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7 avril 2004

« La révolution est une façon de vivre le présent » entrevue avec Neka Jara

 

" La mort n’est pas vraie
quand on bien accompli
l’œuvre de la vie "
José Martí

Par La Fogata
27 février 2004

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C’est de la curiosité : comment se fait-il que tu sois devenue d’abord piquetera et qu’ensuite tu te sois retrouvée sans emploi ?

En réalité, ça fait longtemps que je travaille dans ce secteur ; d’abord, nous avons été présents dans tout ce qui concernait le processus des implantations, des occupations de terres ; toujours à travailler dans des organisations de quartier, et à faire l’articulation entre différentes organisations. Je travaillais dans un hôpital public, et avec l’équipe de santé, nous travaillions dans les communautés de base sur la question de la violence familiale, etc. C’est ainsi que que nous avons construit avec les habitants du quartier un espace de rencontre, de discussion, de projets. Quand a surgi avec force la question du MTD autour du chômage, de l’inoccupation, nous étions liés à toute cette histoire, et nous avons commencé à faire partie du MTD, à réaliser les actions directes que l’on proposait dans cet espace. Ceci a provoqué une grande remise en question dans les espaces de travail - je travaillais dans l’éducation et la santé - si bien qu’en peu de temps je me suis retrouvée sans emploi.

Mais plus que tout, l’intégration est reliée au fait que jamais nous n’avons pris le chômage, ou l’inoccupation, pour l’axe fort de notre rencontre, mais comme la manière de commencer à transformer cette réalité à partir du quotidien, à partir d’une pratique concrète. Avec ou sans travail, comment changer notre réalité, voilà ce qui moi m’a motivée.

En examinant ce changement dans ta vie, comment vois-tu la transformation individuelle par rapport à la transformation sociale, y a-t-il quelque chose qui vient en premier, quelque chose qui vient ensuite ?

C’est un processus, et il est donné par la pratique. Je veux dire par là, ça continue de nous arriver, et ça continuera de nous arriver, que nous venons avec d’autres expériences, avec beaucoup d’a priori, beaucoup de définitions qui, grâce à nos rencontres et nos discussions, grâce à notre action permanente sur cette réalité, se modifient peu à peu. C’est un aller et retour permanent entre l’individuel et le collectif, comme un enrichissement, une croissance permanente et mutuelle, entre la personne et le collectif.

Cette expérience du MTD m’a personnellement transformée plus profondément que les autres expériences, et la différence se trouve dans le quotidien, dans notre proposition de vivre une expérience de tous les jours. Je veux dire par là qu’auparavant il y avait des espaces - une assemblée, une action concrète dans le quartier - mais qu’à partir de la vie de tous les jours c’était différent. C’est l’une des expériences qui me marque le plus.

Dans le MTD Solano, y a-t-il un point de départ, un milieu, et un point d’arrivée définis ?

Je crois que non, et c’est ce qui semble parfois désespérer quelques camarades. Il y a un horizon, c’est-à-dire que nous savons que ce système ne nous plaît pas, nous le connaissons, nous en faisons l’expérience. Nous savons qu’il faut détruire les formes qui le soutiennent à partir de notre pratique concrète. Et nous savons que nous voulons un changement social, nous savons que pour ce changement social il faut construire de nouvelles relations, de nouvelles subjectivités ; avec des pratiques différentes, c’est pourquoi nous nous posons la question de l’horizontalité, de la démocratie directe, de l’action directe. Tout ceci, ce sont des horizons, mais ce sont en même temps des processus. C’est-à-dire que nous n’avons rien de tracé, comme un programme qui te dit « quand nous en arriverons là, nous serons pleinement horizontaux, quand nous en arriverons là, nous serons pleinement autonomes », mais ce sera toujours un processus. Nous ne croyons pas qu’il y ait un point d’arrivée et que tout soit déjà donné, mais que l’Histoire a cette caractéristique : qu’elle est en permanence modifiée, transformée.

Penses-tu que tous les mouvements de travailleurs sans emploi tendent vers la même chose, comme poser par exemple le fait qu’une unité des MTD est possible ?

Dans certains espaces où nous avons participé à coordonner, partager les pratiques et à proposer certains axes, certains points de rencontre, nous avons constaté que oui : il y a beaucoup de MTD qui se proposent de construire un mouvement national qui conduise un peu toute la transformation ou la lutte de ces derniers temps, d’autres qui pour cela posent la question de ces MTD comme un pas vers la construction d’un parti. Nous, comme d’autres MTD, comme d’autres organisations ou mouvements, nous croyons que non, nous croyons que ce n’est pas ce dont nous avons besoin, surtout à partir de l’histoire que nous avons vécue comme peuple, c’est-à-dire comme Argentins et aussi comme partie de l’Amérique latine. Nous, dans ces moments, nous voyons le point fort dans la coordination à partir d’expériences diverses, justement avec ces horizons dont nous parlions aujourd’hui, parce que tout n’est pas pareil non plus. Mais nous ne croyons pas aux pratiques uniformes, homogénéisées.

Est-ce cela qui différencie Solano et les MTD qui sont dans la même ligne ?

La proposition du projet d’autonomie fait la différence, c’est-à-dire, où nous nous positionnons pour dire « l’expérience autonome se contruit à partir d’ici », parce qu’il y a aussi différentes propositions en ce sens. Parfois, il semble que l’autonomie ou l’horizontalité serviraient pour un moment déterminé, mais que pour d’autres moments on aurait besoin d’autres temps, d’autres pratiques. Nous, nous croyons que le projet à construire, c’est l’autonomie, c’est ceci la différence, et surtout en comprenant que l’autonomie ne supplante pas, ne vient pas remplacer ce qui a échoué, les partis traditionnels, les mouvements traditionnels, mais qu’elle est quelque chose de neuf à construire.

Il doit y avoir beaucoup de camarades qui contactent le MTD pour une question de besoin d’un plan ; comment se passe cette relation avec un nouveau camarade, est-ce que c’est gagner un plan de plus ? Qu’attend-on de quelqu’un qui de ce fait ne connaît pas ce projet autonome de Solano ?

Le point de départ c’est la rencontre, le fait de nous rencontrer en partageant une situation concrète, l’inoccupation et toutes ses conséquences : les problèmes familiaux, la question de la santé, de l’éducation, de tout ce qui est en train de se dégrader à cause du problème du chômage. Réfléchir ensemble et d’abord, faire que cette ouverture de l’espace qu’est le MTD ne soit pas une chose qui va résoudre ses problèmes, mais que ce soit un espace où il arrive et où il puisse rencontrer d’autres personnes qui vivent la même situation, et à partir de là, ensemble, en bavardant, en réfléchissant sur la cause de tout ce qui nous arrive, nous puissions trouver des chemins pour lutter ensemble ; voilà un peu quelle est la proposition.

Ce qui est certain, c’est que la grande majorité nous contacte à partir d’un besoin : la question, c’est comment nous positionner, c’est-à-dire, comment faire en sorte que le MTD ne devienne pas une entreprise ou un administrateur de la pauvreté ou de la misère d’autrui, mais qu’il soit réellement un espace de rencontre et de lutte pour transformer cette situation. C’est une réflexion et une pratique permanentes, parce qu’il peut arriver qu’avec nos pratiques, avec nos attitudes, avec les rôles que nous assumons dans l’organisation, nous finissions très souvent par jouer le rôle d’administrateurs. Alors, c’est parfois l’Etat qui cesse d’exercer l’oppression, mais, à travers la contrainte du clientélisme, ces organisations aussi peuvent devenir l’instrument de l’oppression qui à partir de la lutte obtient ces plans ou ces sacs de marchandises. Notre défi permanent est de réfléchir là-dessus et d’essayer de le mûrir, pour qu’il n’en soit pas ainsi. Ça demande beaucoup, quand nous nous réunissons sur la base du besoin, de parler de la liberté ou de construire à partir de la liberté. C’est un des axes de discussion fort et permanent de notre mouvement : jusqu’à quel point un camarade est dans le mouvement parce qu’il y trouve un espace de lutte ou de reconstruction.

Cette liberté est-elle une liberté responsable, loyale envers l’autre camarade ? S’il en est ainsi, n’est-ce pas en fin de compte un processus difficile pour une personne habituée à « tout recevoir » ?

Si. L’assistanat nous a très fortement influencé en tant que peuple, et c’est l’une des plus fortes ruptures que nous ayons tenté de faire ces derniers temps : justement, le sujet passif qui a besoin que l’organisateur, que ce soit un leader, un dirigeant ou une organisation, résolve ses problèmes. Un de nos plus forts défis est de trouver le moyen de rompre avec cela. Et bien que nos accords, nos principes, soient l’autonomie, l’horizontalité, la démocratie directe, la participation, il y a très souvent comme une attente envers quelques camarades, d’une certaine manière on cherche à reconstruire le leader, le dirigeant, et à attendre quelque chose de ces personnes ou de ces groupes ; la question, c’est comment rompre avec tout cela. Si nous disons que dans le mouvement il n’y a pas de référents, nous mentons ; parce qu’il y a des personnes qui, par leur participation, par les rôles qu’elles assument, deviennent de ce fait de forts référents. Le défi, c’est que faire de ces références, comment rompre avec cela, comment faire en sorte que les autres mûrissent et que cela devienne vraiment collectif.

Comment vous relationnez-vous avec les autres référents des quartiers, par exemples les leaders des partis ?

Nous sommes passés par des étapes. Au début, ce fut une attaque brutale, de diffamation, d’agression pasychologique, physique. Ils ont attaqué les maisons des camarades, ils les ont incendiées. Ensuite, quand le mouvement s’est développé dans le quartier, on est passé à une autre étape, à une recherche de cohabitation, mais plutôt pour absorber le mouvement, pour attirer des camarades avec des messages comme « ici, tu seras mieux, tu n’auras pas besoin de barrer les routes, ici nous allons te donner le plan, la nourriture ». Mais comme le mouvement avait déjà quelques années de développement, d’autres choses ont pris racine au-delà du besoin, c’est-à-dire que le point fort, ce n’est pas le projet de travail ni la marchandise, mais l’existence d’autres types de liens, par exemple, l’affectif est très fort entre nous. Par le fait d’avoir une pratique quotidienne, une chose qui nous unit, qui nous soutient fortement, c’est l’affectif et le fait de nous appuyer mutuellement ; aussi n’ont-ils pas réussi à briser les noyaux forts.

Aujourd’hui nous sommes dans une telle situation à cause d’une politique de ce gouvernement, de cet Etat, du « il faut pacifier ce quartier, il faut pacifier l’Argentine ; alors nous essayons de former une communauté de collaboration ; de coopération ». Nous savons que c’est plus qu’autre chose une proposition pour aller vers l’appaisement ; vers la fragmentation du mouvement même ; aujourd’hui, il n’y a pas de chocs durs, mais il y a bien utilisation, il y a bien du clientélisme. Et on l’utilise beaucoup, par exemple avec les jeunes qui sont dans la rue, qui sont aux prises avec la drogue, l’alcool. Il y a une articulation très forte entre la force, l’appareil répressif, l’Etat et ce type de personnes des différents quartiers.

Tu parlais tout à l’heure des principes du MTD : horizontalité, démocratie directe, autonomie. A partir de votre expérience concrète, êtes-vous en contradiction avec l’organisation comme nécessité, avec le socialisme comme mode de vie ?

C’est une question délicate que de savoir ce qu’est l’autonomie, ou ce qu’est la liberté de chacun, et comment joue dans le collectif la question de la liberté et de l’autonomie individuelle. Très souvent, nous entendons dire que l’autonomie est synonyme de désorganisation et de libéralisme, ou que la liberté est le fait que chacun puisse faire ce qu’il veut « parce que nous sommes libres ». Nous, nous croyons que la liberté elle-aussi se construit, et qu’elle passe par différents processus. Dans les espaces d’éducation populaire nous réfléchissons, nous discutons beaucoup de cette question : toute la charge que nous portons, toute l’éducation que nous avons reçue, c’est justement pour vivre non pas comme des individus, mais comme des individualistes, comme des égoïstes. Alors nous avons besoins d’espaces d’organisation pour pouvoir rompre collectivement avec cela.

Comment travailler ensemble tous les jours à des projets sur lesquels nous partageons notre vie si ne nous organisons pas ? C’est impossible ; par exemple, pour faire du pain, les camarades qui sont dans le groupe de boulangerie, ils doivent avoir une planification, une proposition sur la manière de travailler, sur la manière de s’organiser, parce que sinon il est impossible de mener à bien ces activités. Et ceci s’articule avec le mouvement en général, c’est-à-dire, comment nous articulons nos différents espaces, nos différents projets, dans une organisation vraiment collective. Je ne crois pas que la liberté soit la mise en pratique du fait que chacun puisse faire ce qu’il veut, mais du fait que nous ayons tous une proposition sur la manière de construire cet apprentissage collectif, cette connaissance ou cette pensée collective.

Comment se prennent les décisions dans les assemblées, et à partir de là quel est l’engagement des camarades de les mettre en pratique, dans une relation entre le dire et le faire ?

C’est aussi un processus de construction, les assemblées dépendent beaucoup de chaque quartier, des temps, des collectifs différents qui se forment. L’idée est de prendre les décisions sur la base du consensus, c’est-à-dire de construire des décisions qui soient discutées, adoptées d’un commun accord. C’est très difficile, en raison de ce que nous disions plus haut : nous avons toujours cette charge, nous traînons avec nous le fait que très souvent nous attendons des autres qu’ils résolvent nos problèmes. Alors à cause de cela, devant certaines propositions que l’on fait, beaucoup disent « oui, nous sommes d’accord, nous l’appuyons », mais en réalité ce que l’on appuie, c’est que ceux qui apportent une proposition fassent les choses. Alors, il s’agit d’évaluer en permanence la pratique, et aussi, de chercher une rotation permanente des rôles : « ce rôle, je l’ai assumé aujourd’hui, demain, assume-le toi ou que ce soit l’autre camarade qui l’assume ». Cette cohérence entre le dire et le faire, le décider et l’agir, est permanente justement pour rompre avec toute cette charge.

Il y a une problématique historique dans tout mouvement, dans toute organisation, c’est la question de l’appartenance sexuelle : non seulement les femmes, mais aussi les homosexuels, les travestis et le rôle qu’ils jouent dans les mouvements populaires. Très souvent nous voyons de la discrimination et de l’auto-discrimination, même à l’intérieur du camp populaire : comment vit-on cette question dans le MTD, au jour le jour, aussi bien dans le travail que dans les assemblées ? Autrement dit, qui fait la vaisselle à Solano, qui rédige les communiqués ? et dans les piquetes, est-ce qu’il y a un traitement différentiel envers « les filles » ?

S’il y a encore autre chose de nouveau dans le MTD, c’est la participation de la femme. En 1997, quand nous avons commencé le mouvement, nous étions 90% de femmes. Ensuite, petit à petit, sont venus s’intégrer les camarades hommes, les jeunes.

La discrimination est en relation avec l’une des formes de domination, le machisme. Notre culture est à prédominance machiste. Par exemple, dans les assemblées, il y a beaucoup de femmes qui participent, qui font des choses ; mais dans les espaces où l’on fait des discours et où l’on parle de projets politiques, ce sont généralement des hommes. Il suffit seulement de dresser une tribune sur la Plaza de Mayo et que différents représentants aillent y faire des discours pour voir que ce sont généralement des hommes qui y défilent, et ceci est en relation avec cette structure machiste qui fait notre société. C’est pour nous, et fondamentalement pour les femmes, un défi de tous les jours, non seulement de rechercher la manière de changer la relation avec les camarades hommes, la manière de discuter la question des rôles, mais aussi de penser dans quelle mesure nous reproduisons cette éducation machiste avec les enfants, entre voisins, dans les assemblées.

Nous sommes comme au point de départ de cette question, bien que de nombreux camarades hommes aient commencé à faire la vaisselle ou à laver le linge ou à s’occuper des enfants. Nous avons des camarades qui se relaient ; dans les dernières manifestations surtout, après les grandes répressions où l’on voyait qu’il était très difficile de participer avec tous les enfants, une fois c’était le papa, une autre fois c’était la maman qui restait à la maison avec eux. Ensuite, nous avons aussi trouvé des espaces collectifs où certains camarades se consacrent à la garde des enfants, mais bon, on en a fait tout un processus. De toute façon, il reste quelques mauvaises habitudes, quelques aspects de cette culture machiste, par exemple je le remarque, - les camarades hommes en rient, mais ça nous casse les pieds à quelques femmes - dans les chants, comment on dégrade la femme ; pour envoyer Menem se faire foutre, on dit « c’est un fils de pute, un bâtard », et nous les femmes nous avons toujours l’impression d’être responsables de ces types.

Très souvent aussi, dans la mise en valeur de la femme, c’est-à-dire le point de vue à partir duquel on regarde une femme, on tient compte d’elle, c’est ce que te donne la presse, ce que te donne cette culture machiste qui prévaut : le corps comme objet de consommation. Bien qu’il semble qu’il y ait beaucoup de chemin à faire pour casser cela et pour envisager de vivre avec d’autres relations, nous sommes en chemin. Ce que l’on remarque, c’est qu’il y a un très grand respect entre les camarades femmes et hommes. Au début, c’était très difficile que les femmes puissent participer dans la zone de sécurité, dans les piquetes. Aujourd’hui il n’y a même plus aucun doute possible. Les femmes participent à différentes activités, il n’y a pas un travail pour la femme et un travail pour l’homme, mais il y a une participation démocratique.

Relativement à cette question, est-ce que la police fait de la discrimination ?

La répression fait énormément de discrimination, figure-toi que ces derniers temps il y en a beaucoup de cas : le cas d’une camarade Mapuche, par exemple, qui est sur le point de perdre la garde de ses enfants pour s’être justement engagée dans l’action directe, dans la lutte. Il est très difficile de contester le papa qui est dans la lutte, dans une action directe, mais s’il s’agit d’une femme, la société elle-même la condamne, les voisins eux-mêmes. On lui retire ses enfants, parce que « regarde de quoi elle se mêlait, regarde ce qu’elle était en train de faire ». En ce sens, la répression frappe beaucoup plus la femme que l’homme. Ici aussi au MTD : dans les écoles, les maîtres, la directrice le signalent. Quand il y a un problème d’apprentissage, un problème que nous, nous analysons depuis un autre point de vue - les problèmes d’apprentissage sont produits par le système lui-même -, eh bien socialement on le comprend comme relevant de la responsabilité de la femme, si elle est ou n’est pas dans la lutte. Et généralement pour la police, surtout pour les femmes policiers, « tu es une pute de merde, tu vis dans la rue et tu abandonnes tes enfants ». La discrimination est très forte, très violente.

Même beaucoup d’homosexuels discriminent les travestis.

Ou ce que rapportent de nombreuses camarades qui sont allées dans les camps de concentration sous la dictature militaire : dans le traitement qu’elles ont subi, la violence était beaucoup plus grande, dans le sens qu’elles étaient responsables d’être subversives, mais en plus d’accoucher d’enfants subversifs, comme si c’était une double charge. Il est très difficile de distinguer quel degré est plus violent que l’autre, mais beaucoup de camarades racontent cela. Quand elles racontent par exemple que la violence sexuelle n’était même pas considérée comme faisant partie de la violence de la torture elle-même, mais comme venant par surcroît. C’est une indication que cela se situe ailleurs.

A partir du communiqué de Solano expliquant les motifs de son retrait de la coordination Aníbal Verón, on a déjà fait couler des torrents d’encre, des litres, des tonnes. Veux-tu ajouter quelque chose pour éclairer quelque doute qui pourrait rester ?

Le communiqué est clair, pourtant parfois il y a comme une réinterprétation de ce qu’il est. Nous disons toujours qu’une des décisions les plus importantes pour nous fut d’avoir décidé comme mouvement de quitter la Verón ; et nous y avons consacré beaucoup de temps, nous y avons consacré des assemblées, des espaces d’éducation populaire, des plénières, c’est-à-dire beaucoup de temps. Réellement, nous avons pris une décision collective, surtout en analysant tous les aspects, ce que notre participation à la Verón nous a apporté et en quoi elle nous a affaibli.

Personnellement, je peux dire que nous avons fait un chemin ensemble avec d’autres mouvements, d’autres camarades. Que lorsque nous avons commencé, nous envisagions certaines choses ; ensuite, la conjoncture, la pratique, l’arrivée de nouveaux camarades, ont montré qu’il y avait des propositions et des chemins différents. Moi personnellement, ça me fait mal quand nous en arrivons à nous demander qui sont les vrais et qui ne sont pas les vrais, qui est dans une pratique correcte et qui ne l’est pas. Nous avons des pratiques différentes ; nous, nous avons choisi celle-ci, l’autonomie, et eux, ils ont choisi de construire un mouvement au niveau national, un mouvement unique, avec la possibilité qu’une direction conduise ce mouvement - ce dont nous parlions au début - et nous le respectons, mais ce n’est pas la construction que nous partageons. Comme le MTD de Allen, de Cipoletti, comme celui de Guernica, nous, nous nous sommes faits cette réflexion que notre pratique aujourd’hui ne se nourrit pas de la Verón ; ça nous affaiblissait beaucoup, alors ça n’avait pas de sens qu’on y soit.

En ce qui concerne les assemblées de quartier qui sont nées après le 19 et le 20, et qui sont beaucoup plus récentes que les MTD, vois-tu qu’elles puissent avoir une base idéologique commune ? Si elles l’ont maintenant ou s’il est possible qu’elles l’aient, dans quelle mesure peut-il y avoir une chance de construction en commun avec les MTD ?

De nombreux intellectuels et de nombreux activistes, militants, font l’analyse que les assemblées ont échoué. Moi, je ne crois pas qu’elles aient échoué, mais que les temps ont changé, qu’on a fait un processus, et ce qui reste de ce processus, de ces assemblées où l’on venait massivement, me semble plus intéressant. Les petites expériences sont beaucoup plus fortes que le fait de générer des noyaux qui se sont réellement proposés de produire des changements. Par ce fait, la rencontre, le défi de partager une expérience, c’est poser la question de ce que nous nous proposons de transformer. Moi, très souvent, je n’aime pas cette question des étiquettes, par exemple, les piqueteros, les assemblées, les épargnants, mais la question de ce que nous pouvons faire ensemble pour transformer cette réalité qui nous touche tous de certaines manières. Il y a beaucoup de choses à partager, on produit beaucoup de choses, depuis la nourriture, le vêtement, la chaussure, comme on produit aussi de nouvelles pensées, de nouvelles subjectivités ; tout cela, ce sont des motifs d’échange et de renforcement. Le cycle de la pensée autonome me semble un espace très intéressant dans ce sens, au-delà du fait que parfois il y a des choses que nous partageons, et d’autres non, mais la diversité qu’il y a là et la proposition de rencontre me semblent très précieuses.

A partir de quelle attente surgit cette idée du cycle de la pensée autonome, organisée en principe par Solano, et pourquoi ce janvier autonome ?

Elles surgissent surtout de propositions qui partent justement de cette connaissance des pratiques. En différents lieux, on commençait à envisager la manière d’approfondir cette pratique, et il est apparu cette possibilité de faire un cycle de la pensée autonome entre les assemblées, les mouvements piqueteros, les espaces occupés, et cette idée de l’étendre à d’autres lieux du monde qui veulent aussi le partager. Et moi, je crois que le défi, c’est que le cycle de janvier soit un point de départ et un point d’arrivée ; parfois je crains un peu ceci : comment tout penser, comment tout assembler, tout structurer de telle manière que cela soit « l’événement » entre guillemets, et que tout reste là ; mais justement faire en sorte que ceci déclenche une autonomie dans différents lieux du monde. J’ai beaucoup d’attentes à ce sujet, et cela est relié au fait qu’à partir de là on évite de générers des modèles, par exemple, quelle pratique enseigne le plus, quelle pratique parle le plus, mais que ce soit réellement un échange, qu’il se produise quelque chose de neuf, quelque chose que l’on produit collectivement.

En parlant des lieux du monde, tu connais beaucoup de pays d’Europe et tu viens de faire ce voyage aux Etats-Unis. Qu’as-tu laissé là-bas, qu’en as-tu rapporté, as-tu vu des pratiques semblables à partir d’histoires si différentes ?

Ça me crée parfois beaucoup de contradictions, d’abord parce que je n’avais jamais de ma vie imaginé connaître autant d’endroits. Et chaque lieu a sa particularité. Je ne métais jamais imaginée rencontrer aux Etats-Unis des activistes qui défient la bête, au cœur de la bête, vomissent dans l’estomac de la bête, défient le monstre. Pour moi ce fut très fort. Ou que dans des lieux différents comme l’Italie, l’Espagne, qui possèdent des entreprises multinationales qui exercent tout ce pouvoir de la crise que nous traversons nous les Argentins, ils cherchent de quelle manière articuler et casser tout cela : ça me semble très intéressant. Ce qui a le plus d’impact sur moi, c’est que dans différents endroits du monde il y ait comme un besoin de repenser le changement, de repenser la tansformation, et je crois que c’est là un point de rencontre : en analysant des moments différents, des situations différentes, autant de révolutions, comment pouvons-nous surmonter tout ce qui a échoué, tout ce qui s’est brisé. Qu’ils servent, qu’ils soutiennent, qu’ils apportent ; mais chercher la manière de surmonter les causes de cet affaiblissement, ça c’est très intéressant.

Est-ce qu’on t’a posé des questions sur des points de comparaison, par exemple avec les théories de Negri, avec le zapatisme ?

Je crois que c’est la tendance la plus forte : comment interpréter une pratique et pouvoir en faire un paquet. C’est-à-dire, « comment je vends cela, comment se vend cette pratique ». En partageant un peu ce que nous faisons, la manière dont nous le faisons, surgit la question « ont-ils lu Negri, ont-ils lu untel ? ». On te met toujours l’étiquette, ou tu es negriste, ou tu es anarchiste : la vérité, c’est que ce sont des étiquettes qui t’enlèvent la possibilité d’être autonome. Quand tu t’enfermes dans un de ces cadres, il te reste peu de marge ensuite pour construire l’autonomie.

T’es-tu mise en colère quelquefois à cause de cela ?

Je respecte beaucoup les différences, les postures différentes, et je valorise beaucoup le fait de pouvoir discuter à partir de ces différences ; pour cette raison, ce qu’il m’est difficile d’accepter, c’est cette méthodologie opportuniste, conspriratrice, vu qu’elle cherche toujours à en tirer un avantage. Et je crois que je me suis mise en colère à cause de cela, parce qu’avec un grand manque de respect ils faisaient une remise en question, mais pour s’imposer aux autres avec leur posture, depuis leur point de vue. Je crois que c’est cela qui m’a mise en colère, comme ici aussi me mettent en colère ces manières de construire.

Voici la question libre, en blanc, pour ce que tu veux nous transmettre.

Aujourd’hui, il est sorti du cycle les différentes propositions sur la manière de célébrer, de faire resurgir tout ce qui s’est passé les 19 et 20 décembre. Ceci est relié à ce dont nous parlions,commentnous proposer de façon créative de renforcer et d’approfondir la lutte. Une part de l’autonomie et de la lutte, c’est la créativité, l’ironie, la bonne humeur, c’est comment repenserà ne pas tomber dans les rituels, à ne pas tomber dans les choses mécaniques, fermées, mais comment envisager, à partir d’espaces et de mouvements autonomes différents, d’approfondir cette lutte. Parce que très souvent cela nous arrive, la question des piquetes par exemple. Je crois que les temps ont changé, il ne s’agit pas de ne plus être piquetero, mais de la manière dont nous pensons construire de manière créative, en ces temps, la lutte des piqueteros.

Surtout avec cette manipulation en train de se faire.

Nous le voyons très souvent, le système sait très bien utiliser les méthodes, les manières, et cela me paraît intéressant de ne pas en faire cadeau, ni de les vendre, mais de les recréer. C’est un travail quotidien.

As-tu un rêve ?

J’ai des désirs, qui me viennent surtout quand je vois les petits du MTD, les enfants. Savoir de quelle façon ce qui à notre avis doit être nouveau, différent, peut se concrétiser en de véritables espaces de liberté. Les petits ont beaucoup plus de possibilités de construire des espaces de liberté que nous les adultes, et mon souhait est qu’à un certain moment ces espaces soient des espaces vraiment libérés. J’ai beaucoup de mal à admettre que dans les assemblées les intérêts individuels, personnels, commencent à prendre l’ascendant sur le bénéfice de tous, sur le bien commun. Je me sentirais très bien qu’un jour ceci disparaisse, mais tout est une construction.

* Neka Jara, militante du Mouvement des travailleurs sans emploi de Solano

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