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9 février 2015

De quoi, nous les juifs argentins, sommes-nous coupables

par Elina Malamud *

 

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Mon grand-père, Morduch Gurewitsch, était bolchévique. On ne sait si c’était à la fin du XIXème siècle ou au début du XXème, mais il quitta Tchetchersk pour aller étudier à Gomel. Cette ville se trouvait dans la partie du territoire russe appelée aujourd’hui Biélorussie et qui était en plein essor industriel à l’époque. Il abandonna sa torah si fustigée au profit d’écrits interdits qui parlaient d’un monde plus juste, et c’est ainsi qu’il se retrouva impliqué dans la révolution de 1905, si joliment symbolisée par Eisenstein dans « Le cuirassé Potemkine » et son landau qui roule indéfiniment en dévalant les escaliers d’Odessa. Il fuit alors le tzar et se retrouve à Berne où il fait des études de biochimie. Puis il part pour l’Amérique du Sud, accompagné de ma grand-mère, Malka Lifschitz, licenciée en langues slaves. J’aimerais faire un petit trou dans le diplôme de Morduch, que j’ai encadré et accroché au mur de mon salon, pour voir au travers ce que furent ses deux vies, celle du militant, qui ne ressemblait pas à Pavel Vlassov, le romantique révolutionnaire du récit de Gorki, et celle de l’étudiant immigré, traînant sa pauvreté orientale, qui a peut-être côtoyé Rosa Luxemburg et qui a soutenu à l’Université de Berne une thèse dont j’ai trouvé avec grand plaisir plusieurs mentions sur Internet : « Ueber einige Amidoderivate der Schwefelsa, Inaugural-Dissertation... von Morduch Gurewitsch, 1910 ».

Comme tant d’autres migrants de l’Est de l’Europe qui partaient vers la Palestine, les Etats-Unis, le Brésil, l’Angleterre ou l’Argentine, ils sont arrivés à Buenos Aires en 1911, sans jamais abandonner pour autant l’illusion de participer une nouvelle fois à la grande avancée qui transformerait le monde.

Selon ce que me racontait Yenia, ma douce mère – nourrice - yiddish, les juifs socialistes du Bund, où militait mon grand-père, rêvaient d’une société future égalitaire et sans exploités, où n’existeraient pas les frontières nationales et où la classe ouvrière serait la seule patrie. A la gauche de Poalei Sion, les héritiers de Ber Borochov considéraient plutôt qu’avec une histoire commune, une économie écartée de la production de matières primaires et un passé linguistique qui les unissaient, les juifs constituaient un groupe de personnes auquel il ne manquait qu’un territoire pour constituer un peuple et ce territoire se trouvait en Palestine, où ils devraient s’installer s’ils voulaient récupérer leur passé légendaire et apporter la bonne nouvelle de la révolution prolétarienne aux paysans du Moyen Orient. Je ne porte pas de jugement. Je veux juste expliquer qui ils étaient. Tous étaient des juifs socialistes qui avaient émigré comme ma famille.

Moïses Malamud, mon père, est né au début du siècle passé près de Kichinev, la capitale de la Moldavie qui à l’époque s’appelait la Bessarabie et appartenait aussi à la Russie des tzars. Il venait d’une famille moins intellectuelle, plus attachée à la tradition religieuse et prête à s’installer dans cette Argentine prometteuse de lait et de miel, refuge de tant d’émigrants qui fuyaient l’Europe de la famine, la persécution et la guerre. Mon grand-père Elias, un pauvre mangeur de polenta, est arrivé à Buenos Aires avant la guerre russo-japonaise. Le présentoir derrière lequel il travaillait de jour, lui servait de lit la nuit. Mais il avait rapidement progressé et s’était mis à son compte. Il vendait des couvre-lits au porte-à-porte lorsque toute sa progéniture l’a rejoint. Aujourd’hui, c’est une famille de docteurs et de commerçants, propriétaires terriens et rentiers. Il y a même des hommes politiques qui conspirèrent aux côtés du général Bonnecarrère dans ces années tumultueuses qui caractérisent le milieu du siècle passé et la chute du gouvernement de Perón. Cependant, à peine obtenu son diplôme de médecin, Moises est allé s’installer au Dock Sud, à l’époque de Barcelo et de Ruggierito. Il soignait aussi bien des travailleurs que des malfrats ; il organisa une coopérative de médecins à Avellaneda, mais celle-ci fut rapidement récupérer par ceux qui voulaient la transformer en clinique privée avec des médecins directeurs et des médecins salariés. Alors, étant déjà à l’époque directeur de l’hôpital Fiorito, il décida d’y installer une coopérative qui fonctionne encore de nos jours. En effet, il considérait que puisque les crédits ne suffisaient pas, il était normal de demander de l’aide aux forces vives de la ville. Aujourd’hui, un petit buste, érigé dans la cour de l’hôpital, rappelle son parcours. Voilà ce qu’était, ce qu’est ma famille juive.

Comme ces voisins qui créent un club de quartier pour danser des pasodobles, des tangos et des cumbias, pour jouer aux cartes, organiser une loterie afin de recueillir des fonds pour aménager un terrain où ils pourront, eux et leurs enfants, pratiquer un quelconque sport, et qui se retrouvent un jour achetés grâce aux millions des trafiquants de joueurs de football, de même la mutuelle juive et la délégation des entités juives, héritières de la première coopérative agricole d’Amérique du Sud, fondée en 1890 dans la synagogue en brique de Basavilbaso, et continuatrices du Bund et du théâtre IFT, se retrouvent aujourd’hui entre les mains d’hommes d’affaires et de rabbins qui entremêlent leurs affaires et leurs politiques pro-israéliennes, programment le curriculum de l’éducation communautaire, décident de qui est suffisamment juif ou ne l’est pas pour avoir le droit de mourir son éternité dans les cimetières qu’ils gèrent eux-mêmes…

Et c’est de ma faute, de notre faute. Celle de tous les juifs qui privilégions la vie de la cité et qui ne nous sentons pas concerner par la vie de notre minorité ethnique. Nous sommes des centaines de milliers de juifs et juives argentins et argentines à ne pas avoir été contraints de passer notre enfance et notre jeunesse dans le centre de vacances de Summerland, ni à pratiquer l’aviron à Hacoak, ni à jouer au volley à Macabi, ni à lier notre vie culturelle à Hebraica, ni à se rendre à la synagogue car nous ne croyons pas en l’existence d’un dieu, ni à inscrire nos enfants au collège Weitzman ou au Wolfsohn, et nous ne nous sommes pas marié avec un bon juif mais avec un camarade de fac ou de militance ou encore avec le frère d’une amie qui ne pratiquait aucune religion et avait une autre vision du temple détruit mais qui partageait notre idéal et notre espérance d’un monde plus juste. Nous sommes des centaines de milliers de juifs et juives argentins et argentines qui ne sommes pas représentés par la AMIA et la DAIA, qui ne communions pas avec les autorités israéliennes, qui regrettons la droitisation d’une société qui ne pense plus au kibboutz ni aux motifs qui ont conduit nos ancêtres en Palestine ; et nos organisations communautaires n’ont pas à faire de nous leurs défenseurs, leurs comparses, leurs complices. Nous, nous voulons une Palestine sans territoires occupés, où personne ne se croît supérieur et n’exploite l’autre, et avec des dirigeants indépendants qui ne prétendent pas placer notre minorité dans un positionnement idéologique qui ne lui correspond pas, parce que nous, nous sommes nombreux et nous appartenons à différents courants politiques.

C’est nous qui aurions dû participer plus activement au sein des institutions communautaires, ou peut-être est-il encore temps d’en créer de nouvelles où la diversité des idées et une plus large vision du monde ne nous enfermeraient pas dans des structures phagocytées par la misère locale, les mesquineries d’entreprises et les intérêts globaux. Les juifs doivent faire leur mea culpa et retrouver l’esprit solidaire des fondateurs de ces institutions que nous mettons aujourd’hui en cause, en nous inspirant de leurs mutuelles, de leurs coopératives ainsi que des grands hommes et femmes de notre ethnie qui ont consacrés leur vie à la lutte pour un monde meilleur et dont nous avons déjà largement mentionné les noms dans les différents articles que tant de juifs ont publié ces derniers temps dans les médias.

Elina Malamud pour Página12

Titre original : « Por qué los judíos tenemos la culpa  »

* Elina Malamud est auteur et journaliste argentina. Auteur de : « Los pueblos del ámbar : Lituana, Estonia y Letonia tras su independencia » ; « Selva » ; « Macanudo I : manual para la enseñanza del español del Río de la Plata »

Página12. Buenos Aires, 7 février 2015.

Traduit de l’espagnol pour El Correo

El Correo. Paris, 9 février 2015.

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