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22 février 2018

Boaventura de Sousa Santos :
La nouvelle thèse onze

par Boaventura de Sousa Santos *

 

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To read in english : « The New Thesis Eleven »

En 1845, Karl Marx a écrit les célèbres Thèses au sujet de Feuerbach. Ecrit après les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844, le texte constitue une première formulation de son intention de construire une philosophie matérialiste pointée sur la pratique transformatrice, radicalement différente de celle qui dominait alors, et dont Ludwig Feuerbach était le principal représentant. Dans la célèbre onzième thèse, la plus connue, il déclare : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer ». Le terme les « philosophes » est utilisé au sens large, comme référence aux producteurs de connaissance érudite, pouvant inclure aujourd’hui toute la connaissance humaniste et scientifique fondamentale, en opposition à la connaissance appliquée.

Au début du XXIe siècle cette thèse pose deux problèmes. Le premier est qu’il n’est pas vrai que les philosophes se sont consacrés à contempler le monde sans que leur réflexion n’ait eu d’impact dans la transformation du monde. Et bien que ceci soit survenu une fois, cela a cessé de se produire avec l’émergence du capitalisme ou, si nous voulons un terme plus vaste, avec l’émergence de la modernité occidentale, surtout à partir du XVIe siècle. Les études de sociologie de la connaissance des cinquante dernières années ont été concluantes en démontrant que les interprétations dominantes du monde dans une époque donnée sont celles qui légitiment, rendent possible ou facilitent les transformations sociales menées par les classes ou les groupes dominants.

Le meilleur exemple de cela, c’est la conception cartésienne de la dichotomie nature-société ou nature-humanité. Concevoir la nature et la société (ou l’humanité) comme deux entités – deux substances selon la terminologie de Descartes – totalement différentes et indépendantes l’une de l’autre, comme c’est le cas avec la dichotomie corps-âme, et construire sur cette base tout un système philosophique est une innovation révolutionnaire. Il se heurte avec le bon sens, puisque nous n’imaginons pas d’activité humaine sans la participation d’un type de nature, en commençant par la capacité et l’activité d’imaginer elle même, vu son composant cérébral, neurologique. De plus, si les êtres humains ont une nature – la nature humaine – il sera difficile d’imaginer que cette nature n’a rien à voir avec la nature non humaine. La conception cartésienne a évidemment beaucoup de précédents, depuis les plus antiques de l’Ancien Testament (livre de la Genèse) jusqu’aux plus récents de son presque contemporain Francis Bacon, pour qui la mission de l’être humain est de dominer la nature. Mais c’était Descartes qui a conféré au dualisme la consistance de tout un système philosophique.

Le dualisme nature-société, raison pour laquelle l’humanité est quelque chose de totalement indépendante de la nature et celle-ci est également indépendante de la société, est de telle façon constitutive de notre manière de penser le monde et de notre présence et de notre insertion dans celui là, que penser d’une manière alternative est presque impossible, d’autant que le bon sens nous réitère que rien de ce que nous sommes, pensons ou faisons peut cesser de contenir en soi de la nature. Pourquoi alors la prédominance et quasi-évidence, dans les milieux scientifiques et philosophiques, de la séparation totale entre nature et société ? Aujourd’hui, il est démontré que cette séparation, aussi absurde qu’elle peut paraître, a été une condition nécessaire pour l’expansion du capitalisme. Sans une telle conception, il n’aurait pas été possible de conférer une légitimité aux principes d’exploitation et d’appropriation sans fin qui ont guidé l’entreprise capitaliste depuis le début.

Le dualisme contenait un principe de différenciation hiérarchique radicale entre la supériorité de l’humanité/société et l’infériorité de la nature, une différenciation radicale qui était basée sur une différence constitutive, ontologique, inscrite dans les plans de la création divine. Cela a permis que, d’un côté, la nature se transformât en ressources naturelles inconditionnellement disponibles à l’appropriation et à l’exploitation de l’être humain dans un bienfait purement exclusif. Et, de l’autre, que tout ce qui se considérait comme nature pouvait être objet d’appropriation dans les mêmes termes. C’est-à-dire, dans un vaste sens, la nature comprenait les êtres qui, pour être si près du monde naturel, ne pouvaient pas pleinement se considérer comme humains. De cette façon, a été reconfiguré le racisme pour signifier l’infériorité naturelle de la race noire et, donc, la « naturelle » transformation des esclaves en marchandises. L’appropriation s’est mise à être l’autre visage de la surexploitation de la force de travail. La même chose, est arrivée avec les femmes et la reconfiguration de leur « infériorité naturelle », qui venait de très loin, en la transformant dans la condition de leur appropriation et de leur surexploitation, dans ce cas consistant dans l’appropriation du travail impayé des femmes dans le soin de la famille. Ce travail, bien qu’il soit aussi productif que l’autre, a été conventionnellement considéré comme reproductif pour pouvoir le dévaluer, une convention que le marxisme a repoussée. Depuis ce temps-là, l’idée d’humanité s’est nécessairement mise à coexister avec l’idée de sous-humanité, la sous-humanité des corps racialisés et sexualisés. Nous pouvons, alors, conclure que la compréhension cartésienne du monde était impliquée jusqu’à la moelle dans la transformation capitaliste, colonialiste et patriarcale du monde.

À la lumière de cela, la thèse onze sur Feuerbach pose le deuxième problème. C’est que, pour affronter les problèmes très graves du monde d’aujourd’hui – les niveaux choquants d’inégalité sociale, la crise environnementale et écologique, le réchauffement climatique irréversible, la désertification, le manque d’eau potable, la disparition de régions côtières, les événements « naturels » extrêmes, et cetera – il n’est pas possible d’imaginer une pratique transformatrice qui résout ces problèmes sans une autre compréhension du monde. Cette autre compréhension doit sauver, à un nouveau niveau, le bon sens de l’interdépendance mutuelle entre l’humanité/la société et la nature ; une compréhension qui part de l’idée de ce que, au lieu des substances, il y a des relations entre la nature humaine et toutes les autres natures, que la nature est inhérente à l’humanité et que l’inversé est également vrai ; et qui est un contresens penser que la nature nous appartient si nous ne pensons pas, de manière réciproque, que nous appartenons à la nature.

Ce ne sera pas facile. Contre la nouvelle compréhension et, donc, une nouvelle transformation du monde beaucoup d’intérêts bien consolidés dans les sociétés capitalistes, colonialistes et patriarcales dans lesquelles nous vivons, militent. La construction d’une nouvelle compréhension du monde sera le résultat d’un effort collectif et d’une époque, c’est dire, cela arrivera au sein d’une transformation paradigmatique de la société. La civilisation capitaliste, colonialiste et patriarcale n’a pas d’avenir, et son présent démontre cela de telle manière qu’elle prévaut seulement par la voie de la violence, de la répression, des guerres évidentes et non évidentes, de l’état d’urgence permanent, de la destruction sans précédents de ce qu’elle continue de considérer comme ressources naturelles et, donc, disponible sans limites. Ma contribution personnelle à cet effort collectif a consisté en la formulation de ce que j’appelle « Épistémologies du Sud ».

Dans ma conception, le Sud n’est pas un lieu géographique, c’est une métaphore pour désigner les connaissances construites dans les luttes des oppressés et exclus contre les injustices systémiques causées par le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat, en étant évident que nombre de ceux qui constituent le Sud épistémologique ont vécu et vivent aussi dans le Sud géographique. Ces connaissances n’ont jamais été reconnues comme apports pour une meilleure compréhension du monde de la part des détenteurs de la connaissance érudite ou universitaire, que ce soit dans la philosophie ou les sciences sociales et humaines. C’est pourquoi, l’exclusion de ces milieux a été radicale, l’exclusion résultante d’une ligne abyssale qui s’est mise à séparer le monde entre pleinement humains, où « seule » est possible l’exploitation (la sociabilité métropolitaine), et le monde des sous-humains, des populations jetables où sont possibles l’appropriation et la surexploitation (la sociabilité coloniale). Une ligne et une division qui prévalent dès le XVIe siècle jusqu’à aujourd’hui.

L’Épistémologie du Sud essaie de sauver les connaissances produites de l’autre côté de la ligne abyssale, du côté colonial de l’exclusion, pour pouvoir les intégrer dans de vastes écologies de savoirs où elles pourront interagir avec les connaissances scientifiques et philosophiques en vue de construire une nouvelle compréhension/transformation du monde. Ces connaissances – jusqu’à présent invisibles, ridiculisées, supprimées – ont été produites tant par les travailleurs qui ont lutté contre l’exclusion non abyssale (zone métropolitaine), que par les vastes populations de corps racialisés et sexualisés dans une résistance contre l’exclusion abyssale (zone coloniale). Après être particulièrement concentré sur cette dernière zone, l’Épistémologie du Sud prête une attention spéciale aux sous-humains, précisément ceux et celles qui ont été considérés plus proches de la nature. Malgré leur diversité immense, les connaissances produites par ces groupes sont étrangères au dualisme cartésien et, au contraire, conçoivent la nature non humaine comme profondément impliquée dans la vie sociale-humaine, et vice versa. Comme le disent les peuples autochtones des Amériques : « La nature ne nous appartient pas, nous appartenons à la nature ». Les paysans du monde entier ne pensent pas de manière très différente. Et la même chose arrive avec des groupes de plus en plus vastes de jeunes écologistes urbains par tout dans le monde.

Cela signifie que les groupes sociaux plus radicalement exclus par la société capitaliste, colonialiste et patriarcale, dont plusieurs ont été considérés comme résidus du passé en voie d’extinction ou de blanchiment, sont ceux qui, du point de vue de l’Épistémologie du Sud, nous montrent une sortie avec un avenir, un avenir digne de l’humanité et de toutes les natures humaines et non humaines qui la composent. En faisant partie d’un effort collectif, l’Épistémologie du Sud est un travail en cours et encore embryonnaire. Dans mon cas, je pense que je ne suis pas encore arrivé à exprimer toute la richesse analytique et transformatrice contenue dans l’Épistémologie du Sud que je propose. J’ai souligné que les trois principales manières de domination moderne – classe (capitalisme), race (racisme) et sexe (patriarcat) – agissent de manière articulée et que cette articulation varie avec le contexte social, historique et culturel. Mais je n’ai pas prêté assez d’attention au fait que cette manière de domination soit assise de telle façon dans la dualité société/nature que, sans le dépassement de cette dualité, aucune lutte de libération ne pourra être heureuse.

La nouvelle thèse onze devrait avoir aujourd’hui une formulation du type :

« Les hommes ou femmes philosophes, sociologues et humanistes doivent collaborer avec tous ceux et celles qui luttent contre la domination afin de créer les formes de compréhension du monde qui rendent possibles les pratiques de transformation qui libèrent conjointement le monde humain et le monde non humain ».

C’est beaucoup moins élégant que la onzième thèse originale, c’est certain, mais peut-être qu’elle nous sera plus utile.

Boaventura de Sousa Santos*

* Boaventura de Sousa Santos est portugais et Docteur en Sociologie du Droit, professeur des universités de Coimbra (Portugal) et de Wisconsin (USA). Coordonnateur Scientifique de l’Observatório Permanente da Justiça Portuguesa. Il dirige actuellement un projet de recherche, ALICE - Estranges Mirroirs, des Leçons insoupçonnées : L’Europe a besoin d’une nouvelle façon de partager les expériences du monde , qui est un projet financé par le Conseil municipal Européen d’Investigation (ERC),

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris le 22 février 2018

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