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6 mai 2004

L’envers du miracle de privatisationes sud-africaines

 

Par François L’Écuyer
Alternatives 29 avril 2004,

En avril 1994, l’ensemble de la communauté internationale

avait les yeux rivés sur les premières élections multiraciales de l’histoire de l’Afrique du Sud. Deux défis attendaient Nelson Mandela et son nouveau gouvernement : en plus d’avoir à garantir une réconciliation nationale essentielle, il devait rapidement s’attaquer à restructurer un système économique où la richesse des Blancs n’avait été « gagnée » que par l’exclusion et l’exploitation directe des travailleurs africains, métis et asiatiques. Dix ans plus tard, les inégalités s’aggravent.

Pour sortir les populations non-blanches de leur extrême pauvreté, la fin de l’apartheid politique devait également signifier le renversement de l’apartheid économique. En collaboration avec les secteurs progressistes de la société sud-africaine (syndicats, mouvements citoyens et ONG), le parti de Nelson Mandela - l’African National Congress (ANC) - avait élaboré le Programme de reconstruction et de développement (RDP) : un programme politique qui avait permis à l’ANC de gagner, par une majorité écrasante, les élections d’avril 1994. Ce plan social-démocrate prévoyait un investissement de l’État afin de rendre accessibles les services essentiels aux populations défavorisées, tout en créant de l’emploi et en stimulant une croissance économique stagnante. Il a été toutefois rapidement jeté aux oubliettes. En juin 1996, le gouvernement adoptait les nouvelles politiques de développement économique du programme GEAR (Growth, Employment & Redistribution).

« L’adoption du GEAR représente un virage néolibéral clair, rendant caduques les politiques de redistribution des richesses contenues dans le RDP », indique Prishani Naidoo, coordonnatrice du Research & Education in Development, un centre de recherche basé à Johannesburg.

Des inégalités croissantes

Il est encore tôt pour évaluer les réussites du gouvernement de l’ANC. Mais plusieurs signes indiquent que les inégalités, loin de s’être réduites, auraient considérablement augmenté depuis dix ans. Un récent rapport de Statistics South Africa indique que les revenus moyens des familles noires ont diminué de 19 % entre 1995 et 2000. Pour la même période, ceux des familles blanches ont augmenté de 15 %. Encore aujourd’hui, 41% de la population vit avec moins de 20 dollars par mois. Plus d’un million et demi d’emplois ont été perdus depuis 1996. Dans certains quartiers défavorisés, le taux de chômage dépasse les 80 %. Bricks Mokolo, travailleur social dans le bidonville de Orange Farm, explique : « À Orange Farm, la population s’élève à 1,5 millions d’habitants et la grande majorité vivent dans des abris de fortune. Seulement 18 000 d’entre eux ont un emploi dans l’économie formelle. »

Selon Patrick Bond, professeur en gestion publique du développement à l’Université du Witwatersrand à Johannesburg, ces chiffres doivent être mis en perspective avec la faillite de l’État à démocratiser l’accès aux services publics : « L’ensemble des services - eau potable, santé, éducation, logement social, électricité - a été privatisé, partiellement ou totalement, depuis 1996. »

Selon les principes théoriques élaborés par l’ANC au cours des années 1980, la prise de contrôle de l’économie sud-africaine par les populations défavorisées devait passer par la création d’une bourgeoisie noire. Mais puisque la Constitution transitoire de 1993 enchâssait le respect de la propriété privée - excluant toute forme d’expropriation ou de nationalisation -, les seules richesses accessibles aux hommes d’affaires noirs étaient constituées des sociétés nationales ou municipales. Selon Prishani Naidoo, « en fonction de la nouvelle logique de l’ANC qui vise à rendre l’Afrique du Sud plus "acceptable" au sein de l’économie capitaliste mondiale, le Black Economic Empowerment [programme gouvernemental qui vise à intégrer dans l’économie les populations historiquement exclues] est une des raisons qui expliquent la vente des entreprises publiques ».

Mais en fonction du manque de capitaux des investisseurs noirs, ce sont quelques multinationales étrangères qui ont mis la main sur certains services publics clés. Ainsi, la compagnie française Suez-Lyonnaise des Eaux a pu mettre la main sur le service d’eau potable de la région métropolitaine de Johannesburg, entre autres.

Le prix des privatisations

Plusieurs études publiées conjointement par les universités Queen’s en Ontario et Witwatersrand à Johannesburg ont démontré que la privatisation des services publics a eu un effet désastreux sur les populations pauvres. Plus de 12 millions de personnes se sont fait couper leur service d’eau courante depuis 1994, incapables de payer les montants associés à la politique de recouvrement des coûts et à la hausse des tarifs - jusqu’à 600 % dans certaines municipalités. Afin de recevoir le meilleur prix pour la vente partielle des actions d’Eskom (la compagnie nationale d’électricité) le gouvernement sud-africain a utilisé les mêmes méthodes : plus de 10 millions de personnes n’ont plus d’électricité, faute d’argent.

Dans le secteur du logement social, le même scénario se répète : la construction et le financement des loyers à coûts modiques ont été privatisés aux profit des cinq principales banques du pays. Des centaines d’évictions ont lieu chaque semaine à la grandeur du pays, pour cause de non-paiement des hypothèques. Et quant à la nécessaire réforme foncière - 60 000 fermiers blancs possèdent toujours 85 % des terres agricoles du pays -, elle n’a réussi qu’à redistribuer 2 % des terres jusqu’à maintenant. La réorientation des politiques de redistribution foncière par le gouvernement Mbeki en 1999 favorise dorénavant l’émergence d’une agriculture commerciale noire, plutôt que de soulager les 10 millions de sans-terre du pays. Et ce, sans parler de la gestion désastreuse de la crise du sida par le gouvernement Mbeki. Alors que plus de 30 % de la population active sud-africaine est séropositive, le président et sa ministre de la Santé ne reconnaissent toujours pas le lien de causalité entre le VIH et le sida.

L’émergence d’un nouveau mouvement social Plusieurs mouvements sociaux ont réussi depuis quelques années à interpeller les institutions démocratiques de la nouvelle Afrique du Sud. La victoire de l’organisation Treatment Action Campaign en cour constitutionnelle, dont le jugement force le gouvernement à procurer des médicaments contre le sida aux populations infectées, en est certes le meilleur exemple. À travers le pays, plusieurs groupes citoyens ont proposé différentes alternatives socio-économiques, notamment par la mise en place d’un revenu minimum garanti et de nouvelles formes de tarification des services publics.

L’ANC l’a facilement emporté lors des dernières élections au début avril. Mais cette victoire doit être mise en perspective avec l’appel au boycott des élections lancé par la plupart des nouveaux mouvements sociaux : alors que le taux de participation frôlait 90 % aux élections de 1999, il dépassait à peine les 75 % cette année. Faute d’être présente au Parlement, l’opposition citoyenne prend la rue et reconnecte l’eau et l’électricité des familles, reprenant ainsi les traditions de la lutte anti-apartheid.

Prishani Naidoo ajoute : « L’histoire de l’ANC comme mouvement de libération lui a donné une position privilégiée sur la scène internationale. Thabo Mbeki et ses politiques du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique - le NEPAD, une copie conforme des politiques du GEAR pour l’ensemble du continent - sont perçus comme la seule solution pour l’Afrique. Des politiques de développement qui vont à l’encontre des intérêts de la majorité des pauvres ont été applaudies par la communauté internationale, sans aucune critique. »

« La célébration de dix ans de démocratie est plutôt une célébration de politiques économiques qui empêchent de répondre aux problèmes laissés par l’apartheid », conclut-elle.

REPÈRES : L’AFRIQUE DU SUD

La population est de 44 800 000 habitants dont 78 % de Noirs, 10 % de Blancs, 9 % de Métis et 3 % d’Asiatiques.

Il y a 11 langues officielles, dont l’anglais, l’afrikaans, le xhosa et le zoulou.

Un adulte sur trois a le VIH. Quatre-vingt-quatre pour cent de la population qui vit sous le seuil de la pauvreté est noire.

Quelques dates

1910 : Formation de l’Union sud-africaine à la suite de la victoire de la Grande-Bretagne lors de la guerre des Boers.

1912 : Fondation du SANNC, qui deviendra en 1923 l’African National Congress (ANC).

1913 : Institution du Native’s Land Act, la première et principale loi ségrégationniste limitant les droits de propriété des Noirs.

1948 : Accession au pouvoir du Parti national afrikaner et institution officielle de l’apartheid.

Mars 1960 : Massacre de Sharpeville. La police tire sur la foule qui manifeste contre l’apartheid, faisant 67 morts. L’état d’urgence est déclaré et l’ANC interdit.

Juin 1964 : Nelson Mandela, président de l’ANC, est emprisonné à vie.

Juin 1976 : Émeutes sanglantes à Soweto. La police tire sur des enfants. Cette journée signe le réveil du mouvement de libération.

1989 : Le président Frederik De Klerk, qui succède à Pieter Botha, annonce des négociations avec l’ANC.

Octobre 1989 : Le président De Klerk fait libérer les dirigeants de l’ANC, dont Nelson Mandela, et obtient l’abolition de plusieurs lois racistes.

Décembre 1990 : Ouverture des négociations multiraciales chargées d’élaborer une nouvelle constitution démocratique.

Avril 1994 : Tenue des premières élections démocratiques et multiraciales. Nelson Mandela est élu président de la République.

Juin 1999 : Nelson Mandela ne renouvelle pas son mandat. Élection de l’actuel président Thabo Mbeki à la tête du gouvernement de l’ANC.

Janvier 2001 : Le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD) est présenté par le président Mbeki et soutenu par la communauté internationale.


* L’auteur, qui a été chercheur en Afrique du Sud pendant trois ans, est chargé de projets pour l’Afrique à Alternatives.

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