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18 septembre 2018

A quoi ressemblera la relation transatlantique que prépare Donald Trump ?

 

La multipolarisation de la planète passe actuellement par la phase de bipolarisation que nous avions anticipée dès 2009 si l’Europe ne parvenait pas à se repositionner intelligemment dans le cadre d’une prise en compte lucide de la grande reconfiguration géopolitique globale.

Après le Moyen-Orient (pour le moment sans succès puisque le régime iranien n’est pas encore tombé [1] – mais c’est en novembre que les sanctions prennent effet [2]), les Etats-Unis de Trump ont commencé à s’occuper sérieusement de reconstruire la relation transatlantique dont ils ont besoin pour assurer leur relance économique et tenter de maintenir leur domination face à l’influence croissante de la Chine.

Avec sa fameuse « guerre commerciale », Trump a bel et bien enclenché cette bipolarisation entre un monde chinois et un monde américain que sa politique sert : d’une part les pays/régions qui réorientent leurs marchés vers la Chine [3], et de l’autre ceux qui préfèrent resserrer leurs rangs autour de Washington plutôt que perdre le marché américain [4]… surtout au moment où l’économie américaine redémarre [5].

En ce qui concerne l’Europe, notre équipe n’a jamais eu de doute que si un choix lui était imposé, elle commencerait par revenir à ses vieilles habitudes plutôt que d’opter pour une aventure orientale. C’est à ce choix que Trump contraint actuellement l’Europe, et un nouveau cadre de relations transatlantiques est sur le point de voir le jour dont nous explorons dans ce numéro les fortes caractéristiques que nous entrevoyons déjà. Nous analysons également le processus politique par lequel l’Amérique de Trump entend arriver à ses fins, un processus qui sera un paramètre déterminant dans la série de transformations que l’UE s’apprête à enregistrer. L’élection européenne de 2019 est toujours d’après nous un point de bascule de ces évolutions.

Une OPA américaine sur l’Europe ?

Voici trois informations indiquant un durcissement de la politique européenne des Etats-Unis :

  • tout d’abord, la rencontre entre Juncker et Trump cet été, alors que les Européens étaient à la plage, au cours de laquelle le président de la Commission européenne a littéralement fait allégeance et accepté toutes les conditions du président américain : acheter le gaz liquéfié américain que l’on refusait jusqu’ici, acheter le soja usaméricain que les Chinois ne prennent plus en représailles des taxes qui ont été imposées à leurs produits, se serrer les coudes contre la Chine (ce n’est pas explicitement mentionné dans le compte-rendu mais clairement évoqué tout de même dans le cadre d’un objectif commun « de protéger les entreprises américaines et européennes des pratiques commerciales déloyales »), et enfin s’asseoir durablement à la table de négociation du prochain accord commercial transatlantique [6]. En échange de toutes ces concessions, Trump, magnanime, se contentait d’offrir de suspendre les barrières douanières sur les voitures européennes tant que l’UE restait à la table de négociation. Quant aux tarifs sur l’acier et l’aluminium, la question n’ayant pas été abordée, ils sont donc maintenus.
  • plus anecdotique mais révélateur tout de même, le nouveau premier ministre du Groenland, Kim Kielsen, élu en avril dernier, vient de perdre sa majorité parlementaire à la suite du départ de sa coalition du parti indépendantiste « Partii Naleraq », militant pour l’indépendance complète du Groenland par rapport au Danemark à l’horizon 2021. Ce dernier a en effet estimé inacceptable la décision du gouvernement de faire financer la rénovation de trois aéroports groenlandais sur fonds danois plutôt que chinois. Mais ce qui est étrange, c’est que Danemark et Groenland invoquent tous deux comme raison de cette décision leur souci de ne pas froisser les Etats-Unis (pour lesquels le Groenland est une base stratégique importante) [7]. L’ingérence a ici le mérite d’être explicitée ! [8]
  • et puis, il y a la mise en route du ralliement des extrêmes-droites prétendument « souverainistes » européennes sous la bannière de l’Américain et ancien conseiller stratégique de Trump, Steve Bannon. Un ralliement qui commence déjà à porter ses fruits puisque Matteo Salvini, premier ministre adjoint d’Italie, et président du mouvement Lega Nord, a rejoint le projet [9]. Les autres caciques de l’extrême-droite européenne se pressent à ses pince-fesses [10]. Gageons que le prochain ralliement visible viendra des Pays-Bas [11]. Et autant pour la défense des souverainetés européennes…

Ce genre de nouvelle vient confirmer le scenario que nous avions formulé juste après l’élection de D. Trump où, à l’inverse de toutes les conjectures de l’époque sur l’inévitable éloignement européen des Etats-Unis avec un tel président à leur tête, nous mettions en garde contre un risque d’émergence d’une « Union Transatlantique » en remplacement de l’Union européenne [12].

Compte tenu de certaines évolutions récentes et à l’approche de la prochaine élection européenne, il est temps de faire un point sur cette anticipation qui se précise.

Point de départ : le new NAFTA

Comme chacun sait, Trump utilise des techniques de négociation issues de la « théorie des jeux » [13] qui se résume essentiellement à jouer « au plus fou » [14]. Mais que cherche-t-il ? [15] Trump veut réorganiser le commerce mondial d’une manière qui serve mieux les intérêts de son pays et intégrant de ce fait davantage les souverainetés nationales en général [16]. Il a discrédité les grandes arènes de négociation (G7, OMC, etc.) et invite toute la planète à sa table : Mexique, Canada, Europe, Chine…

Résultat des courses, cet été, le Mexique se déclare d’accord pour un nouvel accord TAFTA [17] que le Canada tarde certes à rejoindre mais finira sans aucun doute par rallier. Les points d’achoppement sont :

  • du côté US, le caractère inconditionnel de l’accès des produits laitiers US au marché canadien [18]
  • du côté canadien, le caractère inconditionnel de l’intégration des clauses ISDS et autres Mécanismes de règlement des différends au nouvel accord [19]

Ces clauses, celles-là mêmes qui ont mobilisé les activistes anti-CETA et anti-TTIP des deux rives de l’Atlantique, ont été écartées à la demande de Trump et après un prompt assentiment du nouveau président mexicain. Le Canada en revanche annonce déjà que ses lobbies bloqueront la signature de tout accord n’intégrant pas ces clauses… Difficile de deviner le compromis que Mexique, Etats-Unis et Canada trouveront à ce sujet, mais ils en trouveront un. Et gageons que le modèle servira au grand accord transatlantique.

Figure 1


Échanges commerciaux entre États-Unis, Canada et Mexique.
Source : Seeking Alpha.

Les Etats-Unis sont donc déjà sur le point d’avoir resserré les rangs à marches forcées d’une Amérique du Nord dont la cohésion battait franchement de l’aile. Et ce d’autant plus que la récente signature du fameux accord canado-européen, dit CETA, réduisait l’influence des Etats-Unis sur son voisin nordique depuis son adoption par le Parlement européen en février 2017 [20].

Lorsque Trump parle d’un rééquilibrage en faveur des Etats-Unis des relations commerciales mondiales, il faut l’entendre : d’une certaine manière, si l’Europe a pu développer pendant plusieurs décennies son marché et ses infrastructures, c’est aussi grâce au fait qu’elle n’a pas ou peu eu à investir dans sa défense ; de même, la dépendance de l’Europe au système financier américain lui a également donné accès à peu de frais à de puissants outils d’influence internationale… L’aliénation européenne au transatlantisme, que nous dénonçons souvent car c’est une stratégie de courte-vue et de gagne-petit, s’explique aussi par le facilité qu’elle fournissait aux intérêts économiques européens. Mais cette influence américaine sur l’Europe a fini par coûter cher aux Etats-Unis : appauvris par la saignée permanente de ses dollars vers le reste du monde – et en particulier l’Europe –, la relation d’influence avait souvent tendance à s’inverser entre les deux rives dans certains secteurs : rachats d’entreprises américaines majeures par les Européens [21], accord commerciaux préférentiels euro-canadiens, imposition du système de régulations européennes [22], etc. Il est probable que dans le prochain modèle transatlantique que nous concocte Trump, les Européens en seront pour leurs frais à continuer d’utiliser les Etats-Unis comme gardiens de la paix bénévoles et distributeurs à billets.

Bien sûr, cette présentation de l’ancienne relation transatlantique est caricaturale mais il est important de comprendre comment une partie de l’establishment américain perçoit l’Europe… et pourquoi les choses sont en train de changer…

Du New TAFTA à la fin du CETA (S’abonner pour lire ce chapitre)
Vers un New TTIP (S’abonner pour lire ce chapitre)
Les protagonistes du renforcement de la relation transatlantique (S’abonner pour lire ce chapitre)
Les atouts européens (S’abonner pour lire ce chapitre)
Compatibilité avec le projet de maturité européenne ? (S’abonner pour lire ce chapitre)
De l’ACAN (Accord commercial de l’Atlantique Nord) à l’ACCEE (Accord commercial de la Communauté des États européens) ? (S’abonner pour lire ce chapitre)
Un calendrier anticipé de la négociation du nouvel Accord commercial de l’Atlantique Nord (exercice de style) (S’abonner pour lire ce chapitre)

Geab n° 127. Paris, le 15 septembre 2018

Notes

[1Rappelons que nous anticipons la chute du régime iranien : entre crise financière (source : Voice of America, 05/09/2018), économique (source : Times of Israel, 13/09/2018), politique (sources : Xinhua 28/08/2018 ; RadioFarda, 21/08/2018), et géopolitique (les habitants de Basra en Iraq, traditionnel allié de l’Iran, protestent contre l’Iran : Independent.ie, 08/09/2018), la survie du régime des mollahs ne tient plus qu’à un fil.

[2La Chine, qui officiellement brave pourtant l’interdit américain, a en fait déjà réduit ses importations de pétrole iranien. Source : OilPrice, 06/09/2018

[3La campagne menée actuellement pour rendre impopulaires les financements des Chinois le long de la route de la soie porte certainement ses fruits (source : SouthChinaMorningPost, 13/09/2018). Néanmoins la liste des pays optant pour un rapprochement avec la Chine ne cesse d’augmenter. En témoigne la décrue du nombre de pays reconnaissant Taïwan comme pays indépendant (source : SouthChinaMorningPost, 13/09/2018) ou la récente décision du Népal ne pas participer aux exercices militaires indiens alors que ce petit pays traditionnellement proche de l’Inde vient de participer à des exercices du même type avec la Chine (source : SouthChinaMorningPost, 13/09/2018).

[4Cet article de South China Morning Post est éloquent, qui décrit un rejet mondial des capitaux chinois et ne liste que des pays caractéristiques du camp occidental : Canada, Allemagne, France, Australie, Japon. Cette note de bas de page comparée à la précédente suffit à comprendre la bipolarisation qui se met officiellement en route actuellement. Source : SouthChinaMorningPost, 14/09/2018

[5La presse est remplie de chiffres mirifiques témoignant du redémarrage de la machine productive américaine. Source : WallStreetJournal, 28/08/2018

[6La lecture du joint statement, disponible uniquement en anglais bien sûr, est édifiante : Commission européenne, 25/07/2018

[7Cette information nous intéresse d’autant plus que nous avons anticipé des changements dans les relations entre Groenland et Danemark en conséquence des perspectives économiques ouvertes par la route maritime du nord pour un Groenland polarisant des indépendantistes prompts à comprendre qu’il y a là matière à autonomie économique, et un Danemark d’autant plus intéressé à garder une île en passe de devenir rentable. Voir « Océan Arctique 2020-2050 : nouvelles routes maritimes et changement de donne géopolitique », GEAB N°121, 15 janvier 2018

[8Source : Reuters, 10/09/2018

[9Source : TheGuardian, 08/09/2018

[10Source : Politico, 12/07/2018

[11Source : Politico, 14/02/2017

[12Source : GEAB N°109, 15/11/2016

[13Source : The Conversation, 08/06/2018

[14Encore faut-il être en position de force pour gagner ! Yanis Varoufakis, lorsqu’il était Ministre de l’économie grecque a également employé cette technique – notamment en prétendant être prêt à faire sortir son pays de la zone euro. On en connaît le résultat : ne gagnent à ce jeu que les plus décidés ou les plus forts.

[15Le mépris des médias pour Trump est une catastrophe qui sert admirablement ses visées. Les discours sur l’incohérence du personnage bloquent l’élaboration de toute stratégie.

[16Intégrant de ce fait davantage les souverainetés nationales en général. Source : Bloomberg, 30/08/2018

[17[Source : The Atlantic, 27/08/2018

[18[Entre le jour où nous rédigeons cet article et sa relecture, le Canada a accepté la revendication américaine. Source : Financial post, 12/09/2018

[19[ Sur ce point en revanche, la situation reste bloquée. Source : CBC, 13/09/2018

[20[Source : Parlement européen, 15/02/2018

[21[Source : Wall Street Journal, 06/04/2018

[22Source : The Telegraph, 22/02/2018

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