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21 février 2005

Disparus : L’effacement des traces, la mère, le politique

 

Par Martine Déotte
Revel.Unice, N°12, décembre 2004

En Argentine, les disparus ont laissé des traces partout, ce sont des âmes errantes. On dit que Buenos Aires repose sur des cadavres, ils sont là. La société ne peut passer au-delà des disparus, les disparus la rattrapent, ils la regardent [1].

La disparition politique ou l’effacement des traces
Entre 1976 et 1983 sous la dictature en Argentine, on compte environ 30.000 disparus, 15.000 fusillés, 9.000 prisonniers, 1.500.000 exilés pour 30 millions d’habitants (dont la moitié de la population est concentrée dans une demi douzaine de grandes villes).

Dès 1976, la machine à tuer les « subversifs » s’organise : « D’abord, nous tuerons tous les agents de la subversion, puis leurs collaborateurs et puis enfin leurs sympathisants ; ensuite viendront les indifférents et enfin pour terminer les indécis [2]. » Les liquidateurs agissent avec méthode et dévouement dans les chupaderos, ces lieux où étaient conduits les suspects chupados (littéralement aspirés) :

« J’ai passé quelques temps à la capucha, partie la plus élevée de l’ESMA (Ecole mécanique de l’armée). Il y avait une soixantaine de prisonniers ; tous les mercredis, les militaires organisaient des transferts où une vingtaine d’entre nous étaient descendus au sous-sol. On leur faisait une piqûre d’un somnifère puissant et on les montait dans un camion qui partait vers un aéroport proche. On les chargeait endormis dans un avion de la marine et à 3.000 mètres au dessus de la mer, on les jetait vivants. On ne le savait pas à l’époque, les militaires gardaient le secret [3]. »

Utiliser la technique de la disparition est une arme de guerre terriblement efficace. Elle permet d’effacer les traces du crime, de soustraire les corps à leur famille, d’effacer non seulement la vie mais encore l’existence, de dissoudre la mort elle-même. Les victimes ne sont jamais nées. Aux vivants de faire la preuve que les séquestrés ont véritablement existé [4]. Cette répression urbaine anti-subversive a été pensée et utilisée par les Français en Indochine, mais surtout en Algérie. Trinquier est le théoricien de cette guerre « psychologique » et oeuvre avec Aussaresses en 1957 pendant la bataille d’Alger.

Lutter efficacement contre les adversaires demande le quadrillage de la ville, le fichage systé-matique des suspects, les rafles, l’extorsion de renseignements sous la torture et la perfection dans le crime : l’effacement des traces, la non-présentation des cadavres, destinés à gagner du temps, à terroriser et à tétaniser la population. Maurice Audin disparaît le 21 juin 1957 pendant la bataille d’Alger et 3.000 personnes avec lui. De 1957 à 1975, de nombreuses missions conjointes des armées de l’air et de terre françaises se succèdent dans les écoles de guerre d’Argentine, aidées dans leur tâche de formation par les services de l’armée nord-américaine. Le général argentin Ramon J.A. Camps déclarait :
« En Argentine, nous avons tout d’abord reçu l’influence française, puis nord-américaine, appliquant chacune de manière séparée et ensuite conjointe, reprenant les concepts des deux. Jusqu’au moment où c’est la nord-américaine qui a prédominé. Il est nécessaire de dire que la conception française était plus exacte que la nord-américaine. En effet, cette dernière visait presque exclusivement l’aspect militaire, alors que la française consistait en une vision globale [5] ; G. Périès, « De l’Algérie à l’Argentine : regard croisé sur l’internationalisation des doctrines militaires françaises de lutte anti-subversive. Une approche discursive » in A. Brossat et J.-L. Déotte (dirs), La mort dissoute. Disparition et spectralité, Paris, L’Harmattan, 2002.]]. »

La négation de l’humanité

Ce crime parfait qu’est la liquidation des cadavres, ouvre vers un nouveau rapport au corps de l’ennemi : ce dernier n’est plus exposé comme trophée ou réduit à l’état de charogne, il est tout simplement nié dans la mort elle-même. Par cet acte on quitte l’humanité, en refusant une inscription (rituel funéraire, récit) à ceux qui basculent ipso facto dans le rien. L’oraison funèbre de Périclès, en rendant hommage à « la belle mort » des soldats athéniens mais aussi aux disparus dont on n’a pas retrouvé les restes sur le champ de bataille, répare, par l’éloquence, l’absence. Avec force, le discours clôt le deuil. « S’entourer de gloire, c’est se taire. J’ai terminé (...) maintenant après avoir versé des pleurs sur ceux que vous avez perdus, retirez-vous [6]. »

Les mères en deuil et les citoyens apaisés retournent à leurs affaires. La représentation de la mort permet une forme ¬ certes toujours insatisfaisante ¬ de réparation symbolique. L’effacement des traces s’attaque déjà à ce que Freud appelle le travail du deuil. Ce processus ne s’enclenche pas sans l’épreuve de la réalité. Ne pas voir le cadavre conforte « follement » le déni de la mort. La disparition des corps, cet « arrachement d’existence qui n’a pas de retour (...), cette extirpation de la souche, tendre en profondeur », selon Patrice Loraux [7], ne projette pas seulement l’ennemi dans l’autre monde, il le soustrait à l’humanité. Supporter une seule fois la vision de ce corps entravé, jeté de l’avion, assister à son engloutissement par la mer, pour affirmer ensuite qu’il n’a jamais existé, c’est détruire la part de « passibilité », d’affectivité à la fois chez la victime et le tortionnaire. Celui qui tombe n’est plus rien, un non-homme qui méconnaît la douleur. Le bourreau devient anesthésié, pétrifié : il voit mais ne ressent plus. Pour P. Loraux, le lien « entre-passible » est rompu, là est l’expérience de l’insupportable, de la négation de l’humanité.

« J’appelle insupportable (...) la capacité de pouvoir assister sans broncher à la déliaison radicale du rapport à l’autre où l’autre est en même temps extirpé de sa souche : non seulement sa vie est anéantie, mais la souche et son " inscriptibilité" dans un symbolique, cela est extirpé, ce qui produit immédiatement, en retour, sur l’agent d’exécution une pétrification de l’affectivité [8]. »
Le perpétrateur, c’est-à-dire un quelconque, amputé de sa passibilité, comme tous les autres qui ont accepté de regarder et ils sont nécessairement nombreux, s’ajuste alors aux ordres et entre au service … du service. Moins on ressent, plus on est actif pour faire fonctionner la machine à détruire et plus on nie le crime. Disparition de la disparition.

La figure de la Mère

Cette inscriptibilité dans un symbolique ravage encore aujourd’hui la société argentine où les tortionnaires amnistiés vivent au milieu des proches de disparus. Dès 1977, en pleine dictature, le mouvement des Mères de la place de Mai se constitue. Ces figures de madre, pour la plupart analphabètes et traditionnellement aux antipodes de l’espace public, instituent une communauté politique par le fait même de mettre en commun le tort collectif que la Junte leur a fait subir et de le faire entendre fermement et publiquement sur la plus grande place de Buenos Aires : « Le 30 mai 1977, les mères se sont rendues place de Mai, sous l’impulsion de Azucena Villaflor. Elle avait convoqué quatorze mères ce jour-là. Qu’avons-nous initié, nous ne le savions pas [9] ? » Pour Hannah Arendt, le sens de l’action politique échappe en grande partie à celui ou à celle qui s’expose dans l’espace public et engage un mouvement :

« L’action ne se révèle pleinement qu’au conteur, à l’historien qui regarde en arrière et sans aucun doute connaît le fond du problème bien mieux que les participants. (...) Ce que dit le narrateur est nécessairement caché à l’acteur, du moins tant qu’il est engagé dans l’action et dans les conséquences, car pour lui le sens de son acte ne réside pas dans l’histoire qui suit. Même si les histoires sont les résultats inévitables de l’action, ce n’est pas l’acteur, c’est le narrateur qui voit et qui " fait " l’histoire [10] »
Coiffées de foulards blancs, exposant pour certaines les empreintes de leurs enfants ¬ c’est-à-dire les photos des détenus-disparus comme preuve de leur existence ¬ elles ne cessent de demander dans cette ronde hebdomadaire : « Que sont-ils devenus ? » Chaque jeudi, encore aujourd’hui, les mères septuagénaires des sans-parts, des sans-traces et des sans-récits demandent des comptes [11]. Elles inscrivent, dans le cercle même de la ronde et de la place, les visages, les noms et la voix des absents :
« L’activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là ou seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit [12]. »

La catégorie la moins politique qui soit oppose, in fine, la plus fondamentale résistance. Elles reconstruisent la politique à partir de ce que les tortionnaires avaient nié, c’est-à-dire l’humain : les liens du sang, la maternité, la filiation. Au début, seulement quelques unes investissent la place. La plupart d’entre elles se taisent, craintives, et n’osent toujours pas, en 2002, porter plainte et exiger la vérité. Sous la dictature, les hommes se sont peu engagés dans ce combat. Ils devaient continuer à gagner de l’argent.

« Les femmes étaient très souvent des mères au foyer. Un accord tacite existait : les hommes travaillent, les mères militent. Il n’est pas possible de militer et de mourir de faim. D’autre part, les fondatrices du mouvement avaient elles, une expérience politique (...), mais beaucoup de mères ignoraient l’engagement politique de leurs enfants » [13].
Les Mères font également appel à l’instinct animal : « Nous devenons des lionnes [14] » Le tortionnaire, dans l’acte de la disparition, rompt le lien « entre-passible » et sort de l’humanité. Elles lui répondent en utilisant le registre de l’animalité. Elles sont au-delà de la mort, prêtes à la vengeance, à la cruauté la plus féroce :

« Nous ne sommes pas des femmes héroïques, je me suis demandé ce que je serai capable de faire devant un tortionnaire (...) nous pouvons devenir cruelles. La Mère de la place de Mai n’est pas la vierge Marie. La cruauté existe chez les Mères, comme chez Hécube (...) J’ai écrit un conte où trois mères séquestrent un bourreau et le cachent dans la cave. A l’étage, elles s’entretiennent avec bonheur sur la manière de préparer une volaille : comment aiguiser et utiliser les différents couteaux, comment dépecer la bête, ouvrir son corps, la vider, la griller etc., bientôt on ne sait plus de quelle proie elles parlent (...). Seule la justice étouffera le monstre de la cruauté que nous portons en nous [15]. »

S’attaquer aux enfants, c’est détruire l’unique identité sociale qu’occupait la plupart de ces femmes.
« Je sais que c’est difficile à entendre mais il n’y a pas de mère s’il n’y a plus d’enfant. C’est l’enfant qui signifie la mère. La mère dont les enfants ont disparu est chassée du signifiant. Elle se transforme en spectre de ce qu’elle a été. Elle est alors appelée " mère de disparu ", dans un langage qui la nomme en même temps qu’il la dépouille. Un langage qui efface ce qu’elle a été, la nomme pour ce qu’elle n’est plus. C’est pourquoi je parle de la cruauté que ces salauds ont incrusté jusque dans le langage, qui nous empêche de penser (...) [16]. »

Cette mort sociale l’entraîne, pour survivre, à endosser le rôle de l’ultime héroïne. « Au chagrin de la disparition de l’enfant s’oppose la jubilation du rôle à tenir..., du devoir de la Mère de se porter au plus haut degré de sa puissance, au point de refouler plus loin, dans l’ombre, les enfants disparus [17]. » Militer activement leur permet de retrouver une existence sociale. Elles inversent, pour certaines, la maternité : « Nous sommes les filles de nos enfants (...) nos fils nous ont fait naître à la lutte [18]. » Elles parlent en leur nom et s’identifient totalement à leur combat passé :

« Je suis si heureuse dans ce projet révolutionnaire, leurs musiques, leurs chants, leur volonté d’alphabétiser les illettrés. Tout ceci est en moi. Nos enfants vivent, nous leur donnons vie dans chacun de nos actes. Ici, ce soir, je suis sûre qu’ils nous poussent [19]. »
Elles n’ont plus de traces des détenus-disparus, elles habitent donc les corps et livrent la parole politique soufflée par les absents. La disparition produit une forme d’arrêt du temps. L’œuvre politique de leurs enfants n’a pas été écrite, elle ne peut être commentée, les paroles restent « en bloc », comme suspendues aux années 80. Pour survivre enfin, elles recréent un enfant fantomatique.

« Cet autre peut apparaître à tout moment. A Noël, son couvert est mis, ses vêtements prêts, mais pourquoi ne vient-il pas les chercher ? A-t-il froid ? A-t-il chaud ? A-t-elle ses règles ? L’enfant disparu ne meurt jamais. (...) Le temps suspendu au moment de l’enlèvement est une toile de temps qui se fait et se défait. La Mère construit une manière différente de mesurer le temps, sans s’en apercevoir. Son fils, double du réel, parle avec elle, il va mourir avec elle [20]. »

Dissensions chez les Mères

A partir des années 1985, qui marquent le procès et la condamnation des commandants de la dictature ¬ amnistiés en 1989 ¬ le mouvement se divise en deux associations : le Mouvement des Mères de la place de Mai, dont l’actuelle présidente est Hebe de Bonafini, et la Ligne fondatrice des Mères, qui se veut l’exacte héritière des initiatrices. Le premier fait littéralement corps avec sa responsable, personnage hautement charismatique qui refuse toute négociation avec le pouvoir en place tant que les assassins n’auront pas été jugés et que toute la vérité ne sera pas établie. Les Mères de la place de Mai décident de socialiser la maternité. Elles ne porteront plus les photos et les noms de leurs propres enfants, elles deviennent les mères de tous les disparus. « Nous avons décidé que la lutte individuelle n’avait aucun sens, que nous devions assumer la responsabilité de " socialiser " la maternité en devenant les mères de tous [21]. » Elles exigent la réapparition en vie de toutes les victimes. « Ils sont partis vivants, qu’on nous les rende vivants. » Hebe porte un foulard blanc où est écrit « Apparition en vie de tous les disparus ». Elles refusent l’indemnisation de 200.000 dollars offerte par le gouvernement aux proches des disparus et l’exhumation des corps.
« Nous ne vendrons jamais le sang de nos enfants. Il n’y a pas d’argent qui puisse payer la vie de ceux qui l’ont donnée pour le peuple. Les réparations économiques nous répugnent, nous voulons la justice.

Nous voulons la prison pour les assassins, qu’ils soient incarcérés. (...) Nous ne voulons pas non plus de monuments, tout est sur la mort, monument aux morts, réparation pour les morts, exhumation des morts, musée des morts. Nous les Mères avons lutté toute la vie pour la vie : nous n’avons jamais imaginé que nos enfants pouvaient être morts [22]. »
A contrario, la Ligne fondatrice des Mères expose les photos et reconnaît la singularité des histoires familiales.
« [Elle] veut savoir et enquêter sur ce qui s’est passé. L’argent donné par l’Etat n’est pas une indemnisation, mais une réparation. C’est le signe de la reconnaissance par l’Etat, de sa responsabilité. L’Etat est coupable de cette disparition, il doit prendre en charge les familles. La ligne fondatrice exige à la fois que l’Etat reconnaisse sa responsabilité, mais aussi que la vérité soit faite sur chaque cas de " disparition ", avec des investigations et des poursuites [23]. »

Les archéologues ont commencé à identifier les os des NN (no nato : pas né), dès 1983, au retour de la démocratie. L’ouverture des charniers, les enquêtes auprès des proches, le lent travail sur les restes ont été pour une part à l’origine de cette scission dans le mouvement des Mères.
« Au début des exhumations, les réactions ont été divergentes. Certaines ont refusé ces pratiques. C’était admettre la fin de leur lutte, disaient-elles. (...) Dans l’incertitude, aucune mère n’imagine ses enfants morts, il y a toujours une espérance. (...) Pour nous, qui appartenons à la Ligne fondatrice, les exhumations marquaient le début d’une lutte différente. S’il existe la moindre possibilité d’identification, nous devons redonner aux " disparus " leurs noms. Aller contre la volonté des militaires qui, en les enterrant comme NN (...), avaient voulu en faire une masse tellement anonyme qu’on n’en aurait jamais parlé. Refuser de les identifier, c’est les faire disparaître une seconde fois. En leur restituant leurs noms, nous retrouvons une partie de l’histoire. Car il n’y a pas de faits historiques sans noms. (…) Pour aller à contre-courant de l’oubli, il nous faut retrouver les histoires singulières des disparus, faire apparaître leurs noms, tout reconstituer, fragment après fragment [24]. »

Les aveux des perpétrateurs, ceux de Scilingo en 1995, qui reconnaissait avoir précipité dans le Rio de la Plata une trentaine de séquestrés de l’ESMA, tout comme le travail d’identification des corps mené par les archéologues, bouleversent les Mères. Le désir infini de « l’apparition en vie » trouve ici brutalement sa limite.
« Les propos de Scilingo eurent sur moi l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Puis je fus saisie d’une grande perplexité. Je pris conscience que, au fond de moi, j’avais toujours nié la mort de mes enfants. Je la connaissais mais je ne pouvais la " penser " (...) En parlant, Scilingo ne nous rendait pas la vie de nos enfants, mais il fixait un point de non-retour [25] »

L’écoute des criminels, le face-à-face avec les traces des « disparus » identifiées dans les charniers, obligent les Mères non seulement à faire le deuil de l’enfant fantôme qu’elles ont recréé, mais aussi à accepter définitivement la mort de leurs proches. Ouvrir l’enquête, scruter les restes, vouloir savoir, c’est tuer une seconde fois l’être cher. « Le disparu, dès l’instant où on le recherche, on le tue [26]. » Le seul contre-don à ce douloureux cheminement est l’accès à la vérité. La disparition n’a pas existé. Ce qui a existé, c’est la séquestration, la torture et la mort.

L’effacement des traces, en interdisant de facto le deuil, avait permis à une communauté de mères de quitter l’espace privé et d’occuper l’agora en dénonçant le tort immense qu’elles avaient subi. L’exhumation des traces les divise fortement ; Hebe de Bonafini parle même de prostitution pour celles qui acceptent les réparations en argent. Face aux « disparus », il y a trois idéaux-types de mères : Les silencieuses, elles sont majoritaires, murées dans la plainte (la phôné), la souffrance et le secret. Les Mères de la place de Mai ont accédé quant à elles au discours (au logos). Pétrifiées, elles continuent, d’une certaine manière, de nier la mort de leurs enfants et réclament, sur la plus grande place de Buenos Aires, l’apparition en vie de tous les disparus, refusant toute négociation avec le pouvoir politique. Pour sa part, la Ligne fondatrice accepte de reconnaître les corps, interroge les assassins et exige, comme Antigone, une sépulture.
« Il est vrai que leurs restes ne sont qu’un signe. Signe d’un réel déjà passé. Il n’empêche qu’ils sont importants, comme dernier témoignage des victimes elles-mêmes : celui des tortures, des balles tirées à bout portant, de la dignité foulée aux pieds [27]. »

L’inscription dans un symbolique devient alors possible, ouvrant à une autre manière de faire de la politique : enquêtes, dénonciations, poursuites, édification de lieux de mémoire, recherches par ADN des cinq cents enfants volés par les tor-tionnaires. Les Grands-Mères de la place de Mai en ont retrouvé soixante qu’elles ont réinscrits dans leur généalogie. Les pères ont quitté au plus vite la scène : pour une même classe d’âge, on enregistre quatre fois plus de décès chez les pères de disparus [28].

L’Argentine s’est constituée sur un fond de disparition : l’extermination des Indiens. L’effondrement social, économique, politique d’aujourd’hui n’est-il pas le résultat d’une autre disparition massive ?

Notes :

Notes

[1Entretien, M.L.S. et S.S., filles de disparu argentin, octobre 2001.

[2Propos tenus à la fin de l’année 1977 par le général Ibérico Saint-Jean, gouverneur de la province de Buenos Aires, citation empruntée à I. Barki, Pour ces yeux-là. La face cachée du drame argentin. Les enfants disparus, Paris, La Découverte, 1988, p.70.

[3Entretien, A. Girondo, argentin, rescapé de l’ESMA, octobre 2002.

[4Cf. sur ce point notre article, « La politique des Mères », in A. Brossat et J.-L. Déotte (dirs) L’époque de la disparition, Politique et esthétique, Paris, L’Harmattan, 2000.

[5La Prensa, (quotidien argentin) 4/1/1981. Citation empruntée à S. Thonon-Weisfreid, « Des tortionnaires argentins à "l’école française" », site web de l’Humanité, 10 mai 2001, p.1 ; également P. Abramovici, « L’autre sale guerre d’Aussaresses », Le Point, 15 juin 2001

[6Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponèse. Paris, Garnier, 1948, trad J. Voilquin, t. I, Livre II (46), p. 126.

[7P. Loraux, « Les disparus », in J.-L. Nancy (dir.), L’art et la mémoire des camps. Représenter, exterminer, Paris, Seuil, 2001.

[8Ibid, p. 48.

[9H. de Bonafini, présidente des Mères de la place de Mai, Paris, février 1999.

[10H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy,1983, p. 216.

[11J. Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.

[12Ibid, p. 53.

[13Entretien, L. Bonaparte. Six membres de sa famille ont disparu. Elle appartient au mouvement des Mères de la place de Mai, ligne fondatrice, Paris, mars 2002 (traduction C. Mary).

[14Entretien, A. d’Alessandro, SOLMA (Solidarité avec les Mères d’Argentine), Paris, mai 2000.

[15Entretien, L. Bonaparte.

[16L. Bonaparte, C. Mary, Une voix argentine contre l’oubli, Paris, Plon, 1999, p. 189.

[17Ibid, p. 188.

[18H. de Bonafini, Paris, février 1999.

[19H. de Bonafini, UNESCO, Paris, 13/12/1999.

[20Entretien, L. Bonaparte et C. Mary, Paris, mars 2002.

[21H. de Bonafini, UNESCO, Paris, décembre 1999.

[22Ibid.

[23Entretien, L. Bonaparte, C. Mary, mars 2002.

[24L. Bonaparte, C. Mary, op. cit. p. 146, 147, 155.

[25Ibid. p.152.

[26Entretien, M.L.S et S.S., filles de disparu, octobre 2002.

[27L. Bonaparte, C. Mary, op. cit, p. 153.

[28C. Mary, « La mémoire à vif de la dictature argentine », Le Monde, 25/3/1998.

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