctity of rights).

Aux yeux des grands pétroliers occidentaux, MM. Hugo Chávez et Vladimir Poutine se disputent la place d’ennemi numéro un. Arrivé au pouvoir en 1999 à la suite d’élections incontestées, le nouveau président vénézuélien convainc ses partenaires de l’OPEP et le Mexique de baisser leur production pour faire remonter les cours du brut, tombés à moins de 10 dollars le baril après une fausse manœuvre de l’Arabie saoudite. Et ça marche... Les cours reprennent leur progression pour plus de cinq ans. En 2002, M. Chávez vient à bout d’un lock-out très politique de deux mois de la compagnie nationale des pétroles (PDVSA). La moitié des quarante mille salariés font grève, dix-huit mille perdent leur emploi après son échec.

Suivant les conseils de Bernard Mommer, un mathématicien d’Oxford devenu expert pétrolier réputé, le président vénézuélien oblige les compagnies étrangères qui avaient signé, au moment de l’ouverture libérale des année 1990, des contrats de services remboursables sur le pétrole à découvrir, à entrer dans des sociétés mixtes où l’Etat détient au moins 60 % du capital. Toutes acceptent, sauf l’italienne ENI et Total, qui refusent de voir la part de PDVSA passer à 75 % et la leur reculer à 13 % et 12 %.

Surtout, les Français redoutent que cela crée un précédent pour Sincor I, un projet dix fois plus important (2 milliards de dollars) qui concerne le brut extra-lourd de la ceinture de l’Orénoque. Après plusieurs mois de négociations infructueuses, Caracas menace : la nationalisation passera par la loi.

La nouvelle vague de nationalisme a gagné l’Equateur, où Occidental Petroleum a été carrément exproprié, le Pérou et la Bolivie, où la nationalisation des gisements de gaz a été entérinée six mois après, sans coup férir, par les compagnies étrangères, dont la plus importante était la brésilienne Petrobras. A l’opposition de droite qui reprochait au gouvernement du président Lula son « attitude de soumission » à l’égard de son petit voisin, le ministre des relations extérieures a répondu : « Le Brésil ne peut pas agir comme une puissance du XIXe siècle. » Les négociations entre les deux pays sont demeurées un temps au point mort, M. Evo Morales ne voulant pas, en pleine période électorale, gêner le président brésilien, candidat à sa propre succession. Celui-ci ayant été réélu, les conversations ont repris et, le 15 février, un premier accord a été signé entre Brasília et La Paz : le prix du gaz bolivien exporté vers la centrale thermoélectrique brésilienne Gobernador Mario Covas, située à Cuiabá (Mato Grosso), passera de 1,09 dollar à 4,20 dollars par million de BTU (unité thermique britannique), une augmentation de 285 %. En juin 2006, l’Argentine avait accepté une hausse de 50 % sur le gaz qu’elle importe de Bolivie.

M. Poutine a été plus brutal avec les majors. M. Jean Lemierre, le président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), très active dans l’ex-Union soviétique, en donne la raison : « La Russie a toujours dit que l’énergie était un secteur stratégique. » Se voulant le refondateur de l’Etat russe, M. Poutine a besoin des recettes pétrolières pour financer son budget, équilibrer ses relations économiques avec l’étranger et exister sur la scène diplomatique internationale [2]. Plus question donc de laisser piller en toute impunité la principale richesse naturelle russe par une poignée d’oligarques qui ont fait main basse dessus sans rien payer ou presque du temps de M. Boris Eltsine et qu’on soupçonne de vouloir céder aux majors la pleine propriété des gisements.

Dans un livre récent sur la « piratisation de la Russie [3] », Marshall I. Goldman, titulaire de la chaire d’études russes à l’université Harvard, raconte qu’à son arrivée à la tête de la Fédération de Russie le nouveau président Poutine s’était indigné de l’écart entre les prix à l’export des hydrocarbures russes et les prix payés par les acheteurs. Où allait la différence ? Systématiquement, pied à pied, son gouvernement a repris le contrôle du secteur, d’abord dans le gaz avec Gazprom, l’ancien ministère soviétique du gaz privatisé en 1992, dont dix ans plus tard le gouvernement russe ne détenait plus que 38 % du capital - la majorité ayant été distribuée à une coterie menée par le premier ministre de M. Eltsine et ses familiers. Entre-temps, Gazprom aurait « perdu » en moyenne 2 milliards de dollars par an, détournés par ses dirigeants, et 10 % de ses réserves.

Dès son arrivé à la présidence, en juin 2000, M. Poutine nomme un homme à lui à la tête du groupe qui détient un quart et peut-être un tiers des réserves mondiales de gaz naturel. Petit à petit, Gazprom, où l’Etat redevient majoritaire en décembre 2005 (51 % du capital), récupère ses actifs, rachetant les uns à l’amiable, expropriant les autres sans ménagement, maniant pour parvenir à ses fins rappels d’impôts faramineux, amendes records pour « crimes écologiques », pas toujours imaginaires, ou coups tordus dignes de l’ex-KGB.

La chute spectaculaire de M. Mikhaïl Khodorkovski et de son groupe Ioukos a montré jusqu’où allait, en ce domaine, la détermination de M. Poutine, malgré de vives pressions américaines. Le vice-président des Etats-Unis, M. Richard Cheney, ne dénonçait-il pas l’été dernier les hydrocarbures russes comme « un instrument d’intimidation et de chantage » ? Les nouveaux alliés de Washington, recrutés parmi les anciennes républiques ou satellites soviétiques, ne se font pas faute de relayer ce message, alimentant ce qu’un écrivain russe, Victor Erofeev, appelle la « nouvelle guerre froide »..., celle de l’image.

La fin des beaux jours pour les majors, coincées entre leurs actionnaires, qui réclament des rendements toujours plus élevés, et les grands pays producteurs, qui leur ferment l’accès aux gisements les plus prometteurs, s’accompagne paradoxalement d’une accumulation de capitaux sans précédent. ExxonMobil, la plus puissante des majors, affiche un chiffre d’affaires de 370 milliards de dollars en 2005 (450 milliards en 2006, selon les estimations de Wall Street), supérieur au produit intérieur brut (PIB) de cent quatre-vingts des cent quatre-vingt-quinze pays membres des Nations unies. Mais, loin d’être un signe de bonne santé, cette opulence financière traduit au contraire une impuissance à réinvestir efficacement les énormes profits, à trouver des projets qui répondent aux critères de rentabilité extravagants imposés aux ingénieurs.

Les mésaventures récentes de BP illustrent ce paradoxe : en 2005, une de ses raffineries américaines explose, tuant quinze ouvriers et en blessant cent soixante-dix ; en Alaska, il lui faut arrêter le pompage du plus grand gisement pétrolier d’Amérique du Nord parce que les oléoducs, vétustes, fuient. Une mission d’experts, nommée par BP, a incriminé, dans son rapport de janvier 2007, l’insuffisance d’argent et d’efforts du groupe pour assurer la sécurité de ses raffineries américaines. La justice des Etats-Unis enquête pour déterminer si ce sous-investissement n’a pas été délibéré.

Si, demain, le monde manque de pétrole, ce sera plus sûrement faute d’investissements que de gisements. Une découverte exige des milliards de dollars d’équipements pour se transformer en une production, et les opérateurs les plus riches, les majors, représentent à peine 20 % des investissements en amont, dans l’exploration et la production. C’est pourtant là que se trouvent les meilleurs spécialistes mondiaux, les mieux à même de concevoir des projets d’avant-garde à la pointe de la recherche technologique.

Au lieu de cela, les compagnies marquent une préférence à peine cachée pour l’anthropophagie boursière, qui les conduit à se manger les unes les autres. La dernière vague de concentration remonte à la fin des années 1990, quand lord Brown a créé la première super-major pétrolière en fusionnant BP et Arco, et forcé Exxon, Total et Chevron à l’imiter pour ne pas perdre pied. « Dans ces années de vaches maigres où le baril de brut était tombé à 10 dollars, on était tranquillement en train de reconstituer les "sept sœurs [4] " de la grande époque en absorbant les "petites" sociétés d’Etat nées après nous et en asphyxiant l’OPEP », raconte un ancien de cette gigantesque bataille boursière.

Aujourd’hui, les marchés financiers sont parcourus de rumeurs sur de nouvelles concentrations où BP fait figure de gibier après la démission surprise, au début de l’année, de son président. L’hypothèse d’une fusion du numéro deux, Shell, et du numéro trois, BP, circule sur les marchés. Fin décembre, Statoil et Norsk Hydro ont réuni leurs activités offshore « pour répondre au défi de l’industrie pétrolière ». Repsol, la grande compagnie espagnole, est à vendre depuis plusieurs mois. Sans succès jusqu’ici, le groupe étant jugé trop engagé en Amérique du Sud par les financiers qui redoutent l’effet Chávez. D’autres spéculent sur l’avenir du groupe italien ENI, fondé par Enrico Mattei, et sur ses difficultés à rester plus longtemps indépendant.

Jusqu’ici, les spéculateurs ont eu le champ libre. Il n’y a pas eu, sur le plan mondial, de réponse collective significative aux bouleversements intervenus depuis 2000 sur la scène pétrolière, au contraire. Les gouvernements des pays développés comme des pays émergents se sont surtout employés à sécuriser leur accès aux gisements en renforçant leurs liens avec les derniers pays producteurs accessibles.

Caricature de ce sauve-qui-peut général, l’enterrement fin décembre du satrape du Turkménistan, Saparmourad Niazov, « père de tous les Turkmènes » et champion toutes catégories de la corruption et de la mauvaise gestion dans une région, l’Asie centrale, où les concurrents ne manquent pas ! Les démocraties occidentales qui se proclament les plus attachées aux droits humains y avaient dépêché, sans vergogne, excellences et ministres, l’énorme gisement de gaz de Iolotan Sud, récemment découvert, valant bien, à l’évidence, un reniement.

L’Angola, le Nigeria, le golfe de Guinée, toute l’Afrique au sud du Sahara fascinent autant ou presque que l’Asie centrale. Selon les prévisions de l’US National Intelligence Council, les Etats-Unis pourraient en importer 25 % de leur pétrole en 2015, contre 15 % actuellement, et réduire d’autant leur dépendance à l’égard du Proche-Orient... La région présente deux avantages : les contrats y sont « raisonnables » et les compagnies nationales, à la différence de celles du Proche-Orient, trop désargentées pour racheter les actifs des majors comme MM. Poutine ou Chávez chez eux. Mais ces ajustements permettront-ils vraiment de répondre aux bouleversements en cours ?

* Jean-Pierre Séréni : Journaliste, auteur de l’ouvrage Les Emirs de la République. L’aventure du pétrole tricolore (en collaboration avec Pierre Péan), Seuil, Paris, 1982.

Notes :

Notes

[1Les statistiques citées portent sur dix des douze membres de l’OPEP. Elles n’englobent ni l’Irak ni l’Angola, qui n’a adhéré qu’au début de cette année.

[2Lire Jean-Maris Chauvier, « La "nouvelle Russie" de Vladimir Poutine », Le Monde diplomatique, février 2007.

[3Marshall I. Goldman, The Piratization of Russia : Russia Reform Goes Awry, Routledge, Londres et New York, 2003.

[4Les « sept sœurs » sont les sept sociétés pétrolières mondiales anglo-saxonnes qui ont complètement dominé cette industrie depuis 1914 jusqu’au premier choc pétrolier de 1973. Trois ont survécu (Exxon, Shell, BP), quatre ont disparu, absorbées par les premières (Texaco, Mobil, Socal, Gulf).

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