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10 de septiembre de 2001

La monnaie concentre toutes les oppositions théoriques en économie.

por Jean-Marie Harribey

 

On pourrait croire que l’inventaire de ses fonctions (instrument de mesure, d’échange et de réserve) suffit à comprendre ce qu’est la monnaie. De plus, comme chacun en a une idée intuitive, ces fonctions sont suffisamment simples à saisir pour qu’on s’imagine que les économistes sont à peu près d’accord entre eux pour en faire une même analyse. Ce n’est pas le cas. On peut dire même que la monnaie concentre toutes les oppositions théoriques que l’on connaît en économie. Cela n’est guère étonnant dans la mesure où la monnaie est au centre de l’économie capitaliste et que cette celle-ci fait l’objet d’analyses très différentes.

La plupart des manuels et des ouvrages d’économie sur la monnaie disent qu’il existe deux conceptions théoriques de la monnaie. C’est faux. Le débat théorique entre les économistes ne se résume pas à cela. Il est beaucoup plus riche et beaucoup plus complexe. Il est d’autant plus intéressant de connaître l’ensemble de ces conceptions que celles qui sont le plus souvent délaissées par les économistes sont celles qui sont le plus utile d’une part pour analyser et critiquer le système économique qui a érigé l’argent en valeur suprême, et d’autre part pour montrer que l’économie s’insère dans une organisation sociale et qu’il n’y a aucune loi économique naturelle. Cette démarche théorique permet alors de justifier la maîtrise par la société, c’est-à-dire la maîtrise politique, des questions monétaires et financières que l’on ne peut laisser dans les mains du marché, sous peine de voir la marchandisation du monde s’achever.

On va présenter d’abord les conceptions théoriques de la monnaie et ensuite la place et le rôle de la monnaie dans le contexte de financiarisation du capitalisme.

1. Qu’est-ce que la monnaie ? Les conceptions théoriques de la monnaie.

On peut classer les conceptions théoriques de la monnaie en quatre catégories. Les deux premières sont celles qui sont habituellement présentées : il s’agit de la conception commune aux classiques et néoclassiques et de la conception keynésienne. Les deux autres sont plus rarement évoquées : il s’agit de la conception marxienne et de la conception que l’on va appeler anthropologique, faute de mieux et parce qu’on ne peut la rattacher à un auteur unique. L’ordre de la présentation est important parce que, bien que ces conceptions soient souvent antagoniques, plus on s’avance vers les dernières, plus on a affaire à des conceptions englobantes. La seconde est plus générale que la première, la troisième que la seconde, etc.

1.1. La conception classique et néoclassique

De façon générale, la théorie classique et la théorie néoclassique sont à distinguer, mais, sur la monnaie, elles ont une position commune.

Cette première conception est structurée autour de quatre idées.

Premièrement, la monnaie est un instrument qui évite les inconvénients du troc lorsque les échanges se développent et se complexifient. Parce qu’elle est unité de compte, la monnaie sert d’intermédiaire des échanges. Simple intermédiaire, elle n’a d’intérêt que parce qu’elle facilite les échanges de marchandises. Mieux, ce sont les marchandises qui s’échangent entre elles. L’idée que la monnaie est en quelque sorte un voile dissimulant cet échange va être le fil conducteur de la conception classique et néoclassique.

La deuxième idée porte un nom : c’est la théorie quantitative de la monnaie. Esquissée par Jean Bodin (1568) qui remarqua la corrélation entre l’arrivée massive de métaux précieux en Europe et la flambée des prix, puis formulée par John Locke (1690), David Hume (1752) et Richard Cantillon (1757) et mise sous forme d’équation par Irving Fisher (1911), elle a donné naissance à une branche particulière de la théorie néoclassique : le monétarisme. Que dit-elle ? Pour un volume de transactions (T) donné et une vitesse de la circulation (V) constante, toute variation de la quantité de monnaie en circulation (M) entraîne une variation proportionnelle des prix (P) : MV = PT. La vitesse de circulation est supposée constante à court terme car les habitudes de paiement n’évoluent que lentement. Le volume de transactions est lui aussi supposé constant car l’équilibre des marchés assure le plein emploi de toutes les capacités de production. La théorie quantitative de la monnaie s’intègre donc dans le modèle d’équilibre général de Walras.

La troisième idée découle de la précédente. Si la variation de la quantité de monnaie ne fait varier que les prix, elle n’a aucune influence sur la production et l’emploi. La monnaie est donc neutre au regard de l’activité réelle. Une autre manière de dire qu’elle n’est qu’un voile. Cette idée très ancienne puisqu’elle date au moins de deux siècles et demi a été remise au goût du jour dans les années 1950 par Milton Friedman qui a étendu le raisonnement du court au long terme. La neutralité de la monnaie vis-à-vis de l’activité productive est vraie à long terme après que les entreprises, les travailleurs et les ménages ont réagi rationnellement à un événement non anticipé. Ainsi, dit Friedman, si le gouvernement décide d’augmenter certaines prestations sociales, les individus peuvent se croire plus riches et augmenter leurs dépenses s’ils n’anticipent pas qu’un jour prochain le gouvernement devra augmenter les prélèvements. Les entreprises vont embaucher pour répondre à cette demande et augmenter les salaires. Les salariés vont croire à une hausse de leurs salaires réels, dépenser et les entreprises embaucher de nouveau, etc. Mais l’inflation va annuler la hausse des salaires, les entreprises vont réduire l’emploi et le chômage va retrouver son niveau d’antan.

La conclusion politique tirée par les monétaristes est qu’il faut étroitement surveiller l’émission de monnaie pour qu’elle ne débouche pas sur l’inflation, étant entendu qu’elle ne peut avoir que cette conséquence et aucune sur la production. La monnaie est neutre par définition mais il faut, de plus, la neutraliser politiquement car elle est inefficace. Voilà un premier paradoxe : la monnaie est neutre mais il faut la veiller comme le lait sur le feu. Derrière le paradoxe, la vacuité de la théorie n’est pas loin. En effet, par hypothèse, les classiques et néoclassiques considèrent que le marché assure l’équilibre de plein emploi et que la production tourne à son maximum, et ils affirment qu’une politique économique est inefficace pour rétablir le plein emploi. Forcément puisqu on y est déjà par hypothèse.

En découvrant le monétarisme, on a fait allusion sans le dire explicitement à la quatrième idée contenue dans la conception classique et néoclassique. Elle fut formulée par Jean-Baptiste Say (1803) et est connue sous le nom de loi des débouchés. Elle fut systématisée par Léon Walras (1874) dans son modèle d’équilibre général de tous les marchés. Que dit-elle ? Comme les marchandises s’échangent contre des marchandises (la monnaie n’étant qu’un voile), tout offre crée sa propre demande. La production permet de distribuer des revenus monétaires d’un montant équivalent à la valeur de la production. Les revenus sont dépensés en achats de biens de consommation et en achats de biens d’investissement via l’épargne.

P = R = C + S = C + I = D.

Toute surproduction est impossible. Un déséquilibre dans un sens dans un secteur de l’économie serait immédiatement compensé par un autre en sens inverse. L’équilibre général serait rétabli par la flexibilité des prix.

Cette « loi » est à première vue imparable. Or, deux failles profondes la traversent. Mais elles ne peuvent apparaître qu’à la lumière des conceptions suivantes de la monnaie.

1.2. La conception keynésienne

A la vision classique et néo-classique d’une économie coupée en deux, d’un côté la sphère réelle ou productive, de l’autre la sphère monétaire n’ayant aucune influence sur la première, John Maynard Keynes va opposer une approche radicalement différente, celle d’une économie monétaire de production, mettant fin à la dichotomie précédente.

Pour comprendre sa démarche intellectuelle, il faut se souvenir qu’il voit dans l’entre-deux-guerres et surtout dans les années 1930 le chômage grandir et les préceptes libéraux impuissants à y mettre fin. Il va donc opérer une rupture intellectuelle par rapport à l’économie classique et néoclassique. Son point de départ est la prise en compte de l’incertitude qui pèse sur les décisions économiques, d’une part car il est impossible de connaître l’avenir par rapport auquel nous sommes réduits à faire des anticipations, et d’autre part car cet avenir dépend largement des décisions des autres. De ce point de départ découle une conception de la monnaie qui peut se résumer en quatre idées.

Premièrement, Keynes souligne la fonction de réserve de valeur de la monnaie. Parce que la monnaie est la forme de richesse la plus liquide qui soit, les individus ont une préférence pour la liquidité. Si un individu possède un immeuble, un terrain, des machines ou des biens mobiliers, ou encore des titres financiers, il lui faudra du temps pour les « liquider », c’est-à-dire les convertir en monnaie en les vendant. En revanche, la monnaie est liquide par définition. Elle offre à son détenteur la possibilité la plus étendue de choix ou d’anticipations. De ce fait, la monnaie n’est pas seulement désirée parce qu’elle permet d’échanger des marchandises, mais elle est désirée pour elle-même. Elle peut ainsi être thésaurisée, c’est-à-dire conservée de façon passive.

Deuxièmement, la préférence pour la liquidité varie en sens inverse du taux d’intérêt. Pour deux raisons. D’abord, plus celui-ci est faible, moins l’on renonce à une rémunération alléchante (coût d’opportunité faible), et donc plus la préférence pour la liquidité est forte. Inversement, plus le taux d’intérêt est élevé, plus la préférence pour la liquidité est faible. Ensuite, plus le taux d’intérêt est bas, plus la probabilité qu’il remonte est grande, et donc il vaut mieux garder des encaisses monétaires plutôt que de risquer d’enregistrer des moins-values sur le cours des obligations que l’on achèterait. Voici pourquoi.

Supposons une obligation émise et vendue pour 100 euros rapportant 5% par an, c’est-à-dire 5 euros. L’année suivante, une nouvelle obligation de 100 euros est émise et rapporte 10% parce que le taux d’intérêt a monté, soit 10 euros par an. L’acheteur de la première obligation, s’il veut la vendre et retrouver sa liquidité, ne pourra trouver preneur que s’il consent à en voir le prix baisser de telle sorte qu’il soit indifférent aux nouveaux acquéreurs d’obligations d’acheter l’ancienne ou la nouvelle. Sur le marché des obligations, le prix de la première va baisser jusqu’à 50 euros. Elle rapportera pour son nouvel acheteur toujours 5 euros par an puisqu’elle est estampillée 100 euros, c’est-à-dire 10% de 50 euros, proportionnellement autant que s’il avait acheté la nouvelle.

100/0,1 = x/0,05 ou x = 50

Le risque de moins-value est énorme et n’est pas compensé par l’intérêt annuel. Sauf si l’obligataire conserve jusqu’à son terme l’obligation. Mais, dans ce cas, il ne faut pas qu’un imprévu vienne troubler sa sérénité et l’oblige à liquider son portefeuille. Comme il n’est sûr de rien, la liquidité est la meilleure garantie et l’intérêt est une prime de renoncement à la liquidité et non pas à la consommation comme le croient les économistes classiques et néoclassiques.

En sens inverse, quand le taux d’intérêt est élevé, il serait dommage de garder des encaisses oisives, d’autant que le cours des obligations est au plus bas et a donc toute chance de remonter, laissant espérer des plus-values.

On voit par là que la caractéristique majeure de la monnaie d’être l’actif le plus liquide donne à son détenteur la possibilité d’avoir un comportement spéculatif. On peut même dire que la spéculation est intimement liée à la liquidité. On retrouvera ce thème plusieurs fois par la suite : la monnaie est ambivalente car elle est à la fois instrument de réduction de l’incertitude des transactions et facteur de spéculation, donc source d’instabilité et d’incertitude.

L’apport de Keynes fut de montrer qu’un agent économique prend deux décisions successives quant à l’utilisation de son revenu. D’abord, la part du revenu qui sera consommée (propension à consommer) dont découlera par soustraction la part épargnée. Ensuite, la forme qu’il donnera à son épargne : thésaurisée ou placée.

Si le taux d’intérêt baisse, la proportion d’agents pariant qu’il va remonter (et donc que les cours vont baisser) augmente, et la demande de monnaie dite de spéculation (qui est la somme de toutes les préférences individuelles pour la liquidité) va augmenter aussi. Plus le taux descend bas, plus les anticipations sont unanimes : la demande de spéculation devient très grande car plus personne ne place.

Le raisonnement de Keynes jusqu’ici semble basé sur un mouvement de yoyo du taux d’intérêt. Il faut indiquer pourquoi ce taux varie. Il varie en fonction des mouvements que donne l’autorité monétaire à la masse monétaire qui constitue l’offre de monnaie.

La troisième idée qui complète la conception keynésienne de la monnaie est que celle-ci est active, c’est-à-dire elle joue un rôle au niveau de la production et de l’emploi, contrairement à l’affirmation de neutralité des classiques et néoclassiques.

La démonstration de ce principe actif part d’une réfutation de la théorie quantitative de la monnaie. « L’accroissement de la quantité de monnaie ne produit absolument aucun effet sur les prix tant qu’il reste du chômage. » [1] La théorie quantitative de la monnaie n’est vérifiée que lorsque tous les facteurs de production sont employés et qu’il n’est donc plus possible d’augmenter la production. Lorsque ce n’est pas le cas et que l’économie souffre de sous-emploi, les autorités monétaires peuvent accroître la quantité de monnaie en circulation. La baisse du taux d’intérêt qui en résultera (soit directement, soit indirectement) aura un double effet. Elle satisfera la préférence pour la liquidité des agents. Et elle abaissera le coût de l’emprunt et rendra rentables des projets d’investissement qui n’auraient pu l’être en l’absence de baisse du taux d’intérêt. Par un effet multiplicateur, ces investissements accroissent le revenu global de la société. Grâce à une politique monétaire active complétée par une politique budgétaire, l’intervention de l’Etat est ainsi justifiée dès lors que la récession menace. Entre l’inflation qui n’a que des conséquences sur les prix et la déflation qui a des conséquences désastreuses sur les prix, la production et l’emploi, Keynes fait un choix opposé aux néoclassiques.

Un quatrième point vient parachever la conception keynésienne de la monnaie. Si l’incertitude régnant ne débouche pas sur le chaos généralisé, c’est qu’existent des mécanismes de stabilisation. Non pas des mécanismes de marché par le jeu de la flexibilité des prix comme le disent les classiques et néoclassiques. Mais des mécanismes conventionnels. Une convention est un accord implicite entre les membres d’un collectif. En l’occurrence, chaque agent économique adopte l’attitude du plus grand nombre. Ce phénomène de mimétisme conduit à l’émergence d’un « jugement conventionnel », c’est-à-dire qui n’a pas d’autre raison de correspondre à la réalité que le fait qu’il la fait advenir. Ainsi la spéculation à la hausse d’un titre financier, qui peut n’être pas rationnelle d’un point de vue individuel car aucun indice économique ne la laisse prévoir, devient collectivement rationnelle si tous spéculent.

Mais, pourrait-on dire, une convention unanime dans un sens ou dans l’autre conduit immanquablement au krach. Il faut donc, pour que la stabilité l’emporte, que des conventions en sens inverse jouent en permanence. Comme le désir de détenir de la monnaie est en raison inverse de la confiance dans l’avenir, les capitalistes acceptent d’investir à long terme parce qu’ils savent qu’ils peuvent récupérer à court terme leur liquidité sur le marché financier, à condition de trouver un acheteur de titres acceptant de porter l’investissement car la liquidité ne peut être vraie pour tous simultanément. Ainsi, le marché financier facilite l’investissement parce qu’il est « l’institutionnalisation de l’illusion » [2] de la liquidité parfaite mais il est en même temps le « foyer de la spéculation » [3].

Selon Keynes, l’action de l’Etat d’un côté et la détention de la monnaie de l’autre sont des « digues » [4] qui protègent de l’incertitude radicale sans toutefois l’éliminer.

1.3. La conception marxienne [5]

La conception de la monnaie de Marx se situe pour partie en deçà de celle de Keynes (elle lui est donc inférieure sur un plan), pour partie au-delà de celle de Keynes (elle lui est donc supérieure sur un autre plan), et pour partie commune avec celle de Keynes tout en lui étant antérieure.

Le point de départ de Marx est l’analyse de la marchandise [6] qui dans la société capitaliste se dédouble en valeur d’usage et en valeur d’échange. Ce qui intéresse le capitalisme, ce n’est pas l’utilité qui peut être retirée de tel ou tel produit, c’est qu’il porte en lui une fraction du travail réalisé dans la société et qui fait qu’il est un porte-valeur, valeur susceptible de grossir le capital une fois la marchandise vendue. La monnaie est donc liée à la marchandise. Elle est elle-même une marchandise acceptée comme équivalent-général de toutes les autres. Ce premier point est à la fois original et banal. Original car il relie la monnaie à la valeur dont l’origine se situe dans le travail. Banal car l’équivalent général de Marx est une manière de redire le rôle d’instrument d’échange rempli par la monnaie, rôle qu’avaient déjà mentionné les classiques. Marx ne fait aucune relation entre la monnaie et l’incertitude que la liquidité vise à tempérer.

L’apport le plus novateur et fécond de Marx se situe ailleurs. Il fut le premier et il reste le seul à montrer le rôle de la monnaie dans l’accumulation du capital.

La monnaie n’a pas la même signification quand elle est utilisée pour acheter du pain ou de la force de travail. Dans le premier cas, elle est un droit de consommation et elle s’échange contre des biens de valeur équivalente : j’ai 10 euros que j’échange contre un bien qui vaut justement 10 euros. Dans le second, elle est un droit d’appropriation sur la capacité de créer une valeur supérieure à elle-même : j’ai 10 euros que je verse à un salarié qui créera une valeur plus élevée. La monnaie a fonctionné comme capital qui grossit mon portefeuille chaque fois que je me livre à cette opération miraculeuse. En cela, elle dissimule le rapport social d’exploitation et d’aliénation du travail, d’une part car elle représente du travail mais dont le fruit a été approprié - le profit que j’ai perçu semble naître de mon capital alors qu’il provient du travail d’un autre -, d’autre part car, en matérialisant la valeur créée par le travail, elle réduit celui-ci à un acte vénal, le vidant de son caractère créatif.

En outre, comme les 10 euros que j’ai versés au salarié lui suffisent à peine pour vivre, il est obligé le lendemain de revenir travailler pour moi et donc m’enrichir. Ainsi, la détention de plus ou moins de monnaie maintient la distance sociale : elle distingue, comme dit Pierre Bourdieu, le pauvre bougre, le prolétaire qui n’a que sa force de travail physique et intellectuelle, de celui qui a des avoirs. Le capital suit donc un cycle en passant d’une forme argent (A) à une forme marchandise (M) et enfin à une forme argent (A’ supérieur à A). Au cours de ce cycle, la force de travail mise en œuvre a valorisé le capital parce que celui-ci s’est approprié une part de la valeur créée, part que Marx a appelée plus-value car elle représente un surtravail non payé et vient grossir le capital.

La plus-value est la source de toutes les sortes de profits, industriels, commerciaux, bancaires, financiers que perçoivent les entreprises, actionnaires et prêteurs. Ainsi l’intérêt perçu par les créanciers est-il une part de la plus-value. Mais on dit la source car ce n’est pas le surtravail qui intéresse le capitaliste (au contraire du seigneur qui exige la corvée de ses serfs), ni même les marchandises produites pendant ce temps, mais leur valeur monétaire. La monnaie est nécessaire pour que la plus-value se transforme en profit monétaire lors de la vente.

Le processus de marchandisation du monde n’est donc pas le résultat de la propension soi-disant naturelle des hommes à l’échange, il est le produit de la généralisation planétaire des rapports sociaux capitalistes, processus que l’on affuble de l’euphémisme « mondialisation ». Ce processus de marchandisation fut analysé pour la première fois par Marx dans des termes parfaitement actuels, à la fois au niveau des causes et des conséquences.

Parmi ces conséquences, la réduction de tous les actes humains à un acte marchand contient en germe la réduction de toutes les valeurs humaines à une valeur marchande. Pis encore, l’être humain est réduit à l’état de marchandise dont l’utilisation doit produire toujours plus de profit et donc de capital. Et pour couronner le tout, les richesses naturelles [7] (l’eau, bientôt l’air), le génome des espèces vivantes, le savoir, sans parler de la santé ou de l’éducation, sont convoités avec gourmandise par les principales firmes capitalistes. Au prétexte que les mécanismes du marché sont à même de satisfaire tous les besoins humains. Or, le marché ne peut satisfaire que les besoins solvables, c’est-à-dire les besoins de ceux qui ont suffisamment d’argent et, au premier rang, de ceux qui ont accumulé le plus de capital.

L’analyse précédente de Marx permet d’éclairer la spéculation financière sous un jour nouveau. Les capitalistes obtiennent des profits de deux manières. En tant qu’actionnaires, ils perçoivent des dividendes qui proviennent de l’activité productive réalisée par les salariés : c’est l’exploitation qui consiste à s’approprier la plus-value produite par les travailleurs. Et ils peuvent aussi se livrer à une activité purement financière en revendant avec bénéfice leurs titres. Ces plus-values proprement financières peuvent correspondre à trois cas de figure.

Un capitaliste peut revendre plus cher ses actions parce que les profits réalisés par l’entreprise ont été partiellement convertis en capital productif supplémentaire et les actions représentent alors une valeur réelle supérieure. Il peut aussi les revendre plus cher parce que son acheteur anticipe des profits à venir supérieurs qui viendront grossir la valeur du capital productif dont les actions sont les représentantes. Dans ces deux cas, l’enrichissement du capitaliste vendeur est le fruit de l’exploitation actuelle du travail et celui, par anticipation, de l’exploitation future du travail. L’enrichissement du capitaliste acheteur d’actions viendra plus tard de la même manière. Le troisième cas de figure de plus-values financières est le produit d’un mécanisme autoréférentiel reposant sur une croyance majoritaire en la poursuite durable de la tendance à la hausse des cours des titres financiers. C’est ce cas qui correspond le mieux à la spéculation qui se déroule sur les marchés financiers et qui conduit au gonflement de bulles qui ne représentent aucune richesse réelle, aucune valeur, puisque, dès que tous les capitalistes veulent vendre simultanément leurs titres, le cours de ceux-ci s’effondre et ce capital apparaît pour ce qu’il est : fictif

Mais, malgré cette fiction, tant que la bulle enfle, c’est-à-dire tant que les capitalistes se vendent et s’achètent entre eux les titres dont le cours monte sans cesse, si certains liquident leurs titres - et ils le font tour à tour mais pas tous à la fois -, ils s’enrichissent à un rythme bien supérieur à celui auquel croît la production et donc la richesse réelle. Comment cela est-il possible ? Un miracle de la Bourse, comme affectent de le croire les économistes libéraux ? La magie de mécanismes autoréférentiels, en somme un miracle du mimétisme, comme pourrait le laisser croire une lecture simpliste de Keynes ? Non, pas de miracle, rien qui tombe du ciel, pas de génération spontanée du capital. C’est simplement le résultat d’un renforcement de l’exploitation des travailleurs à l’échelle planétaire. La spéculation financière se nourrit des plans sociaux de licenciements, de l’intensification du travail, de la flexibilité accrue et de la précarité généralisée, parce que cela induit une compression des coûts salariaux ou, au moins, une progression moindre que celle de la productivité, et, par conséquent, cela procure des profits immédiats plus importants, et surtout cela promet des profits futurs encore plus mirobolants. Rappelons-nous comment les annonces de suppressions d’emplois de Renault, Michelin, ou Danone, avaient été immédiatement suivies d’une envolée du cours de leurs actions en Bourse parce que ces annonces donnaient pour l’avenir la certitude d’un meilleur rapport de forces du capital face au travail. [8]

Pendant les périodes de spéculation, les travailleurs salariés - surtout les plus pauvres dans le monde - sont davantage pressurés. Et une fois que le krach boursier a eu lieu, ils souffrent encore davantage car les capitalistes veulent récupérer - non pas leurs pertes puisque la bulle était du capital fictif - mais leurs manques à gagner : en quelques semaines, il y eut 23 millions de chômeurs supplémentaires dans le sud-est asiatique après la débâcle de 1997.

Ce que taisent les économistes libéraux, et ce que ne comprennent pas nombre d’économistes qui parfois s’insurgent, de bonne foi, contre les dégâts de la spéculation, c’est que derrière la spéculation financière, il y a toujours l’exploitation capitaliste. Cette démonstration, on la doit à Marx et elle reste irremplaçable.

Concernant le rôle de la monnaie dans l’économie capitaliste, il faut mentionner un dernier point qui, cette fois-ci, rapproche considérablement Marx et Keynes puisqu’ils l’expriment dans des termes quasiment identiques. Mais la paternité en revient à Marx.

Le capitalisme est une économie monétaire de production. D’un point de vue macroéconomique, sans création monétaire, l’accumulation serait impossible car, au cours d’une période, le capital ne pourrait récupérer en vendant les marchandises produites que les avances faites sous forme de salaires et d’outils de production. A l’échelle globale, point de profit dans ce cas. Macroéconomiquement, pour qu’un profit accumulable puisse être réalisé, il faut que soit mise en circulation une quantité de monnaie supérieure à celle correspondant aux avances précédentes. Sans création monétaire, les propriétaires des moyens de production ne pourraient transformer en profit la plus-value produite par le travail et donc accroître leur capital. Par le crédit, le système bancaire anticipe le profit monétaire représentant le « travail vivant » approprié par le capital. Il prévalide le travail qui sera reconnu comme socialement utile par le marché. Le capitalisme ne peut donc se passer de financement pour accumuler.

Grâce à Marx et Keynes, on dispose maintenant des outils pour réfuter la loi des débouchés de Say. Celle-ci est fausse pour deux raisons qui tiennent au fait que nous sommes dans une économie monétaire et non pas de troc.

Premièrement, laproduction crée des revenus monétaires qui lui sont équivalents (P = R), et les revenus sont consommés ou épargnés. Si toute l’épargne était placée pour être réinvestie, la demande de consommation ajoutée à celle d’investissement serait égale aux revenus (R = C + I) et toute la production offerte serait écoulée (P = R = D). Mais si une part de l’épargne est thésaurisée, alors la demande globale n’égale pas l’offre.

Deuxièmement, une partie des revenus monétaires sont distribués avant la vente et peuvent donc immédiatement constituer du pouvoir d’achat : c’est le cas des salaires et des intérêts. Mais une autre partie des revenus ne peut être distribuée qu’après la vente : c’est le cas des profits industriels et des dividendes. Ces revenus ne peuvent donc se porter en demande de marchandises qui supposent d’avoir été déjà vendues grâce à des revenusqui supposent eux-mêmes que les marchandises soient vendues, etc. Contradiction insoluble.

Après l’examen des trois premières conceptions théoriques de la monnaie, un premier bilan s’impose. En considérant l’apport de Marx et celui de Keynes comme complémentaires, la monnaie n’est plus simplement un instrument d’échange. Elle est au cœur du fonctionnement, du développement et des contradictions du capitalisme dont les crises périodiques sont les symptômes. [9]

Cependant une question reste malgré tout dans l’ombre : la monnaie serait-elle seulement liée à une société capitaliste ?

1.4. La conception anthropologique

Depuis les travaux de Marcel Mauss dans l’entre-deux-guerres et ceux un peu plus tard de Karl Polanyi, les anthropologues et les historiens nous ont appris que même les sociétés que nous appelons primitives connaissaient la monnaie dont la fonction n’était pas économique mais était d’assurer le lien social. Avant d’être un outil du marché, la monnaie est un outil de communication sociale. Pour reprendre l’expression de Marcel Mauss, elle est un « fait social total » dont on peut dire trois choses.

Non seulement la monnaie est le reflet des antagonismes sociaux et des rapports de pouvoir (c’est l’interprétation de Marx), mais une interprétation de type freudien peut lui être donnée. Elle exprime la tentative désespérée de l’homme de fuir sa condition ou de lui trouver un exutoire : l’angoisse de la mort, le spectre de celle-ci, sont éloignés, exorcisés par la passion de la richesse que permet d’assouvir l’argent. En accumulant biens matériels et symboles que la monnaie permet d’acquérir, on conjure le sort funeste qui nous est promis.

La monnaie est alors un moyen de canaliser la violence à l’intérieur des sociétés vers cette soif de richesse, exutoire à l’angoisse morbide le plus accessible, et passion susceptible de dégénérer de façon un peu moins violente que la passion du pouvoir ou le fanatisme religieux.

A partir de là, cette conception anthropologique de la monnaie connaît deux variantes contemporaines. L’une, qui est bien représentée par une partie de l’école des conventions (André Orléan) rejointe par une partie de l’ex-école de la régulation (Michel Aglietta), considère que la monnaie est l’acte fondateur de la société. [10] Elle se démarque donc de la théorie classique qui situait cet acte fondateur dans le seul échange entre individus autonomes hors de tout environnement social et dans le contrat qu’ils nouent. Elle avance l’idée que la monnaie est une institution sociale qui, de gré ou de force, unifie autour d’elle une communauté dans laquelle s’effectuent les échanges tant économiques que sociaux. Comme cette institution est le fait d’une puissance publique, elle s’impose aux individus, d’où l’idée de la « violence de la monnaie » : la monnaie homogénéise les travaux et les dettes et elle s’impose à tous dans un espace donné. Cette première variante bannit toute théorie objective de la valeur.

L’autre variante, que l’on peut rattacher à la problématique marxienne [11], continue d’adosser la théorie de la monnaie à la théorie de la valeur parce que le travail est l’acte par lequel les hommes vont nouer des rapports sociaux dans lesquels la monnaie joue son rôle.

Le point commun entre ces deux variantes est que la monnaie est à la fois un bien privé et un bien public, c’est-à-dire elle n’existe que par la société qui édicte règles, conventions réglementant son usage. Usage ambivalent : instrument de lien social et instrument d’exploitation et d’aliénation ; instrument canalisant la violence et l’instituant. Leur différence est que dans la première, la monnaie figure comme une institution sociale traduisant la violence qui s’exerce sur les individus rattachés à une même communauté [12], mais sans que cette violence soit rattachée aux rapports sociaux d’exploitation et d’aliénation comme le fait la seconde variante.

Les conceptions keynésienne, marxienne et anthropologique de la monnaie sont ignorées par la pensée libérale dominante parce qu’elles mettent en relief sa nature sociale faite de contradictions et non pas d’harmonie universelle. Il n’y a pas de biens privés échangés non médiatisés par le bien public qu’est la monnaie et les individus ne sont pas des Robinsons mais ils sont insérés dans des relations sociales. Pour l’orthodoxie économique, la monnaie est neutre : elle n’affecte pas le niveau de la production, elle a seulement un effet sur les prix si elle est trop abondante, et, surtout, tous les individus sont égaux devant la monnaie. Mais comme l’évidence s’impose même aux libéraux les plus obstinés - la monnaie ne peut être coupée de la société -, alors il faut la neutraliser politiquement, ou plus exactement neutraliser la politique monétaire. Le projet libéral est d’enlever à la puissance publique le pouvoir d’émettre de la monnaie et de confier ce soin à une banque centrale qui n’est soumise à aucun contrôle, qui n’a de comptes à rendre qu’aux détenteurs de capitaux soucieux de ne pas voir leur rente érodée par l’inflation.

Quelles sont les conséquences de ce changement ? Certes, la détention de monnaie donnait déjà à une classe le pouvoir d’acheter la source de toute valeur nouvelle : la force de travail. Cependant la puissance publique qui avait le contrôle de la monnaie garantissait à chacun le respect de droits sociaux tels que l’éducation, la santé ou les retraites. En privant la collectivité de la maîtrise de la monnaie, elle est moins en mesure de remplir sa mission. Dès lors, la monnaie tourne encore davantage au profit de ceux qui en possèdent déjà beaucoup. La monnaie utilisée au sein d’un espace démocratique comme une nation ou maintenant un continent perd son caractère collectif pour n’être plus qu’un instrument d’accumulation privée.

La privatisation de la monnaie est l’expression du pouvoir de la bourgeoisie qui prend place dans le processus d’achèvement de la marchandisation du monde, processus commencé au XIX° siècle et analysé en son temps par Marx. La monnaie représente la valeur économique par excellence. En marchandisant tout, de la force de travail depuis deux siècles jusqu’aux services publics, l’éducation, la santé, l’eau, l’air, toutes les ressources naturelles, le génome des espèces vivantes et le savoir humain aujourd’hui, toutes les « valeurs », philosophiques, éthiques, politiques, etc., sont réduites à une seule : la valeur marchande.

En transformant la monnaie en capital, puis en réduisant tout à une valeur marchande, tout est potentiellement considéré comme du capital. Les ressources naturelles sont du capital, le savoir et le savoir-faire humains sont du capital humain. Tout est instrumentalisé, tout doit être rentabilisé. Donc, tout doit être soumis à la loi capitaliste de la rentabilité.

2. La monnaie dans le contexte de financiarisation du capitalisme

Derrière le phénomène habituellement dénommé « mondialisation » [13] s’en déroule un autre qui est celui de la financiarisation du capitalisme et que la libéralisation du mouvement des capitaux a rendu possible. La conduite de la politique monétaire s’en trouve affectée.

2.1. Qu’est-ce que la financiarisation ?

C’est avant tout un nouveau régime d’accumulation du capital qui entraîne, sur le plan social un affaiblissement de la position des salariés, et sur le plan monétaire un affaiblissement de la frontière entre actifs monétaires et actifs financiers.

Un régime d’accumulation est un ensemble de relations capables d’assurer l’accumulation du capital sur une longe période. Il s’agit notamment :

 Des relations entre les forces productives et les rapports de production : les formes de propriété se modifient car la propriété du capital est transférée vers des institutions financières.

 Des relations entre les classes sociales : au compromis social fordien et keynésien des années d’après-guerre s’est substituée une hégémonie absolue de la classe possédante dont la précarisation des salariés n’est que la conséquence.

 Des relations entre l’évolution de la production et celle de la demande : elles passent par un mode de détermination des revenus et de leur évolution. A la progression des salaires parallèle à celle de la productivité s’est substituée une stagnation des salaires et une progression des revenus du capital bien supérieure.

 Des relations entre l’économique et le politique : elles sont souvent désignées par la notion de mode de régulation. A la régulation de type keynésien menée dans un cadre national s’est substituée un régulation de plus en plus libérale où le rôle du politique est subordonné aux exigences des marchés financiers, surtout par le biais de banques centrales devenues indépendantes des pouvoirs politiques.

Les points les plus importants de l’époque actuelle sont sans doute le passage à un financement des investissements sur fonds propres et à une stratégie de captation de la valeur à l’avantage des actionnaires.

Pour financer leurs investissements, les entreprises ont moins recours qu’autrefois à l’endettement et davantage à des fonds propres, c’est-à-dire à l’autofinancement et à l’émission de nouvelles actions. En France, depuis 1980, l’autofinancement est passé de 60% à plus de 90%. Comme dans le même temps, l’investissement s’était ralenti, les entreprises ont utilisé la restauration de leurs bénéfices pour se désendetter, pour faire des placements financiers et pour racheter leurs propres actions. De plus, lorsque les entreprises continuent d’avoir recours à l’endettement, c’est moins en faisant appel aux banques qu’en émettant des obligations ou des billets de trésorerie.

L’évolution précédente est basée sur un partage de la valeur ajoutée de plus en plus favorable aux profits, tant les profits qui restent dans les entreprises que ceux qui sont distribués aux actionnaires sous forme de dividendes. Le corollaire est bien sûr une réduction de la part des salaires dans la valeur ajoutée. En France, en deux décennies, cette part a été réduite de 70% à 60% environ, au moyen d’une évolution des salaires toujours inférieure aux gains de productivité à cause essentiellement de la pression du chômage. Dans les autres pays, le sens de l’évolution est le même.

En termes marxiens, ce nouveau partage de la valeur ajoutée correspond à une augmentation de l’exploitation de la force de travail. Dans le langage managérial, il est qualifié de « création de valeur pour l’actionnaire », mais qui se réduit à une pure captation. Le risque du placement est reporté sur les salariés qui payent d’une précarité accrue l’augmentation de la rentabilité. D’ailleurs, on peut analyser les projets de développement des fonds de pension et d’épargne salariale comme un report du risque à un étage encore inférieur : les salariés les plus aisés du Nord se voient proposer des placements dans le Sud. Ainsi l’actionnaire a mis au point une technique efficace : le report en cascade du risque. Lui-même n’en prend plus puisqu’il reporte tout sur les étages inférieurs en demandant à chacun d’entre eux de se défausser en partie sur l’étage en dessous. [14]

Le renforcement du pouvoir des actionnaires se fait par l’intermédiaire des investisseurs institutionnels qui interviennent sur les marchés financiers. Ce sont des institutions financières spécialisées dans le drainage de l’épargne des particuliers, qui sont en petit nombre, et qui détiennent une part croissante du capital des entreprises. Aux Etats-Unis, la part des actions détenues par les zins-zins est passée de 5% à plus de 50% en un demi-siècle. Ce sont les zins-zins qui sont les têtes de pont des investissements étrangers, notamment en Europe. Ils contribuent à l’interpénétration des capitaux dont on ne peut guère plus définir l’origine nationale.

La gestion des entreprises se transforme pour renforcer le pouvoir des actionnaires sur les dirigeants : on parle de gouvernement d’entreprise ou de corporate governance.

Cette nouvelle méthode de gestion a pour but de rendre maximale la valeur qui revient aux actionnaires par tous les moyens :

 fusions-acquisitions pour faire monter le cours de l’action ;

 rachat de ses propres actions dans la même intention mais en faisant coup double : si une entreprise rachète ses actions, leur cours va monter et en diminuant les fonds propres le taux de rentabilité de ces fonds augmente ;

 recentrage sur l’activité de base et externalisation des activités périphériques.

Les résultats de cette méthode de gestion sont appréciés selon le taux de rendement des fonds propres (i.e. des actions) : ROE (return on equity). On a vu que le ROE peut être accru en réduisant les fonds propres et donc en augmentant la part de l’endettement, quitte à utiliser cet endettement pour racheter les actions et donc réduire les fonds propres, etc. D’où l’avantage d’avoir des taux d’intérêt bas : c’était le cas aux Etats-Unis où les entreprises se sont endettées pour acquérir des actions, les leurs ou d’autres ; cela se pratique aussi en Europe maintenant.

Une contradiction apparaît alors : plus les cours des actions s’élèvent, plus le taux de rendement des fonds propres diminue, et plus les actionnaires réclament un endettement supérieur pour racheter les actions de telle sorte que s’accroisse l’écart entre le taux de rendement économique et le taux d’intérêt (effet de levier). D’où l’engrenage de la bulle et de l’endettement.

Les banques sont parties prenantes de cet engrenage financier et spéculatif dans la mesure où elles accordent du crédit dont une partie ne correspond pas à de l’épargne préexistante mais constitue de la création monétaire. Création monétaire dont les monétaristes disent ne pas vouloir à cause du risque de hausse des prix des biens et services, mais dont les maîtres du monde s’accommodent quand elle dégénère en hausse des prix des actifs, c’est-à-dire en inflation financière. Or une hausse des prix des actifs financiers peut stimuler la demande de biens d’investissement de la part des entreprises (effet Tobin) et la demande de consommation des ménages (effet de richesse) et donc dégénérer en hausse des prix des biens.

Le développement des marchés financiers et des produits financiers a accru la liquidité des actifs financiers. Plus cette liquidité est grande, plus la frontière entre les actifs financiers et les actifs monétaires devient floue et s’atténue. Le poids des actifs monétaires dans le patrimoine des ménages diminue au profit des actifs financiers et notamment des contrats d’assurance-vie.

Il s’ensuit qu’il est de plus en plus malaisé de distinguer les différents agrégats monétaires. La dilution de la frontière entre actifs financiers et monétaires affecte la politique monétaire.

2.2. La libéralisation des mouvements de capitaux

Depuis les années 1980, dans tous les pays, un mouvement de libéralisation a gagné les marchés de capitaux qui se sont peu à peu unifiés. En France, l’encadrement du crédit a été supprimé en 1987, le contrôle des changes a été supprimé en 1989, pendant que les principaux établissements de crédit étaient privatisés.

Le marché des capitaux peut se décomposer de la manière suivante.

La grande différence entre le financement par émission de titres et le financement bancaire est que le premier se fait sur une épargne préalable, alors que le second peut donner lieu à création monétaire. Mais si les banques achètent des titres nouvellement émis sur le marché financier, cela peut donner lieu à création monétaire.

L’endettement intérieur total comporte les crédits accordés par le système bancaire, les financements obtenus sur les marchés monétaire et obligataire, et les financements obtenus de l’étranger sous formes de crédits et d’obligations.

L’ensemble de ce qui précède doit être replacé dans l’analyse de l’usage international des monnaies.

Université d’été ATTAC d’Arles, du 24 au 28 août 2001

Eléments de bibliographie :

 Aglietta M., Orléan A. [1982], La violence de la monnaie, Paris, PUF. [1998], La monnaie souveraine, Paris, O. Jacob.

 Appel des économistes contre la pensée unique, Les pièges de la finance mondiale, Paris, Syros, 2000.

 Combemale P. [1999], Introduction à Keynes, Paris, La Découverte, Repères.

 De Brunoff S. [1973], La monnaie chez Marx, Paris, Editions Sociales.

 Galand G., Grandjean A. [1996], La monnaie dévoilée, Paris, L’Harmattan.

 Harribey J.M. [2001], « La financiarisation du capitalisme et la captation de valeur », dans Jean-Claude Delaunay (coord.), Capitalisme contemporain : questions de fond, Paris, L’Harmattan, p. 67-111. Fragments d’économie critique, Ed. du Passant, à paraître.

 Keynes J.M. [1969], Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot.

 Larsabal B. [1999], « La bourse ou la vie : une monnaie pour les cannibales », Le Passant Ordinaire, n° 24, avril-mai. « La bourse ou la vie : Le miroir aux alouettes »[2000-2001], Le Passant Ordinaire, n° 32, décembre -janvier. « La bourse ou la vie : Tout ce qui vaut n’est pas argent » [2001], Le Passant Ordinaire, n° 36, septembre-octobre.

 Lipietz A. [1983], Le monde enchanté, De la valeur à l’envol inflationniste, Paris, La Découverte/Maspéro.

 Marx K. [1965], Le capital, Livre I, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome 1.

[1968], Le capital, Livres II et II, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome 2.

 Polanyi K. [1983], La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de

notre temps, Paris, Gallimard.

 Plihon D., Les taux de change, La Découverte, Repères, 1999.

La monnaie et ses mécanismes, La Découverte, Repères, 1999.

 Simmel G. [1987], Philosophie de l’argent, Paris, PUF.

Notes:

Notas

[1J.M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1969, p. 299.

[2J.P. Dupuy, Introduction aux sciences sociales, Logique des phénomènes collectifs, Paris, Ellipses, 1992, p. 186.

[3P. Combemale, Introduction à Keynes, Paris, La Découverte, Repères, 1999, p. 85.

[4P. Combemale, 1999, p. 83.

[5J’utilise ce terme plutôt que marxiste pour différencier l’œuvre de Marx du mouvement qui s’est réclamé ensuite de lui.

[6K. Marx, Le capital, Livre I, 1867, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome 1, 1965.

[7Pour la démonstration que les richesses naturelles n’ont pas de valeur économique intrinsèque mais qu’elles ressortissent au champ de l’éthique et de la politique, voir J.M. Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1997.

[8Sur la captation de valeur, voir J.M. Harribey, « L’entreprises sans usines ou la captation de valeur », Le Monde, 3 juillet 2001 ; et pour un approfondissement : J.M. Harribey, « La financiarisation du capitalisme et la captation de valeur », dans J.C. Delaunay, Capitalisme contemporain : questions de fond, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 67-111.

[9Pour une synthèse sur les crises, voir B. Rosier, Les théories des crises économiques, Paris, La Découverte, Repères, 1987.

[10M. Aglietta, A. Orléan, La violence de la monnaie, Paris, PUF, 1982 ; La monnaie souveraine, Paris, O. Jacob, 1998.

[11Voir A. Lipietz, Le monde enchanté, De la valeur à l’envol inflationniste, Paris, La Découverte/Maspéro, 1983 ; M. Netter, « Valeur marxienne, monnaie de crédit et mouvements économiques de longue durée », Congrès Marx International III, Université Paris X, 26 au 29 septembre 2001.

[12M. Aglietta, A. Orléan, La violence de la monnaie, op. cit. ; La monnaie souveraine, op. cit.

[13Pour une critique, voir J.M. Harribey, « Les malentendus de la mondialisation », ATTAC info, Le Grain de sable, n° 259, 21 août 2001.

[14Voir J.M. Harribey, « Le bon bougre et le pauvre bougre », Le Passant Ordinaire, n° 27, janvier-février 2000.

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