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26 juillet 2022

Alastair Crooke :
« Illusions occidentales de supériorité. Et ensuite ? »

par Alastair Crooke*

 

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En janvier 2013, le président Xi Jinping a prononcé un discours devant les membres du Comité central du Parti communiste chinois. Son discours a donné un aperçu de notre monde tel qu’il « est », et ensuite, bien que son analyse fut fermement axée sur les causes de l’implosion soviétique, l’exposé de Xi avait très clairement une signification plus large. Oui, il s’adressait aussi à nous - la construction occidentale -.

Immanuel Wallenstei avait déjà mis en garde, en 1991, contre la ‘fausse conscience’ occidentale du triomphe de la guerre froide : Car, comme le souligne Wallenstein, l’effondrement soviétique ne fut pas la disparition du seul léninisme. C’était plutôt le ‘début de la fin’ pour les deux pôles de la grande antinomie idéologique : Celle de la construction du « Siècle Américain », avec Dieu de notre côté » d’une part - avec les eschatologies léninistes, également universalistes, d’autre part ».

Étant donné que ces deux éléments étaient tissés dans la même étoffe idéologique universaliste - c’est-à-dire que chacun définissait (et co-constituait) l’ « autre » - la perte de son ennemi manichéen a entraîné l’effritement d’une série de structures géopolitiques de la guerre froide, étant donné que l’idéologie dominante et solitaire n’avait pas d’explication satisfaisante pour sa domination, ses objectifs et ses buts à l’échelle mondiale - en l’absence de l’ « ennemi » co-constituant (à savoir le communisme).

Dans son discours, Xi avait attribué l’effondrement de l’Union Soviétique au « nihilisme idéologique » : Les couches dirigeantes, affirmait Xi, avaient cessé de croire aux avantages et à la valeur de leur ‘système’, mais faute d’autres coordonnées idéologiques dans lesquelles situer leur pensée, les élites ont glissé vers le nihilisme.

« Pourquoi l’Union Soviétique s’est-elle désintégrée ? Pourquoi le Parti Communiste de l’Union Soviétique est tombé en morceaux ? Une raison importante est que, dans le domaine idéologique, la concurrence est féroce [et nécessaire, aurait pu ajouter Xi] Rejeter complètement l’expérience historique de l’Union soviétique, rejeter l’histoire du PCUS, rejeter Lénine, rejeter Staline - c’était semer le chaos dans l’idéologie soviétique et s’engager dans le nihilisme historique », avait déclaré Xi.

Ça vous dit quelque chose ? Comme les Etasuniens qui rejettent l’histoire des États-Unis d’Amérique en la qualifiant d’ « histoire de l’Homme Blanc » ? Comme le fait de rejeter les anciens dirigeants des Etats-Unis en tant que « propriétaires d’esclaves » ? Comme le fait de mépriser les pères fondateurs et de renverser leurs statues ?

« Une fois que le Parti perd le contrôle de l’idéologie, a soutenu Xi, une fois qu’il ne parvient pas à fournir une explication satisfaisante de sa propre règle, de ses objectifs et de ses buts, il se dissout en un parti d’individus vaguement connectés, liés uniquement par des objectifs personnels d’enrichissement et de pouvoir », (Xi encore). Le Parti est alors pris en charge par le « nihilisme idéologique ».

Ce n’est toutefois pas le pire résultat. Le pire résultat, a noté Xi, est que le pays a été pris en charge par des personnes sans aucune idéologie, mais avec un désir totalement cynique et égoïste de gouverner.

C’est le point de vue de Wallenstein : Le « triomphalisme prématuré » de la Guerre Froide a paradoxalement rendu le Manichéisme idéologique sur lequel fonctionnait la modernité post-Lumières beaucoup plus difficile à maintenir. Comme une forme d’universalisme - le libéralisme - a éliminé toute concurrence pour l’hégémonie, paradoxalement, ainsi la conséquence fut de lever le brouillard mental de l’idéologie, permettant le retour de la particularité, de l’enracinement et de la civilisation.

Ce processus est à l’œuvre depuis des décennies, refondant la politique dans le monde entier et faisant revivre des traditions, des peuples et des formes de vie différentes. Ce n’est qu’au Etats-Unis, dans la sphère anglo-saxonne et parmi les russophobes européens que la classe dirigeante a continué à résister à ces changements, utilisant d’importants moyens pour insister (aujourd’hui de manière totalement cynique) à imposer l’ « ordre » libéral.

Voilà donc l’essentiel de la révolution Xi-Poutine : Lever le brouillard et les œillères de l’idéologie, pour permettre un retour à un concert d’États autonomes et civilisationnels.

Ainsi, « Sauver l’Ukraine » est devenu le dernier « signal de vertu » dans la poursuite du Siècle Américain  ; portant maintenant un visage « woke », conçu pour projeter les États-Unis d’Amérique comme une « police » morale internationale, appliquant des doctrines woke, plutôt que comme une grande puissance conventionnelle. (D’où le symbole de soutien à l’Ukraine qui comprend le drapeau transgenre, rehaussé du mot « paix »).

La guerre en Ukraine, par inadvertance, est devenue le symbole d’une lutte plus importante. L’Ukraine est le symbole de deux façons entrelacées de voir le monde. Et, au niveau littéral, elle est le point d’appui des étapes et des contre-étapes du Grand Jeu stratégique MacKinder en cours d’élaboration.

L’importance de la guerre d’Ukraine remonte toutefois très loin dans le temps - au 5eme siècle - lorsque les « barbares » francs, plus tard imprégnés de l’éthique de l’Ancien Testament d’un élu divin, et à qui le monde était destiné à être « livré » par l’anéantissement de ceux qui résistaient à la volonté divine, ont déferlé sur l’Europe occidentale. C’est ainsi que l’ancienne Rome a pris fin (en 410) et que l’Empire Carolingien (Reich) a vu le jour.

Oubliez Napoléon comme racine de la russophobie européenne. Les idéologues carolingiens, afin de consolider leur pouvoir, ont cyniquement lancé une guerre culturelle brutale contre la civilisation qui s’étendait de la Chine et du Tibet au nord, à la Mésopotamie et à l’Égypte au sud, et qui avait également des racines dans le bassin méditerranéen.

L’Europe Moderne, c’est-à-dire l’ « Occident », est un produit de la civilisation Franque et a été construite au milieu des ruines et du sang de la civilisation antérieure. Il a fallu des siècles aux Francs pour déraciner complètement les civilisations romaines (orthodoxes) du sud de l’Europe et se substituer à elles en tant que « nouveaux Romains ». Ces derniers penchent donc vers le judéo-christianisme, comme l’orthodoxie penche vers des impulsions plus anciennes.

Bien que l’orthodoxie traditionnelle russe soit encore en train de se reconstituer, elle est suffisamment puissante pour rendre vaine toute tentative de soumettre la Russie au monde néo-franciste. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que comprendre la guerre d’Ukraine dans le contexte de l’interaction en double hélice du traditionalisme intrinsèque et de l’idéologie littérale extrinsèque, c’est à la fois comprendre ce que Poutine veut dire lorsqu’il se réfère au nazisme, et comprendre pourquoi la Russie voit l’Histoire comme un continuum d’hostilité à la civilisation russe - un continuum qui s’étend du Grand Schisme (1054), en passant par les deux guerres mondiales, jusqu’au schisme actuel centré sur l’Ukraine.

Mais revenons à aujourd’hui, à la géopolitique et à ce qui va suivre...

Tout d’abord, le Grand Jeu. La libération du littoral ukrainien de la mer Noire, y compris Marioupol et Kherson, a constitué un énorme succès stratégique dans le cadre du « Grand Jeu », car, comme l’explique avec perspicacité MK Bhadrakumar, la sécurisation du détroit de Kerch garantit le transit maritime de la mer Noire jusqu’à Moscou et Saint-Pétersbourg, et fournit la route maritime stratégique entre la mer Caspienne (via le canal Volga-Don), la mer Noire et la Méditerranée.

Le point important est que la Volga relie non seulement la mer Caspienne à la mer Baltique, mais aussi la route maritime du Nord (Arctique) (via la voie navigable Volga-Baltique). En bref, la Russie a pris le contrôle d’un système intégré de voies navigables, qui relie la mer Noire à la mer Caspienne, puis à la mer Baltique, et qui est également relié à la route maritime du Nord (une voie de navigation de 4 800 km de long qui relie l’Atlantique à l’océan Pacifique, en passant par les côtes russes de Sibérie et d’Extrême-Orient).

La logique stratégique inexorable de ces mouvements est qu’Odessa doit figurer à l’ordre du jour stratégique de la Russie, puisqu’elle est la plaque tournante qui ouvre le système de voies navigables du Danube reliant la Russie à l’Europe centrale. La distance entre Odessa et le delta du Danube est d’environ 200 km.

Ensuite, le sommet de Téhéran - grand jeu de Moscou. Le précédent sommet de la Caspienne (29 juin), après avoir protégé la Caspienne contre l’entrée des navires de l’OTAN, a ouvert la voie lors du sommet de Téhéran (19 juillet), à une amélioration majeure du corridor Nord-Sud, reliant le port de Saint-Pétersbourg, au nord, à Bombay, en passant par le port iranien de Bandar Abbas, dans le Golfe.

Si le Grand Jeu de Moscou semble excessivement centré sur les liaisons fluviales, nous passerions à côté de la seconde moitié de l’histoire. Il s’agit d’une stratégie de réseau de « couloirs et de pipelines » traversant l’Iran, l’Asie occidentale et centrale, l’Inde et la Chine. C’est l’objet des grands contrats signés à Téhéran (40 milliards de dollars avec Gazprom et 30 milliards de dollars avec la Turquie) : L’énergie russe alimente la Chine ; le développement du champ iranien South Pars alimentera l’Inde en énergie à faible coût ; et la Turquie deviendra un État de transit énergétique clé.

Naturellement, les États-Unis s’emploient à faire obstacle à ce mouvement de grande envergure, le chef de la CIA se rendant au Kazakhstan et l’UE tentant de courtiser l’Azerbaïdjan.

Quoi d’autre ? Depuis un certain temps déjà, Moscou met en place une architecture de sécurité pour l’Asie occidentale. Les BRICS et l’OCS sont en train de prendre du poids, l’équipe de Lavrov a travaillé dur dans le Golfe et le sommet de Téhéran a permis à ce projet de faire un grand pas en avant.

Bientôt, semble-t-il, on peut s’attendre à ce que Moscou ait mis de l’ordre dans ses affaires pour présenter une proposition à Tel Aviv : Disons que Moscou propose un « accord de Minsk » au Moyen-Orient et dit à Israël que cet accord représente le seul moyen d’éviter une guerre multifrontale avec l’Iran. Cela fonctionnera-t-il ? Israël peut-il faire la transition ? C’est là que le bât blesse. Netanyahou a poussé Israël vers une position idéologique d’extrême droite. Israël se trouve désormais du mauvais côté du paradigme du Moyen-Orient.

Parallèlement au conflit irano-israélien, un « Minsk » syrien pourrait également voir le jour, à mesure que Moscou relâche son attention sur l’Ukraine. La Russie, elle aussi, s’oriente doucement vers un nouveau système commercial basé sur les matières premières pour les pays non occidentaux.

Reuters a rapporté lundi (18 juillet) que la Russie cherche à se faire payer par certains importateurs indiens en dirhams des Émirats arabes unis pour son commerce de pétrole. Une facture à laquelle Reuters a eu accès montre que ces paiements doivent être effectués à la Gazprombank via sa banque correspondante à Dubaï, la Mashreq Bank. Lors du sommet de Téhéran, les liens entre l’Iran et la Russie se sont resserrés et un système commun de compensation financière a été accepté.

Nous pouvons nous attendre à ce que cela se reproduise : Le rythme s’accélère. Le commerce de l’or et des matières premières, ainsi que certains services financiers tels que l’assurance des navires et des cargaisons, pourraient bien être transférés de l’Europe vers la région (pour ne plus jamais y revenir) - et peut-être qu’à l’avenir sera crée un marché à terme de l’Oural. L’objectif est de libérer les marchés des produits de base de l’emprise occidentale, en gérant les marchés de valeurs de matières premières et les options.

En ce qui concerne l’Europe, les « représailles gazières » de Moscou pour les sanctions imposées incitent l’UE à « s’automutiler », en imitant le même schéma économique vis-à-vis des approvisionnements en gaz russe que celui utilisé par l’Allemagne vis-à-vis de ses gisements de charbon bon marché. Cet événement s’est produit après que la France, en 1923, se soit emparée de la Ruhr (en guise de pénalité pour défaut de paiement des réparations). Située à l’ouest du pays, la région de la Ruhr était le cœur industriel de l’Allemagne, où se trouvait la majeure partie de sa production de charbon et d’acier. L’Allemagne (confrontée à d’importantes dettes de réparation) était déterminée à subventionner sa base industrielle et à financer ses lignes d’approvisionnement en armes démontées afin de se réarmer - mais face à un approvisionnement en énergie bon marché détourné, le gouvernement de Weimar se met à imprimer de la monnaie. Pourtant, face à un approvisionnement en énergie bon marché détourné, le gouvernement de Weimar s’est mis à imprimer de l’argent. Ce que l’Allemagne a « obtenu », c’est une hyperinflation et des lignes d’approvisionnement brisées, aggravant l’inflation. Bruxelles semble prête à suivre le même scénario.

Ce qui est extraordinaire ici, c’est que l’Europe a pris sur elle cette lacune, dans un excès d’enthousiasme pour « sauver l’Ukraine ». Les protestations de l’opinion publique européenne ont commencé et vont probablement se poursuivre. Compte tenu de l’énorme mouvement de balancier opéré par l’Europe, qui est passée de l’adhésion à un semblant d’autonomie stratégique - pour s’abandonner à l’emprise de Washington et de l’OTAN - le balancier va probablement revenir en arrière, à mesure que la récession et la hausse des prix se feront sentir.

L’État profond européen s’efforcera de maintenir la ligne, mais une ligne de fracture s’ouvrira en Europe entre les États qui n’osent pas lâcher l’ « Oncle Sam » (comme la Pologne) et ceux qui sont déterminés à s’éloigner et à s’engager avec la Russie. Ces tensions pourraient bien fracturer l’UE.

Il faudra une longue catharsis pour purger l’Europe de ses illusions de supériorité - telles qu’elles sont perçues par le non-Ouest - d’autant que sa prétention à une lignée dérivant de la Rome antique ou (encore moins) de la Grèce antique relève davantage de la propagande que de la vérité. La « civilisation européenne » contemporaine et ses valeurs n’ont aucun lien avec le monde présocratique. L’Europe moderne - l’Occident - est plutôt le produit de la civilisation franque et carolingienne.

Néanmoins, Moscou pourrait finalement offrir également à la partie européenne un « Minsk ». Mais il est probable que cela ne se produise pas avant longtemps.

Alastair Crooke pour Strategic Culture Fondation

Original  : « llusions of Superiority. What’s Next ? »

Strategic Culture Fondation, le 25 juillet 2022

*Alastair Crooke, diplomate britannique, fondateur et directeur du Conflicts Forum. Il a été une figure de premier plan dans le renseignement militaire britannique « Military Intelligence, section 6 (MI6) » et dans la diplomatie de l’Union européenne. Il a reçu le très distingué ordre de Saint-Michel et Saint-Georges (CMG), ordre de la chevalerie britannique fondé en 1818.

Traduit de l’anglais pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora->]. Paris, le 20 juillet 2022

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