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2 octobre 2014

Le capitalisme social allemand a disparu !

Allemagne : le démantèlement du capitalisme social

 

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Comprendre ce qui se dissimule derrière la mise en avant de la soi-disant réussite allemande tout à la fois en terme d’emplois et d’équilibre budgétaire n’est pas chose aisée. Cette question intéresse en premier lieu celles et ceux qui se donnent pour objectif de construire une alternative aux politiques d’austérité actuellement en cours. Dans cette perspective, Terrains de Luttes va publier deux extraits d’une étude rédigée par Klaus Dörre, enseignant à l’université d’Iéna, consacrée à cette question du « miracle de l’emploi allemand ». L’étude a été publiée par la Fondation Rosa Luxemburg.

Le premier extrait est consacré à un exposé synthétique des mutations intervenues au sein de la structuration capitaliste en Allemagne, entre l’ancien capitalisme social – souvent appelé également capitalisme rhénan – et l’actuel capitalisme inséré dans les rapports concurrentiels mondialisés.

Commençons donc par la question de savoir quelles sont les caractéristiques de ce que l’on nomme le « modèle allemand ». Que se cache-t-il précisément derrière cette étiquette ? De quelle manière la variante de capitalisme ainsi dénommée s’est-elle modifiée depuis le début des années 1990 ? Enfin, dans quelle mesure peut-on encore parler aujourd’hui d’un « modèle allemand » ?

L’ancien capitalisme social

Le terme de « modèle allemand » désignait initialement un système social capitaliste qui avait réussi à concilier la recherche de profit de l’économie privée et l’intérêt collectif qu’ont les salariés et leurs familles à la sécurité sociale et au bien-être. Pendant la période de prospérité du capitalisme rhénan, du capitalisme coopératif ou – comme nous l’appellerons ici – du capitalisme social, des compromis sociaux portant sur des réseaux bien établis d’institutions, d’organismes et d’acteurs ont été obtenus et préservés.

En faisaient partie, en Allemagne de l’Ouest,

  • (a) une production diversifiée de qualité dans des niches du marché permettant la fabrication de produits spécialisés pour des salaires relativement élevés ;
  • (b) un système dépendant de la Banque centrale et comprenant des institutions de crédit étroitement imbriquées avec de grandes entreprises industrielles, soit en tant que banques attitrées de ces entreprises, soit par des participations à leur capital ;
  • (c) un système dual de formation professionnelle, dans lequel investissaient aussi bien l’État que les entreprises, ainsi que
  • (d) une réglementation des relations entre capital et travail combinant des conventions collectives (salaires déterminés par branche à l’échelon régional) à une adaptation flexible au niveau des entreprises. (…)

L’apport particulier du capitalisme social consistait à faire encadrer le travail salarié par l’État-providence. Il en a résulté ce que l’on qualifie a posteriori de relation de travail « normale », ou « standard », socialement protégée. Pour la grande majorité des salariés, surtout masculins, le travail salarié encadré par l’État-providence impliquait une dissociation relative des revenus et de la situation de l’emploi par rapport aux risques du marché. Le capitalisme social reposait toujours sur les inégalités spécifiques aux catégories sociales et, en Allemagne de l’Ouest plus particulièrement, sur une insertion asymétrique des deux sexes sur le marché du travail. Il opérait une discrimination à l’encontre de la main-d’œuvre migrante ou peu qualifiée. Le plein emploi des hommes n’était pas concevable sans les travaux de soins, principalement fournis gratuitement et par des femmes. Les emplois peu attrayants, mal payés et peu considérés, étaient essentiellement exercés par des migrants venus de la périphérie du sud de l’Europe et de Turquie vers les États du centre (les « travailleurs immigrés » – « Gastarbeiter »). Toutefois, pour la majorité des ouvriers, des employés et de leurs familles, la mutation fut synonyme de transition vers un statut intégratif de citoyenneté « sociale » à part entière. Les salariés disposaient enfin d’une « propriété sociale » [1]. Pauvreté et précarité étaient toujours bien présentes, mais se trouvaient dorénavant reléguées aux marges de la société de plein emploi et de ses marchés du travail internes protégés, ainsi rendues invisibles et cantonnées à la sphère privée, et de ce fait marginalisées. (…)

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Le nouveau capitalisme financier et concurrentiel

De ce point de vue, il apparaît logiquement que le capitalisme social à l’allemande a subi, au tournant du millénaire, une réforme fondamentale. Durant les années de la coalition rouge-verte, une série de réformes a introduit dans les systèmes sociaux des éléments de concurrence, privatisé une partie de la prévoyance relative aux risques sociaux, libéralisé l’accès aux marchés financiers, flexibilisé le marché du travail et encouragé l’expansion des formes d’emploi atypiques, et bien souvent précaires. À la différence des États-Unis sous Reagan, par exemple, ou de l’Angleterre de l’ère Thatcher, il n’y a pas eu d’agression généralisée contre l’État-providence, les syndicats, le système de négociations collectives et la cogestion. L’érosion du capitalisme social a eu lieu de manière insidieuse. Il ne fait cependant aucun doute que le plus souvent, sous le vernis d’institutions apparemment intactes du vieux capitalisme social, des modifications se sont accomplies qui équivalent en définitive à un changement de modèle. Quelques évolutions importantes ayant toutes commencé avant la crise sont soulignées à titre d’exemple.

  • 1/ Les stratégies d’internationalisation des entreprises axées sur l’exportation et le marché du contrôle des entreprises apparu après 1998 à la suite de la nouvelle législation sur les marchés financiers ont détruit de manière irréversible l’ancien réseau de ce que l’on surnomme la « Deutschland AG », et au sein duquel institutions de crédit et entreprises leaders sur les marchés se soutenaient mutuellement en matière de politique industrielle. À la différence des années 1990, durant lesquelles l’internationalisation signifiait principalement une exportation de capital, l’Allemagne est maintenant devenue un marché privilégié pour les investissements étrangers directs (« FDI »). (…)
  • 2/ La modification des rapports de propriété et l’internationalisation des entreprises ont facilité le passage à des formes de gestion axées sur les marchés de capitaux, à une financiarisation interne de l’organisation d’entreprise, ainsi qu’à la subordination de l’ensemble des processus à une gestion rigoureusement axée sur les profits. (…)

Si la gestion décentralisée ne parvient pas à ses fins à l’aide des équivalents plein temps qui lui sont accordés, le seul choix consiste alors à surmonter les obligations de production en ayant recours à la sous-traitance, au travail intérimaire, aux contrats d’entreprise ou à d’autres formes d’emploi flexible pouvant être partiellement comptabilisées, tout comme le travail intérimaire, en tant que frais de matériel. En conséquence de quoi, il s’ensuit une division durable entre catégories de personnel. Aux employés fixes viennent s’ajouter, par exemple dans le cas de BMW Leipzig, des travailleurs intérimaires, employés au sein de la même entreprise. En outre, on y trouve aussi des travailleurs intérimaires de facto issus d’entreprises sous-traitantes, dont le contrat est à durée indéterminée et dont les prestations sont achetées par l’intermédiaire d’un contrat d’entreprise, ceux-ci se distinguant quant à eux des travailleurs intérimaires des mêmes entreprises employés par contrat d’entreprise à durée déterminée. Ainsi se fait jour une bien curieuse stabilité dans le cadre d’un emploi instable. Autour du noyau d’employés du fabricant final viennent se grouper, comme des cercles concentriques, différentes catégories d’employés précaires, dont les salaires et les normes en termes de sécurité et de qualité du travail sont de moins en moins élevés à mesure que l’on s’éloigne du noyau des effectifs fixes [2].

  • 3/ Cette évolution correspond à de très profondes modifications des relations de travail. Il convient avant tout de souligner le recul dramatique de la puissance d’organisation des syndicats. Si le taux de syndicalisation était d’environ 35% aux alentours de 1980 dans l’ancienne République fédérale, ce taux est tombé à environ 18% en 2013 pour l’ensemble de l’Allemagne. Au vu de l’érosion du taux de syndicalisation, l’attrait de l’organisation diminue du côté des détenteurs de capitaux. De nombreuses fédérations d’employeurs ont mis en place, en réaction à leurs propres pertes d’effectifs ou au refus d’adhérer des entreprises, une possibilité d’adhésion sans obligation tarifaire. En conséquence de quoi, les syndicats ont perdu, dans certaines branches, leur partenaire de négociation collective. L’obligation tarifaire des entreprises est globalement en recul. Entre 1995/96 et 2010, la proportion des entreprises de la partie ouest de l’Allemagne liées par des conventions collectives a reculé pour passer de 54% à 34% ; à l’Est, l’obligation tarifaire a reculé, dans le même temps, de 28% à 17%.

(…) L’érosion du système des conventions collectives favorise des concurrences s’agissant de surenchérir, ou au contraire de sous-enchérir. De petits syndicats représentant des segments de catégories professionnelles à fort pouvoir (pilotes, médecins, conducteurs de trains, contrôleurs aériens, etc.) réussissent à imposer partiellement des revendications qui ne peuvent pas être concrétisées par les grandes fédérations syndicales (ver.di, IG Metall, IG BCE). À l’inverse, de petits syndicats épars ont conclu au fil des années, dans des secteurs faiblement organisés de la branche du travail intérimaire, des conventions collectives relevant du dumping et stipulant des salaires horaires inférieurs à six, et parfois à cinq euros. (…) Tout cela a non seulement contribué à l’érosion du pouvoir des organisations, mais aussi à celle du pouvoir institutionnel des travailleurs salariés [3].

  • 4/ Or, cela n’aurait pas été possible sans réformes politiques axées sur le marché. Les « réformes Hartz », déjà évoquées, font partie des principales mesures. Par ces réformes, le gouvernement réagissait au fait que depuis le milieu des années 1970, le nombre des chômeurs de longue durée en Allemagne avait doublé lors de chaque cycle conjoncturel. Afin de remédier à ce problème, il ne fallait donc plus considérer le chômage comme un phénomène structurel, mais comme relevant de la responsabilité personnelle, et devant être traité comme un problème individuel. Du point de vue des réformateurs, les chômeurs de longue durée représentaient une catégorie passive formée d’indigents auxquels il manquerait l’esprit d’initiative et la volonté de s’élever. Afin de modifier cette « mentalité passive », il convenait de modifier le statut des inactifs de longue durée pour le rendre le plus inconfortable possible. (…)

Cette « concurrentialisation » de la société, que nous qualifions quant à nous d’appropriation capitaliste du champ social, consiste en une dépossession sélective de la « propriété sociale ». Son objet réside dans les institutions, les formes d’organisation sociale ainsi que les règles sociales qui viennent limiter les effets des mécanismes de coordination de type « loi du marché ». Cette appropriation signifie en l’occurrence que la coque de protection de l’État-providence, qui conférait au travail salarié un statut social et avait transformé celui-ci en un outil fondamental d’insertion sociale, est progressivement démantelée, couche après couche. En Allemagne, les réformes du marché du travail ont donné à ce processus une puissante impulsion. Somme toute, les réformes, qui paraissaient plutôt progressives et graduelles de prime abord, ont induit un changement de modèle. Le vieux capitalisme social a vécu, et quiconque continue d’affirmer sa vitalité et sa capacité d’adaptation intactes s’accroche à un mythe (…).

Klaus Dörre

Terrains de luttes. Paris, 22 septembre 2014.

Notes

[1« La propriété sociale pourrait être définie comme la production de prestations concourant à une sécurité sociale équivalente à celle autrefois assurée par la seule propriété privée ». Robert Castel (2005) : Die Stärkung des Sozialen. Leben im neuen Wohlfahrtsstaat, Hambourg : Hamburger Edition [traduction de Robert Castel (2003) : « L’insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ? », Paris : Éditions du Seuil et La République des Idées], p. 41 et suivantes.

[2Hajo Holst, Oliver Nachtwey, Klaus Dörre (2009) : Funktionswandel von Leiharbeit. Neue Nutzungsstrategien und ihre arbeits- und mitbestimmungspolitischen Folgen. Eine Studie im Auftrag der Otto-Brenner-Stiftung, OBS-Arbeitsheft 61, Francfort-sur-le-Main : Otto-Brenner-Stiftung.

[3À propos des modifications dans les relations de travail, cf. articles dans : Stefan Schmalz, Klaus Dörre (Éd.) (2013) : Comeback der Gewerkschaften. Machtressourcen, innovative Praktiken, internationale Perspektiven, Francfort-sur-le-Main/New York : Campus.

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