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22 mars 2020

L’Empire et le Capital ne ferment pas le dimanche

par Rafael Poch de Feliu*

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Face à une crise historique de grande ampleur dans laquelle des millions de vies humaines sont potentiellement en jeu, comme celle dans laquelle nous entrons, le bon sens suggère à la logique qui prévaut une pause, un jour de repos comme le créateur lui-même l’a concédé. Rien de tout cela : l’Empire ne ferme pas le dimanche.

Heureux étaient les jours où nous étions préoccupés par le risque que Trump déclenche une guerre contre l’Iran, la virulence des tensions artificielles avec la Russie, l’intense guerre commerciale et de propagande contre la Chine, ou les incendies en Californie ou en Australie. Le bombardement étasuniens de l’Iran a été évité, mais les sanctions de Washington - le secrétaire d’État Mike Pompeo vient d’annoncer leur renforcement - augmentent les effets de la pandémie dans ce pays. Il est impossible d’acheter des médicaments et des fournitures essentielles alors que, selon la réputée Université de technologie de Téhéran Sharif, ils sont déjà produits ; un décès toutes les dix minutes, 50 nouveaux cas par heure (vendredi 20 mars) et des scénarios de 3,5 million de décès sont envisagés. Ce serait plus du triple de la mortalité causée par la guerre avec l’Irak dans les années 80. Dans la situation actuelle - et c’est la même chose pour Cuba, le Venezuela, la Corée du Nord, la Syrie et d’autres - les sanctions sont du pur terrorisme.

Alors que les prisons s’ouvrent en Californie en prévision d’une contagion généralisée, à Gaza, il y a deux millions de Palestiniens - avec 60 unités de soins intensifs pour tout le monde et 1,2 lit pour mille habitants - enfermés et privés par Israël des biens essentiels. L’inertie est toujours la même.

UE : Il était une fois un cirque

En Europe, le spectacle est exceptionnel. Le 4 mars, l’Allemagne a décrété une interdiction d’exporter des articles de protection médicale vers le reste de l’UE. Le ministre allemand de la Santé, Jens Spahn, a répondu deux jours plus tard aux critiques de Bruxelles, affirmant que l’UE devrait interdire de telles exportations à l’étranger depuis son espace plutôt que de le critiquer. Face au scandale, l’Allemagne a introduit le 12 mars quelques exceptions à son interdiction, au vu des indications selon lesquelles son principal organisme de contrôle et de prévention des maladies, l’Institut Robert Koch, embellit à la baisse le nombre de morts et de personnes contaminées dans le pays.

Dans ces circonstances, l’Italie a adressé sa demande d’aide à la Chine, à Cuba et au Venezuela - pays soumis aux sanctions européennes - après que « pas un seul pays de l’UE » ait répondu à ses demandes, selon l’ambassadeur d’Italie auprès de l’UE, Maurizio Massari. Installée dans une « logique nationale » envers ses partenaires, l’Allemagne, « a tué les dernières illusions » sur l’UE, peut on lire dans un journal aussi pro-européen que La Repubblica. Les interdictions d’exportation de l’UE ont été citées par le président serbe Aleksandr Vucic dans une lettre à Xi Jingping en ces termes : « L’interdiction nous est venue des mêmes personnes qui nous ont fait la leçon que nous ne devrions pas acheter de produits chinois. » La chronique européenne manque d’informations sur la Grèce, dont le système de santé a été particulièrement dévasté par l’inflexibilité européenne.

Le 12 mars, Trump a annoncé son interdiction de voyager aux États-Unis pour les citoyens de la zone Schengen. Bruxelles a dénoncé cette mesure comme une stupidité populiste. Quatre jours plus tard, le 17 mars, Bruxelles a interdit tout voyage entre les pays non européens et l’UE pendant 30 jours ...

La pandémie dépeint tout un chaq’un. Trump, par exemple, offrant un milliard à la société allemande CureVac pour prendre possession exclusive d’un prétendu traitement contre le virus. Sur cette photo de groupe, la Chine est la plus favorisée, malgré la rééducation massive des Ouïghours, le manque total de complexes quand il s’agit d’installer son système de surveillance citoyenne par points et le reste de la liste que la réalité - et aussi la propagande - accumule contre elle. Comme le déplore un commentateur du Wall Street Journal, « il semble que la Chine espère utiliser la crise pour renforcer sa position mondiale ». Un autre observateur de grande qualité, Patrick Cockburn, résume ainsi la situation : « En échouant à avoir une réponse cohérente face à la menace et en accusant les étrangers de sa propagation, Trump a acculé les États-Unis et sapé le rôle hégémonique qu’ils ont joué depuis la deuxième Guerre mondiale. Même si Biden est le prochain président, dans le monde post-pandémique, les États-Unis auront perdu leur primauté incontestée. »

Dilemmes et stratégies des gouvernements

Avec sa politique de confinement strict dans l’objectif initial et l’échange intense d’informations avec le reste du monde, la Chine a aidé l’Occident à se préparer. Elle a donné du temps. Le fait qu’une telle politique réussie ait également été pratiquée dans des endroits comme Taïwan ou la Corée du Sud invalide l’argument stupide de « l’avantage de la dictature ». La différence à explorer indique plutôt les mentalités collectives, les bonnes pratiques de gouvernance et les priorités du gouvernement. Il ne s’agit pas de la Chine, mais de ce que nous pourrions appeler la « stratégie est-asiatique ».

Quoi qu’il en soit, l’Occident a perdu un temps précieux à hésiter à appliquer une politique qui n’a finalement pas été celle d’un confinement strict à la Chinoise, ni d’un contrôle généralisé basé sur des tests, mais plutôt d’une relative restriction des mouvements. Maintenant, les gouvernements européens, en Italie, en Espagne, en France, en Autriche ... se prononcent l’un après l’autre pour l’extension temporaire de leurs mesures restrictives que les scientifiques décrivent comme insuffisantes, et décrivent désespérément comme la cause de futurs maux majeurs.

L’hésitation des gouvernements occidentaux tient également à l’énorme dilemme que pose cette crise : pour contenir la pandémie, l’économie doit être tuée. S’il s’agit deux ou quatre semaines de silence, comme ils le pensaient à l’origine dans l’UE, la question était sérieuse. Mais s’il s’agit de six semaines, ou quelques mois, alors les gouvernements sont confrontés à un effondrement économique avec anéantissement du secteur des services, dépréciation des marchés boursiers, contraction de la consommation et des exportations et, enfin, des millions de licenciements.

Tel est le dilemme auquel sont confrontés ceux qui gouvernent aujourd’hui en Occident : soit opter pour une longue hibernation, afin que la pandémie soit contenue mais « l’économie » s’effondre, ou opter pour la restriction douce actuelle avec l’économie en difficulté et une grande mortalité. À ce jour, personne ne sait sûrement laquelle des deux options est la plus nuisible, mais ce qui est clair, c’est que la première n’est pas envisageable pour ceux qui représentent politiquement les intérêts des plus riches, car le capital ne ferme pas le dimanche non plus.

Alors qu’en France, en Italie et en Espagne, les dirigeants approuvent des fonds et des subventions spéciales, les discours et les attitudes comme ceux de Boris Johnson, Angela Merkel, Donald Trump, Jair Bolsonaro et d’autres, retiennent l’option des « 24 heures ouvertes » : tout sauf l’effondrement économique. Johnson, et apparemment les Néerlandais et les Suédois aussi, ont choisi un certain « laisser faire » à la pandémie. Merkel a ajouté un certain fatalisme. Tout cela par la suggestion du darwinisme social : que les plus forts survivent, comptons sur « l’immunité collective », etc. Dans son discours de mercredi, la chancelière allemande n’a rien proposé, aucune mesure. Zéro. « Je suis totalement sûr que nous sortirons de cette crise, mais combien de victimes y aura-t-il ? Combien de proches allons-nous perdre ? » a-t-elle dit, avant de faire appel à « la discipline de chacun ». Et voilà.

Des options telles que la suppression des plans de réarmement de l’OTAN (400 000 millions pour les 29 États membres au cours des quatre prochaines années), ou l’augmentation de 20% des salaires des professionnels de la santé, des livreurs, des employés de magasin, des chauffeurs les plus exposés. Ce sont des mesures de bon sens qui devraient figurer dans les discours de chacun.

La crise économique et sociale qui se dessine ouvrira certainement des opportunités, nous avons dit, depuis notre légère ignorance, que la pandémie contient certaines opportunités de changement, mais ce qui va s’ouvrir à court terme, et en toute certitude, c’est d’énormes souffrances humaines, et en particulier parmi les plus faibles, les plus pauvres et les plus vulnérables. De la même façon que le confinement dans une ruche en banlieue n’est pas le même que dans une grande villa avec jardin, ni vivre de la même manière pour ceux qui ont beaucoup, ou assez, que pour ceux qui n’atteignent pas fin du mois ou sont précaires. Nous sommes une société divisée en classes.

Rafael Poch de Feliu * pour son blog personnel

Rafael Poch de Feliu. Catalunya, le 20 mars 2020.

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris, le 22 mars 2020.

* Rafael Poch-de-Feliu a été durant plus de vingt ans correspondant de « La Vanguardia » à Moscou à Pékin et à Paris. Avant il a étudié l’Histoire contemporaine à Barcelone et à Berlin-Ouest, il a été correspondant en Espagne du « Die Tageszeitung », rédacteur de l’agence allemande de presse « DPA » à Hambourg et correspondant itinérant en Europe de l’Est (1983 à 1987). Blog personnel. Auteur de : « La Gran Transición. Rusia 1985-2002 » ; « La quinta Alemania. Un modelo hacia el fracaso europeo » y de « Entender la Rusia de Putin. De la humiliación al restablecimiento ».

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