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15 décembre 2019

La chronique de Recherches internationales

Fake news et silence médiatique aux Etats-Unis d’Amérique

 

Le Washington Post a publié le 9 décembre 2019 un dossier sur la guerre en Afghanistan (The Afghanistan Papers). Le titre de l’article principal est fort explicite : « En guerre contre la vérité ». Ce journal révèle que les responsables de trois administrations, celle de George W Bush, d’Obama et de Trump ont menti aux citoyens américains sur la guerre et sur les soi-disant succès remportés par les États-Unis.

par Pierre Guerlin*

Cette enquête fouillée sous la signature de Craig Whitlock a été réalisée dans des conditions difficiles qui sont explicitées dans une vidéo qui informe les lecteurs que divers responsables savaient que la guerre n’atteignait pas ses objectifs officiels mais qu’ils ne le disaient pas en public. Il n’est donc pas exagéré de dire, comme le fait le journal lui-même, que ces Afghanistan Papers sont l’équivalent des Pentagon Papers révélés par Daniel Ellsberg lors de la guerre du Vietnam. Entre ces deux guerres, les États-Unis n’ont rien appris, la structure des mensonges ou fake news est la même et le nombre des victimes ne cesse d’augmenter.

Les infox ne sont pas le fait uniquement de personnages connus pour leurs bobards comme Donald Rumsfeld ou Donald Trump aujourd’hui, mais de quasiment tous les responsables politiques. Obama voulait lui aussi faire croire que l’augmentation des troupes (surge) qu’il avait décidée au moment où il recevait son Prix Nobel de la Paix était efficace sur le terrain, ce qui, d’un point de vue strictement militaire, n’était pas le cas.

La guerre en Afghanistan qui dure depuis 18 ans est une guerre asymétrique ingagnable et elle a déjà coûté plus de 1 000 milliards de dollars. On peut comprendre la fatigue et la colère des citoyens ou citoyennes américains qui ne bénéficient ni d’assurance médicale universelle ni d’un enseignement supérieur gratuit lorsqu’ils et elles apprennent à quoi leurs impôts sont utilisés.

Alors que les médias suivent au jour le jour les mensonges de Trump, gros producteur de fake news et bobards en tout genre, les infox sur la guerre en Afghanistan n’ont pas retenu l’attention de ces mêmes médias pendant des années. Il est clair pourtant que ces mensonges ou présentations médiatiques flatteuses ont eu un impact énorme sur la vie des Usaméricains. Vies détruites, vies afghanes et vies américaines, lutte contre le terrorisme qui ne fait qu’attiser le terrorisme, buts de guerre changeants et mensongers, comme celui d’améliorer la situation des femmes afghanes, gâchis d’argent et profits du secteur de la défense. Ces phénomènes sont dénoncés par la gauche depuis des années mais cette enquête fournit les documents qui légitiment les critiques. Rien n’entrave la marche de la militarisation des États-Unis.

Des faits essentiels sont tus et l’information fournie par les médias s’avère parcellaire et biaisée. L’enquête du Washington Post fournit un correctif mais elle est prise dans le maelstrom des articles sur la procédure de destitution engagée contre Trump. Procédure qui ne concerne qu’une toute petite partie des actes délictueux ou criminels de Trump, celui commis en Ukraine. Lorsque Trump a décidé d’employer la Mother Of All Bombs (la Bombe à effet de souffle massif) contre l’Afghanistan en 2017, il a été grandement applaudi par la classe politique et la plupart des médias. Cette bombe, la plus puissante bombe non nucléaire, ne peut en aucun cas changer la situation sur le terrain où il n’existe pas de solution militaire. Le silence sur les doutes et les victimes de guerre doit se penser au regard des déclarations médiatiques bruyantes lors d’un bombardement avec une arme exceptionnelle.

Fin novembre un autre rapport a été publié par un groupe d’universitaires, sous la direction de Mark Denbeaux, dont le titre est révélateur : How America Tortures. L’auteur principal de ce rapport est l’un des avocats des détenus de Guantanamo. Ce rapport dénonce la torture commandée et organisée depuis la Maison Blanche, pratiquée et couverte par la CIA. Il est évident que les faits présentés sont illégaux et d’une gravité extrême. La base de Guantanamo est elle-même hors la loi et les détenus sont à 90% totalement innocents. Le New York Times en a parlé dans un article du 4 décembre qui publie certains dessins réalisés par des détenus qui illustrent les méthodes des tortionnaires. Cependant selon un lanceur d’alerte, John Kiriakou, ces dessins ont eux-mêmes été censurés par la CIA qui a gommé les représentations des tortionnaires.

Cependant ces faits n’ont pas fait la une des médias ; ils constituent néanmoins un scandale dans une démocratie. La torture décrite est souvent associée aux régimes totalitaires ou autoritaires. Il est significatif que les médias occidentaux aient plus parlé de la torture et de l’emprisonnement des Ouïgours en Chine que des sévices infligés à Guantanamo. Le principe selon lequel les crimes et atrocités de nos adversaires sont abondamment dénoncés tandis que les nôtres sont cachés ou minimisés se vérifie une fois encore. De la même façon, la torture de Julian Assange, qui moisit en prison dans un autre pays qui vante sa démocratie, la Grande-Bretagne, est quasiment absente des médias et donc des débats publics alors que les événements à Hong Kong font la une. Même chose avec la torture de Chelsea Manning emprisonnée pour avoir révélé les crimes de l’armée américaine puis avoir refusé de témoigner contre Assange. Une attitude cohérente à la George Orwell ou à la Ai Wei Wei devrait pourtant conduire à dénoncer tous les crimes, et surtout ceux sur lesquels nous avons quelque pouvoir, ceux de notre pays ou de nos dirigeants.

Les États-Unis sont pris dans une frénésie médiatique sur la procédure d’impeachment de Donald Trump suite à une tentative de faire pression sur le président ukrainien. Il ne fait aucun doute que Trump a eu un comportement illégal et immoral dans cette affaire mais au regard de tous ses nombreux autres délits et violations, ce n’est pas le plus grave. Surtout au regard de la torture, des morts injustes en Afghanistan et des manœuvres de dissimulation concernant la guerre et ses effets catastrophiques tant sur le plan humain que financier, les magouilles de Trump en Ukraine sont relativement secondaires. Il est significatif que Nancy Pelosi, la présidente démocrate de la Chambre des représentants qui est l’une des chevilles ouvrières de l’impeachment de Trump, ait refusé d’entamer une procédure de destitution contre George W Bush pourtant responsable de la torture et des milliers de morts en Irak et ailleurs.

Ce que révèlent ces deux enquêtes, celle du Washington Post, comme celle des universitaires opposés à la torture, souligne le fait que les fake news ne viennent pas que de Trump, qu’elles existent depuis longtemps et surtout que certaines, jumelées au silence médiatique, ont une importance capitale. Il faut considérer les mensonges qui ont conduit à la guerre du Vietnam (Golfe du Tonkin) ou à celle d’Irak (armes de destruction massive) comme des fake news officielles à l’origine de millions de morts. Ce que révèlent les Afghanistan Papers est du même ordre. Mais l’attention médiatique du moment est ailleurs dans un théâtre d’ombres, un théâtre de l’absurde bien huilé, celui d’une faction du pouvoir de l’élite, pour reprendre le terme de C. Wright Mills, contre une autre faction des classes dominantes.

Sur les scandales majeurs qui conduisent à la mort et à la dévastation, il y a un accord qui transcende la division entre deux partis politiques qui sont tous deux « en guerre contre la vérité ». Le vote du budget de la défense, à hauteur de 738 milliards de dollars, adopté par 377 voix contre 48 (dont 41 étaient démocrates) le 11 décembre par la Chambre des représentants où, les Démocrates sont majoritaires, illustre l’accord fondamental entre Trump et ses opposants lorsque l’on quitte le théâtre de la procédure de destitution.

*Pierre Guerlin Université Paris Nanterre, professeur émérite en Études américaines
Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.

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