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26 juillet 2016

Exaspération
Envers une grande partie de l’élite politique dirigeante mondiale

par Jacques Sapir*

 

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Sentiment partagé dans plusieurs pays du monde, y compris en Amérique Latine, qui se traduit par un mélange de colère, de désespoir, de frustration quant aux issues possibles à la situation, le tout dans un sentiment d’urgence. Aussi les conséquences en matière de vie politique, de fonctionnement des institutions et de la démocratie doivent donner à réfléchir. El Correo

Un terme est en train de s’imposer dans le débat politique, c’est celui d’exaspération. Et c’est vrai, une partie importante de la population française est aujourd’hui exaspérée. De quoi s’agit-il ? C’est un mélange de colère, de désespoir, de frustration quant aux issues possibles à la situation, le tout dans un sentiment d’urgence. Mais, l’exaspération, si on y réfléchit bien, peut s’analyser en termes politiques. Elle peut constituer un nouveau contexte qui est susceptible de changer les choix politiques à venir, et en particulier pour l’élection présidentielle de 2017.

Définir l’exaspération

Il faut d’abord éclaircir ce que l’on appelle « exaspération ». Tout le monde sait intuitivement ce qu’est être exaspéré. Mais, politiquement, cela prend une autre signification. Cette exaspération s’adresse à une grande partie de l’élite politique dirigeante. Au-delà, elle se traduit par une perte de légitimité des institutions de gouvernement. Elle est la forme particulière et aigüe de la crise de légitimité des institutions que l’on connaît dans de nombreux pays d’Europe, mais aussi hors de l’espace européen comme on peut le voir actuellement aux Etats-Unis avec le phénomène Donald Trump (mais aussi avec Bernie Sanders). Cette exaspération trouve son origine dans le sentiment d’aliénation que des parties entières de la population éprouvent désormais.

Ce sentiment peut avoir son origine dans la sphère économique et sociale, et il se cristallise sur le rôle de la sphère financière, des banques, et de la monnaie. Mais il a aussi une origine plus politique. A cet égard, les comportements anti-démocratiques des dirigeants et des institutions européennes y sont pour beaucoup. Enfin, il traduit la perte de contrôle sur son environnement, qu’il soit proche ou lointain, et qui découle de la mondialisation [1], mais aussi du rôle joué dans cette dernière par l’Union européenne, comme on a pu le voir à l’occasion de la «  loi Travail » en France au premier semestre de cette année. Ce sentiment est d’autant plus fort que des événements tragiques surviennent, comme les attentats de ces derniers dix-huit mois en France qui mettent cruellement en lumière l’inaptitude du gouvernement et du Président [2], ou que l’on a sous les yeux l’exemple de pays (la Russie par exemple) qui semblent, eux, encore maître de leur destin. Cette exaspération a beaucoup à voir avec la question de la souveraineté.

Exaspération et vote

Comment ce sentiment d’exaspération peut-il se traduire en votes ? On peut partir du principe que l’on vote soit par adhésion à des idées, soit par crainte d’autres idées ou de personnages politiques. Le « vote protestataire » dont on a beaucoup parlé en France à propos du PCF dans les années 1960 à 1980, puis du FN, voire de Mélenchon dernièrement, ressort en réalité de cette catégorie. Pourtant, les observateurs politiques n’avaient pas ce sentiment actuel que le corps électoral est effectivement « exaspéré ». Nous sommes bien en présence d’un phénomène nouveau dont les causes sont évidemment multiples : perte de souveraineté liée au cours antidémocratique de la politique de l’UE, situation économique avec le chômage de masse et les attaques sur le droit du travail, attentats terroristes.

On peut alors interpréter ce phénomène à partir de la révolution dans la théorie des préférences produite par « l’effet de contexte » [3] et « l’effet de dotation » [4]. Ces effets permettent de comprendre comment un individu, souvent à son insu, est conduit à changer l’ordre de ses préférences, ce qui s’applique bien entendu aux préférences politiques. Ces effets ont révolutionné la théorie des préférences individuelles [5] en nous permettant de comprendre comment des éléments collectifs influencent les choix individuels [6].

Dans le cas d’une « exaspération » renvoyant à des causes multiples mais se combinant mutuellement, cela pourrait produire un contexte favorisant des candidats de rupture, présentant des options radicales. Le mécanisme de prudence existant antérieurement, et qui amenait les candidats à modérer certaines de leurs options avant l’élection, ne jouerait plus. Au contraire, les électeurs se prononceraient majoritairement pour les options les plus radicales. Le discours du « système » ou de « l’établissement » comme l’appelle J-P. Chevènement qui vise à inciter à la prudence les électeurs et à discréditer des choix trop radicaux ne fonctionnerait plus, voire fonctionnerait à l’inverse. Contrairement au « vote protestataire » le vote d’exaspération est bien un vote d’adhésion, mais un vote qui privilégie spécifiquement les idées les plus radicales. Cela implique alors que l’idée d’un « plafond de verre » qui briderait les candidats « radicaux » ne serait plus pertinente. C’est là un changement majeur avec les élections régionales de décembre 2015.

L’impact sur la politique française

Si cela se confirme les candidats les plus stigmatisés comme « radicaux » devrait l’emporter. Mais, la situation est moins simple qu’il n’y paraît. Quelle est la proportion de la population qui est exaspérée ? Il est impensable qu’elle le soit dans sa totalité. Ceci pose un problème au candidat « radical » qui doit donc articuler dans son discours des éléments rassurant la fraction « non exaspérée » de l’électorat et maintenir assez d’éléments radicaux pour la fraction « exaspérée ». Bien entendu ce problème évolue avec la fraction de l’électorat qui est « exaspérée ». Si cette dernière devient très majoritaire, le problème s’estompe.

Dans le cas de la France, si l’on pense qu’une large majorité de la population est « exaspérée », cela implique que des candidats représentatifs d’un consensus du système, les Juppé, Hollande et autres Bayrou, partent avec un handicap grave. Par contre, des candidats comme Marine le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, voire Sarkozy, sont avantagés. La question posée désormais est de savoir si les deux grandes familles politiques qui se sont partagées le pouvoir depuis près de 40 ans, et qui sont visées par cette exaspération de l’électorat, sauront en tenir compte. A gauche, il est clair que Jean-Luc Mélenchon est le meilleur candidat. Il a dorénavant plus de chance que François Hollande d’être au second tour. Mais, le P « S » étant ce qu’il est, il est peu probable qu’il le comprenne. Il est donc probable que Jean-Luc Mélenchon, au soir du premier tour, ne sera qu’en troisième position, ce qui serait cependant une défaite cinglante, et disons le méritée, pour François Hollande. Quant au duel à droite, entre Juppé et Sarkozy, s’il peut être faussé tant par l’ouverture aux centristes que par les multiples affaires accrochées aux basques de l’ancien président (dont l’arbitrage Tapie n’est que la plus marquante [7]) il pourrait se révéler bien plus serré que ce que les analystes pensent, justement à cause de la montée de l’exaspération dans une large frange de la population.

Un jour de mai 2017…

Dans cette situation, il est aujourd’hui évident que Marine le Pen, opposée à un candidat de l’ex-UMP a une chance réelle d’être élue. Cette chance provient de la radicalisation des choix politiques qui conduira une partie des électeurs de gauche à se réfugier dans l’abstention plutôt que de reporter leurs voix sur le candidat de la droite traditionnelle. Ce choix exprimera, par défaut, une préférence pour le « risque » que représente Marine le Pen face à la certitude d’une continuité désormais jugée insupportable. Ce ne sera nullement un choix « protestataire » mais bien l’expression d’une préférence, même si cette dernière est le produit d’un effet de contexte qui se traduit par l’exaspération politique et sociale croissante. De même, nombre d’électeurs de droite feront défaut à leur candidat « logique » pour les mêmes raisons. La probabilité d’une victoire de Marine le Pen au second tour est encore faible aujourd’hui, mais elle grandira avec l’exaspération montante dans la population. Ce que j’avais indiqué dans une interview donnée à Russia Today le 27 avril dernier [8].

Jacques Sapir* pour RussEurope

RussEurope. Paris, le 23 juillet 2016

*Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l’EHESS-Paris et au Collège d’économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux. Il est l’auteur de nombreux livres dont le plus récent est « La Démondialisation » (Paris, Le Seuil, 2011).

Notes

[1Sapir J., La Démondialisation, Le Seuil, Paris, 2011.

[2Sapir J., « Cinq questions sur Nice », note publiée le 22/07/2016,

[3Tversky A., « Rational Theory and Constructive Choice », in K.J. Arrow, E. Colombatto, M. Perlman et C. Schmidt (edits.), The Rational Foundations of Economic Behaviour, Basingstoke – New York, Macmillan et St. Martin’s Press, 1996, p. 185-197,

[4Kahneman D., « New Challenges to the Rationality Assumption » in K.J. Arrow, E. Colombatto, M. Perlman et C. Schmidt (edits.), The Rational Foundations of Economic Behaviour, New York, St. Martin’s Press, 1996, p. 203-219

[5Slovic P. et A. Tversky, « Who Accept’s Savage Axioms ? » in Behavioural Science, vol. 19/1974, pp. 368-373.

[6Sapir J., Quelle économie pour le XXIè siècle ?, Odile Jacob, Paris, 2005, chapitre 1 et 2.

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