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24 janvier 2016

En Argentine, le gouvernement des « conchetos » et le front national multisectoriel

par Hernán Brienza*

 

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Le destin, la chance, la portée spirituelle et matérielle d’un peuple, d’une nation, sont malheureusement intimement liés à la qualité de ses classes dominantes ou dirigeantes. Et, non pas aux qualités individuelles de ces élites ou de leurs descendants, mais à la capacité qu’ont celles-ci à organiser et projeter dans le futur, un dessein collectif de ce qui devrait conduire en un sens plus large la société.

L’aptitude constructive d’une élite peut transformer une terre en une puissance, en une colonie ou en un pays relativement autonome et développé. Ceci dépend, surtout, du niveau d’aspiration collective, de « densité nationale », comme dirait Aldo Ferrer, ou de « conscience nationale », comme le définirait José Maria Rosa, que les secteurs politiques, économiques et culturels au bout de la pyramide sociale arrivent à atteindre.

Ce ne sont ni les conditions naturelles d’un territoire, ni les aptitudes spirituelles ou de travail d’un peuple, ni ses classes moyennes qui définissent les conditions du développement d’une nation ; l’accumulation primaire de capitaux ou le degré de développement de forces productives d’une région ne sont pas non plus déterminants.

A vrai dire, la qualité de sa classe politique non plus -même si elle influe, évidement, par ses liens et interactions avec les élites- ne définit pas le sort d’un peuple. Ce n’est pas la corruption de l’état, ce n’est pas la culture politique, ce n’est pas le niveau démocratique atteint, ce ne sont pas les recettes idéologiques. Il s’agit de tout autre chose.

Juan Domingo Perón aimait dire, non sans une certaine ironie, que « le poisson pourrit toujours par la tête ». Lui il savait de quoi il parlait, car il a essayé, malgré ses erreurs, malgré ses contradictions, de proposer à la classe dominante de la moitié du XXème siècle un projet de pays moins inégalitaire. Une fois, quelqu’un a essayé de le rabaisser en l’accusant d’être un « conservateur lucide ». On peut discuter du terme « conservateur » ; mais celui de « lucide » est un éloge que peu de représentants issus des élites -même si Perón ne fut pas un descendant direct de l’aristocratie locale- peuvent s’arroger dans l’histoire du XX siècle.

Cet homme « lucide » avait raison : c’est soit la corruption profondément enkystée ou la générosité, l’intelligence des groupes aisés, la variable qui accompagné d’un développement productif autonome détermine la constitution d’un pays intégré, homogène, sans véritable fossé, sans abîme social.

En synthèse, c’est la capacité qu’ ont les secteurs dominants à se transformer en secteurs dirigeants, c’est-à-dire, en leaders de classes subalternes, par le biais d’un « pacte de civilisation » (Norbert Elias), d’un processus d’intégration, d’homogénéisation, d’harmonisation sociale qu’ils peuvent atteindre. Il devient évident, en conséquence, que pour diagnostiquer les raisons par lesquelles l’Argentine en est arrivée là -et en cela il ne faut être ni apocalyptique, ni hystérique mais non plus, conformiste ou consensuel- il est nécessaire de réaliser une étude détaillée sur la pensée et les actions des élites dominantes.

Pour illustrer cet article il suffit de souligner le chemin du gouvernement actuel, à la tête duquel on trouve un fils bâtard de la vieille et rance oligarchie argentine : Mauricio Macri. L’Argentine conduite par ses gérants, offre la vieille formule de Mitre : pillage des richesses, capital spéculatif, aliénation de l’état et répression des secteurs productifs.

Le gouvernement des « conchetos » [1] des Prat Gay, des Bullrich, des Los Peña, des Aranguren et autres, n’ont d’autre objectif qu’aliéner ARSAT, couler Aerolineas Argentinas, dilapider YPF (Compagnie de pétrole nationale, ndt). Et ils ne le font même pas au nom d’un projet politique ou économique. Ils ne possèdent même pas le reflexe lucide de Julio Argentino Roca qui, d’un côté massacra les habitants originaires du pays, mais de l’autre consolida le pacte fédéral des gouverneurs et constitua le saut de civilisation vers l’éducation publique en promulguant une Loi d’Education, la 1420, malgré toutes les critiques que l’on puisse en faire.

Le problème c’est qu’il ne s’agit pas de cette Aristocratie fière de ses racines, des batailles épiques de ses ancêtres, de la sueur répandue par un quelconque « père fondateur ». Non, tout au plus quelques-uns d’entre eux, sont les héritiers de la « bande du ravin » [lire : « La bande du ravin » Les pionniers de la spéculation financière en Argentine ». Carlos Romero. El Correo, 18 janvier 2016], comme les appelait Jorge Abelardo Ramos, ces contrebandiers qui ont fait fortune pendant la colonisation, ces esclavagistes comme la famille Martinez de Hoz, ou ces latifundistes rentiers des terres fertiles de la Pampa de la fin du XIX.

Mais la grande majorité appartient à la classe du « conchetaje » inconsistant, vain, maniéré, méprisant et revanchard, avec des schémas culturels naïfs et pseudo avant-gardistes avec des terminaux dans les mains d’un sushiman ancré en 2001. Les « conchetos » ne lisent pas, ne connaissent rien, ils s’ennuient, ils dansent sur le balcon de la Casa Rosada [2], ils préfèrent la spiritualité à louer plutôt que la solidité des anciennes religions et leurs sagesses, et ils croient dans les business rapides plus que dans la patrie à long terme.

Ceci préfigure, aussi, un pays du chacun pour soi, celui de la viveza criolla [3], celui de l’individualisme opportuniste, un pays qui tôt ou tard finit en un décembre 2001.

Sans classe dirigeante, la société se trouve dans une division constante, une égalité hégémonique entre un « Libéralisme Réactionnaire » et un « Nationalisme Populaire », ou elle déambule entre le non-sens et l’éternel retour. Les secteurs subalternes perdent pied et ne peuvent s’affirmer. C’est pour cela que souvent ils s’appuient sur l’Etat. Je me réfère, non seulement aux milieux du salariat, à travers des mouvements ouvriers organisés, mais aussi aux secteurs de la petite et moyenne entreprise, aux chambres de commerce, aux professions libérales, aux économies urbaines qui sont victimes du désarroi le plus absolu et qui finissent par devenir le dindon de la farce, payant les aventures de boucaniers des classes dominantes. Pour que le pays ait un avenir, ces secteurs doivent dialoguer entre eux, créer des alliances, construire une pensée politique qui leur soit propre, former leurs propres dirigeants, se référer à leurs propres intellectuels, fonder leurs propres moyens de communication. Comment est-il possible que le mouvement ouvrier argentin n’ait même pas un journal qui le représente ? Pour quelle raison la bourgeoisie industrielle argentine, peut-être licorne bleu [4] appelée bourgeoisie nationale, ne forme-t-elle pas ses propres cadres politiques, intellectuels, journalistiques, qui créeraient des alliances avec les secteurs productifs au lieu de louer les journaux et médias audiovisuels des classes dominantes qui les limitent économiquement et les empêchent de devenir des secteurs politiquement et socialement respectables ?

Dans les prochains mois un grand défi attend les secteurs de production du pays. Ou ils unissent leurs forces, s’engagent à former un Front National Multisectoriel le plus large, pluriel et divers possible, ou les Argentins verront encore comment leur président continue ses petits pas de danse à la Casa Rosada tandis que le reste du pays dansera cette fois-ci sur le pont du Titanic.

Hernán Brienza* pour Tiempo argentino

Tiempo argentino. Buenos Aires, le 17 janvier 2016.

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la diáspora par : Silvia Le Boennec.

*Hernán Leandro Brienza (1971) est un journaliste, écrivain, politologue, essayiste et historien argentin. En 2003 il a publié ses recherches, « Maldito tú eres : el caso Von Wernich », Tu es maudit : le cas Von Wernich) à propos du prêtre néonazi Christian Von Wernich, qui fut aumônier de la Police de la province de Buenos Aires pendant la dictature civil et militaire (1976-1983). A partir de ses recherches, on a trouvé Von Wernich au Chili, il exerçait comme prêtre catholique sous une fausse identité, il a été extradé en Argentine, jugé pour crime contre l’humanité. Il est actuellement en prison condamné à la réclusion à perpétuité.

El Correo de la diaspora. Paris, le 24 janvier 2016.

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Notes

[1Chonchetos, conchetaje : parvenus, snobinards

[2Casa Rosada : nom du palais présidentiel argentin

[3Viveza criolla : expression qu’on utilise pour désigner quelqu’un d’opportuniste, qui tire toujours parti de toute situation, quitte à utiliser des moyens malhonnêtes

[4Petit clin d’œil à la chanson de Silvio Rodriguez, « Mi unicornio Azul »

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