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19 décembre 2021

Argentine, 20 ans après l’explosion sociale et le « Qu’ils s’en allaient tous »

par Aram Aharonian *

 

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Ce 20 décembre marque le vingtième anniversaire de la grande flambée sociale argentine de 2001 déclenchée après la décision du gouvernement d’imposer le dit «  corralito  » sur les dépôts bancaires. Les manifestations, dans un pays qui était déjà en récession depuis trois ans avec 30% des travailleurs au chômage, qui ont commencé la veille par un cacerolazo , ont été violemment réprimées avec un bilan de 39 morts et 4 500 interpelations.

Au cours du mois de décembre 2001, l’Argentine a connu une série d’événements qui ont marqué profondément son histoire institutionnelle et politique. En 15 jours, le pays a eu cinq présidents, consolidé sa faillite financière, abandonné la politique dure de change menée depuis 1991 et a dévalué le peso.

Dans un contexte de repli économique et d’iniquité sociale, des manifestations enflammées ont eu lieu dans tout le pays. Contre elles, l’État a déployé une forte répression qui a inclus la déclaration d’un Etat de Siège dans tout le pays. Pendant le conflit, de nombreux commerces ont été pillés, un grand nombre d’entre eux par des groupes de personnes issues de secteurs délaissés, et des destructions ont eu lieu dans un climat de violence.

Vingt ans plus tard, la Chambre I de la Cour de cassation pénale a confirmé les condamnations pour les assassinés et blessés du 19 et 20 décembre 2001 d’Enrique Mathov, ancien secrétaire à la Sécurité du gouvernement de Fernando de la Rúa, celle de Rubén Santos, ancien chef de la Police fédérale, et de Norberto Gaudiero, ancien directeur général des opérations de cette force. La justice tarde mais elle arrive ?

La crise capitaliste est devenue une crise institutionnelle après le soulèvement populaire des 19 et 20 décembre 2001 sous le cri à l’unisson de « Qu’ils s’en allaient tous ». Depuis la crise, l’autonomisation des citoyens anonymes a montré différents modes d’articulation sociale tels que les usines occupées et relancées par leurs ouvriers, le marché du troc, les assemblées de quartier, les groupes d’épargnants réclamant leurs droits, les piqueteros déployés dans tout le pays...

Crise du modèle

À partir du milieu des années 90, les revenus des plus pauvres ont été pulvérisés à un point tel que les 20 % les plus riches de la population, qui en 1974 gagnaient 7,8 fois plus que les 20 % les plus pauvres, gagne 14,6 fois plus. Les indices de pauvreté et d’indigence ont augmenté progressivement, pur atteindre dans de vastes secteurs du pays comprenaient plus de 50 % de la population. Avant même que la crise n’éclate, le taux de pauvreté était de 35,4 % et l’indigence de 12,2 %.

Ce n’était pas la première explosion sociale en Argentine. Déjà entre 1969 et 1972, il y avait eu une série de révoltes, contre la dictature de la Révolution argentine qui a commencé en 1966. Les soulèvements de 1969 et début 1970 à Rosario et Córdoba ont affaibli le gouvernement militaire. El Cordobazo, entre le 29 et le 30 mai 1969, était dirigé par les dirigeants syndicaux Elpidio Torres, Atilio López et Agustín Tosco. Tous deux ont conduit au départ du dictateur Juan Carlos Onganía [qui introduit la doctrine de la sécurité nationale] en juin 1970, inaugurant les élections générales de 1973 et le retour à la démocratie.

Le « corralito » bancaire décrété le 1er décembre 2001 a marqué le début du mois le plus dramatique de l’histoire récente de l’Argentine. 20 jours après ce piège de l’épargne, Fernando de la Rúa, le dernier président radical, a démissionné submergé par les manifestations et a quitté la Casa Rosada en hélicoptère. Avec des réserves de banque centrale en baisse et une panique bancaire imminente, les Argentins ont été autorisés à retirer un maximum de 250 pesos - ou dollars - en espèces par semaine de leurs comptes. Les transferts d’argent à l’étranger étaient également interdits.

De la Rúa, qui avait pris ses fonctions à la fin de 1999, était confronté à un dilemme très difficile : en raison de la loi de convertibilité approuvée par son prédécesseur Carlos Menem, qui liait la valeur du peso au dollar, l’endettement avait explosé et l’économie stagnait à cause d’un peso, cher et peu compétitif. 97% de la dette extérieure était en dollars. La parité peso-dollar a stimulé les voyages à Miami, pour revenir avec des excédents de bagages et des cartons d’énormes téléviseurs et de raquettes de tennis.

Le dollar a été assimilé par les classes moyennes et supérieures comme leur propre monnaie, même pour payer des bonbons dans un kiosque. Lorsque l’illusion a pris fin, ces mêmes passionnés vendaient tout aux enchères pour quitter le pays. « Ils n’avaient pas d’économies : pas un peso, pas un dollar, pas de nourriture, pas de travail, pas d’avenir, pas où se soigner, pas où s’instruire, pas où tomber mort », se souvient la journaliste Sandra Russo.

La dette publique de l’Argentine s’élevait à environ 150 milliards de dollars, soit 54 % du produit intérieur brut (PIB) du pays à l’époque. Sur ce total, 97 % ont été prélevés en dollars. Par ailleurs, divers facteurs ont joué contre la situation du pays : la chute des prix des matières premières, les effets de la crise mexicaine et asiatique, la dévaluation du Real brésilien, la faible volonté des capitaux étrangers d’investir dans les marchés émergents et un dollar très fort alors que toutes les obligations argentines étaient libellées dans cette devise.

Qu’ils s’en allaient tous

Le 18 décembre 2001, un groupe de 60 personnes a fait irruption dans une supérette de la chaîne Día dans la ville de San Martín, dans la province de Buenos Aires, pour prendre de la nourriture. À San Miguel, dans la province de Buenos Aires, quelque 500 personnes ont pillé divers commerces. Ces événements ont été perçus comme des déclencheurs de la crise. Tous les médias ont évoqué la crise de 1989, qui a contraint le président Raúl Alfonsín à quitter son gouvernement avant la fin de son mandat constitutionnel.

Le 19 décembre, il y a eu de nombreux pillages de commerces dans tout le pays, notamment ceux vendant de la nourriture, des appareils électroménagers et des magasins de vêtements. Les femmes avec leurs bébés dans les bras remplissaient leurs sacs de briques de lait ou de paquets de yerba mate ou de la polenta. Des marchands au cœur brisé tentaient de les arrêter. D’autres ont choisi de rester à l’écart, de se résigner et d’essayer de sauver le peu qui restait. Même là où il n’y avait pas de problèmes, la panique était semée.

Dans certains cas, notamment dans la province de Buenos Aires, la police n’est pas intervenue de façon claire. Dans de nombreux endroits, les commerçants eux-mêmes ont réagi avec des armes à feu. À la suite des violences de ce jour-là, sept personnes ont été abattues lors de pillages de supermarchés.

Dans ce contexte, dans l’après-midi du 19 décembre, De la Rúa a choisi de déclarer l’état de siège dans tout le pays. La suspension des garanties constitutionnelles en tant que réaction de l’État au conflit social a été fortement remise en question. Le Centre d’Etudes Juridiques et Sociales (CELS) et d’autres organismes ont contesté devant la justice la validité du décret.

Le journaliste Martín Granosky a raconté : « juste après le discours de De la Rúa, l’irritation s’est concentrée sur le président. Des milliers de personnes sont descendues dans les rues avec des casseroles, des poêles, des écumoires et des couvercles... Le cacerolazo était encore plus grand que la semaine dernière, même si cette fois aucune chambre des commerçants ne l’avait convoqué et malgré la peur de nouveaux pillages nocturnes (…) Le ton était même festif, gagnant (…) De la panique on était passé au rejet. L’état de siège et le discours qui l’annonçait étaient entrés dans l’histoire, devenant de plus en plus pathétiques au fur et à mesure que la nuit avançait. Des milliers d’autres ont marché pour grossir les colonnes de la Plaza de Mayo ».

Àu début de la matinée du jeudi 20 et en pleine lumière, de nombreux manifestants sont revenus se rassembler sur la Plaza de Mayo et le Congrès national. Des groupes hétérogènes ont convergé sur la place. Partis de gauche avec des employés de bureau, avec leurs costumes et serviettes. Bien que la situation soit calme, la police fédérale est de nouveau intervenue. Des voitures d’assaut sont arrivées et la première rangée de la garde d’infanterie était armée avec l’intervention de laquelle la répression a commencé. L’intervention de la police était illégitime.

Il s’agissait d’une réaction excessivement violente contre un groupe de personnes qui, au moment de l’intervention policière, manifestaient pacifiquement. L’absence de juste cause pour la répression, l’usage d’armes à feu dans le cadre d’une manifestation publique, ainsi que la violation des principes de progressivité et de proportionnalité dans l’intervention ont clairement montré l’illégalité de la procédure.

Dans l’après-midi du 20 décembre 2001, le président a démissionné. La démission manuscrite a été envoyée par fax à l’ensemble des gouverneurs péronistes réunis à l’époque dans la province de San Luis. Quelques minutes plus tard, De la Rúa a quitté la maison du gouvernement à bord d’un hélicoptère et a quitté définitivement le gouvernement. C’est l’image du président qui est restée gravée pour tous les Argentins.

Effondrement social

La crise de 2001 a peut-être été le pire effondrement social de l’histoire de l’Argentine. Le pays traversait une crise politique, économique et sociale, dont le déclencheur initial a été l’imposition du « corralito », un règlement gouvernemental qui limitait la sortie d’argent des banques, conçu par Domingo Cavallo, le ministre de l’Économie.

Mais la réévaluation du taux de change n’était qu’une partie de l’ensemble des politiques mises en œuvre dans cette période de fondamentalisme néolibéral, où l’on tentait de créer un « climat d’ affaires », ce qui signifiait la subordination aux intérêts commerciaux avec l’ouverture aux importations, la privatisation à vils prix des entreprises publiques et le déréglementation au profit d’intérêts privés.

Le taux de change artificiellement soutenu par l’endettement extérieur favorisait l’octroi d’une grande masse de crédits au pays, très utiles aux financiers, il favorisait l’importation de toutes sortes de biens de consommation, en provenance de sociétés étrangères, ce qui procurait à la population le sentiment (fictif) de progrès et « d’accès » à la modernité.

La parité avec le dollar (1x1) favorisait l’illusion d’une stabilité des prix et le transfert d’importants bénéfices en dollars des firmes étrangères vers leurs sièges sociaux alors que le bouleversement brutal de la production locale et l’énorme masse de chômeurs qui se sont accumulés au cours de ces années, ont fait baisser le salaire nominal. Il ne s’agissait pas seulement d’une crise économique, mais la possibilité de la continuité de l’État national en tant qu’entité dotée de la capacité d’autonomie a été mise en jeu.

L’effondrement de l’appareil productif, bancaire et des finances publiques n’était que l’expression économique de l’effondrement de la société tout entière. C’était l’accumulation de politiques contraires aux intérêts fondamentaux de la Nation, c’était l’effondrement du modèle capitaliste néolibéral.

Les conditions matérielles et sociales qui ont conduit à la crise de 2001 ont commencé un quart de siècle plus tôt, en 1976, avec la dictature civile-militaire qui a imposé une transformation du pouvoir social en faveur des secteurs les plus concentrés, productifs et financiers, ainsi que comme économique un endettement extérieur énorme qui a neutralisé la capacité de l’État à poursuivre le développement économique.

C’est cette année-là que commence l’ingérence permanente de la technocratie néolibérale du Fonds monétaire international dans la définition des politiques publiques. Les militaires ont échoué dans leur projet politique, mais ils ont réussi à réorganiser le pays en faveur des fractions les plus parasitaires du capital, local et étranger, réalisant un déclin industriel notoire et une précarité sociale qui a duré les deux décennies suivantes.

La période post-dictatoriale du président (également radical) Raúl Alfonsín était impuissante à concilier croissance et paiement de la dette extérieure, et un scénario d’instabilité macroéconomique a été vécu, avec une hyperinflation féroce associée à un programme profond de réformes structurelles, pour maximiser les profits privés au détriment du patrimoine public.

Les réformes structurelles des années 1990, accompagnées du Plan de convertibilité de 1991, ont été les causes les plus proches de la crise de 2001. Le chômage, qui a atteint 18% -avec un sous-emploi similaire- au milieu de la décennie, était un aspect pertinent du « modèle », puisqu’il permettait une forte discipline du travail, et qu’il était un antécédent social direct des sessions de décembre 2001. Le mouvement piquetero va émerger dans tout le pays comme une stratégie d’autodéfense de divers groupes de population contre les destructions massives d’emplois.

Pour beaucoup, décembre 2001 a marqué le début d’un cycle de mobilisation où l’action directe, l’auto-organisation et la démocratie depuis la base allaient établir une nouvelle citoyenneté et une nouvelle institutionnalisation. Pour d’autres, c’était une expression spasmodique face à la confiscation de l’épargne, un cri anti-politique sans projections majeures.

Au-delà des différentes interprétations, c’est la fin de la longue décennie commencée en 1989. Il y a deux lignes d’action - celle de la protestation et celle de la contestation - auxquelles s’ajoute une autre, liée aux mesures mises en place par le gouvernement, ignorant les résultats électoraux, les critiques des différentes formations politiques voire du radicalisme lui-même, qui se sont conjuguées en décembre pour activer les mécanismes de violence collective.

L’opportunité politique pour agir a été facilitée par la rupture de la coalition qui lui avait permis d’accéder au pouvoir, provoquant des divisions en son sein mais aussi entre le gouvernement et certains secteurs économiques puissants.

Le boom de la solidarité

La crise de 2001 arrive alors que l’univers associatif est en ébullition et gagne intensément les formes d’organisation de la culture sur une scène sociale, politique et économique au bord du gouffre.

Bien que le monde et le pays aient changé au cours des deux dernières décennies, nombre de ces slogans ont aujourd’hui une pertinence remarquable : l’éveil de la société à la voracité du néolibéralisme, la dénonciation des structures patriarcales ou un modèle de développement économique au détriment de l’exploitation de la nature.

2001 a profondément marqué toute la société et ce laboratoire social qui a émergé de la crise a signifié d’énormes apprentissages à travers les « pédagogies du faire », une forme très expérimentale d’éducation collective qui a eu lieu dans les rues, dans les assemblées de quartier, les usines récupérées et les manifestations de toutes sortes. Une fresque dans le quartier ouvrier de Pompeya montre que l’angoisse ne s’est pas évaporée : « En 2001, nous étions au bord du gouffre. Aujourd’hui, nous avons fait un pas en avant ? ». Sûrement, quelques couches de peinture en dessous l’on lisait « Que se vayan todos » [Qu’ s’en aillaient tous].

Bien que les continuités soient claires, l’une des choses qui a changé au cours de ces vingt années fut l’émergence d’Internet et des réseaux sociaux, alors que depuis le pouvoir, on veut convaincre la société que la forme de participation doit être virtuelle, à travers les opinions sur les réseaux sociaux. Pas très démocratique, non ?

Aram Aharonian* pour CLAE

CLAE. Buenos Aires, le 17 décembre 2021.

* Aram Aharonian, journaliste et communicologue uruguayen. Master en intégration. Fondateur de Télésur. Il préside la Fondation pour l’intégration latino-américaine (FILA) et dirige le Centre latino-américain d’analyse stratégique (CLAE).

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diaspora par  : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris, le 20 décémbre 2021

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