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30 octobre 2002

L’éléphant Stiglitz et la porcelaine du FMI

 

Vous avez sûrement entendu parler du livre de Joseph Stiglitz, " La grande désillusion " (Fayard).
Mais si, souvenez-vous, ce Prix Nobel d’Economie, ancien conseiller de Clinton et ex-vice-Président de la Banque Mondiale, qui tire à boulets rouges sur le FMI et les "intégristes du marché".

Par Thomas Coutrot

Que dit Stiglitz ?

Les institutions internationales exigent des pays pauvres la libéralisation complète de leurs marchés mais pas des pays riches. L’ouverture commerciale doit obligatoirement s’accompagner de politiques publiques actives pour éviter l’effondrement du tissu productif local. La privatisation des entreprises publiques est souvent désastreuse car elle débouche sur la constitution de monopoles privés. La libéralisation des mouvements de capitaux n’est pas seulement économiquement inutile (les capitaux étrangers ne contribuent pratiquement jamais au financement des investissements productifs de long terme), elle est dramatiquement dangereuse (car les capitaux repartent encore plus vite qu’ils sont venus). Les technocrates du FMI, avec leurs recettes invariables édictées depuis leurs bureaux conditionnés, ressemblent aux militaires américains qui lâchent leurs bombes de 15 000 mètres d’altitude sans souci des dommages collatéraux. Les politiques du FMI ont un coût énorme pour les plus pauvres et ne font qu’aggraver les problèmes des pays du Sud. Quant à la Russie, la complicité indéfectible entre le FMI et le gang de Boris Eltsine l’a menée au désastre.

On le voit, Stiglitz n’utilise pas le dos de la cuillère. Mais là où ses attaques deviennent proprement intolérables, c’est quand il dénonce ce que nous appellerions (il n’utilise évidemment pas cette terminologie) le pouvoir de classe de la finance internationale. Pour lui, le FMI " envisage les problèmes du point de vue et selon l’idéologie de la communauté financière, dont les modes de pensée naturellement reflètent de près (sinon à la perfection) les intérêts. Parmi ses plus hauts dirigeants, beaucoup sont issus de la communauté financière, et beaucoup, ayant bien servi ses intérêts, vont ensuite y occuper des fonctions confortablement rétribuées " (p. 269). Il indique clairement que la libéralisation des mouvements de capitaux a été imposée aux pays du Sud pour ouvrir de nouveaux marchés aux firmes de Wall Street. " Si l’on voit dans le FMI une institution qui a pour objectif de servir les intérêts des créanciers privés, on comprendra mieux aussi d’autres mesures qu’il exige " (p. 272). Qu’en termes élégant ces choses-là sont dites.

Lors d’un débat à Washington à l’occasion de la sortie du livre, en juillet dernier, la contre-offensive du FMI a été lancée par K. Rogoff, directeur de la recherche au Fonds. Il a accusé Stiglitz d’être un mégalomane, un irresponsable et même un fou, n’hésitant pas à le comparer à John Nash (prix Nobel 1994), l’économiste schizophrène interprété par Russel Crowe dans " Beautiful mind ". La plupart des éditorialistes ou des collègues économistes de Stiglitz ont réagi négativement à son livre, insistant sur son arrogance et/ou sa naïveté. Barry Eichengreen, économiste à ironise sur ce " héros au grand cour mais quelque peu naïf " qui " ferraille courageusement pour le bien des nations ruinées par les globaliseurs sans scrupules du FMI " , et Martin Wolf, l’éditorialiste du Financial Times, le considère " auto-satisfait, irresponsable, simpliste et de mauvais conseil " .

Mais son autorité intellectuelle fait que beaucoup doivent reconnaître qu’il pose de bonnes questions, même si bien entendu le FMI a déjà depuis longtemps entrepris de corriger ses erreurs et de s’occuper du sort des pauvres.

Stiglitz base sa critique sur sa théorie économique, dite " néo-keynésienne " (dont feu J. Tobin était un autre éminent représentant). Comme Keynes (mais en développant un appareil théorique différent), il croit que les marchés libres sont incapables de s’ auto-réguler, et que l’intervention de l’Etat est indispensable. Comme Keynes, il considère que les marchés financiers ne sont qu’une pompe à profits parasitaire, et que le capitalisme pourrait fort bien se passer de la Bourse. Mais Stiglitz va plus loin que les (néo)keynésiens : il met en cause les pouvoirs et la défense des privilèges qui se travestissent sous les atours de la science pure et de l’intérêt général. Il dénonce ouvertement dans les politiques néolibérales le pouvoir de la communauté financière, dont la mondialisation vise à " remplacer les dictatures des élites nationales par la dictature de la finance internationale " (p. 316). Il nie aux économistes le droit de faire les choix à la place des peuples : " puisque des décisions différentes affectent différemment diverses catégories, il incombe au processus politique -et non aux bureaucrates internationaux - de choisir entre les options " (p. 317). Il déclare à un hebdomadaire brésilien que " le marché financier libéralisé est beaucoup plus dangereux que Lula ou n’importe quel homme politique de gauche " . Il va jusqu’à soutenir explicitement les mouvements protestataires (" avant qu’éclatent les manifestations, il n’y avait guère d’espoir de changer les choses, et aucun espace pour se faire entendre ", p. 33), et se prononce pour l’annulation rapide de la dette des pays pauvres (dans le livre) et la taxe Tobin (dans une interview à la télévision.allemande le 13/05/2002 ).

On comprend la gêne de la presse anglo-saxonne libérale, qui ne peut ignorer totalement ses critiques mais tente de les relativiser en soulignant sa " mégalomanie ". Sur ce point on peut d’ailleurs être d’accord avec le FMI : Stiglitz se voit bien dans les habits du sauveur. Sa conclusion est claire : " aujourd’hui le système capitaliste est à la croisée des chemins, exactement comme pendant la Grande Crise. Dans les années trente il a été sauvé par Keynes, qui a conçu des politiques susceptibles de créer des emplois et de venir en aide aux victimes de l’effondrement de l’économie mondiale. A présent des millions de personnes dans le monde attendent de voir s’il est possible ou non de réformer la mondialisation pour que ses bénéfices soient largement partagés " (p. 319). Malheureusement les propositions de notre nouveau Keynes ne sont pas à la hauteur de son diagnostic. S’il est vrai que la mondialisation et ses institutions sont conçues et dirigées par la finance internationale dans son seul intérêt, alors la " réforme de la mondialisation " suppose un renversement du pouvoir de la finance au profit de celui de la démocratie, à l’OMC, au FMI, à la Banque Mondiale, dans les banques centrales et les ministères des finances... Au lieu de quoi Stiglitz nous propose une liste insipide de mesures insignifiantes : " réformer les faillites ", " moins compter sur les opérations de sauvetage ", " améliorer les filets de sécurité ", " réformer l’OMC en rééquilibrant l’ordre du jour des négociations commerciales ". Sa proposition la plus radicale est. d’accroître les droits de vote au FMI des pays pauvres. Mais il recule immédiatement, effrayé par son audace : " même sans changer les règles du vote on pourrait avoir davantage de délégués africains : à défaut de voter il pourraient au moins se faire entendre " (p. 293). La " réforme " de la mondialisation libérale n’est décidément pas une mince affaire.

Notes :

1.- Barry Eichengreen, " The Globalization Wars : An Economist Reports >From the Front Lines ", Foreign Affairs, July/August 2002
2.- FT, 10/07/2002
3.- Istoé, 26/06/200
4.- http://www.globalpolicy.org/socecon...

CADTM

Thomas Coutrot, économiste, membre du Conseil scientifique d’ATTAC-France.

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