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6 décembre 2004

Violence et économie. Les limites de la théorie dominante

par Eric Lahille

 

Les liens entre le champ de l’économie et celui du conflit armé font débat depuis toujours au sein de la théorie économique. Après 90, le succès du néo-classicisme méthodologique qui a accompagné le déploiement d’une économie globale et le thème de la " Fin de l’histoire ", la question des rapports entre économie et guerre pouvait même paraître tranchée. L’idée fondatrice du libéralisme économique, selon laquelle l’économie de marché est l’alternative aux conflits militaires, trouvait une chance historique de se matérialiser sous la forme d’une paix universelle. Or, le " 11 septembre ", a marqué le retour brutal d’une violence de masse.

Le décalage entre ce que prévoit le paradigme dominant et la résurgence de conflits armés traditionnels et de nouvelles manifestations de la violence terroriste internationale interpelle le discours économique dominant. Comment expliquer le hiatus, entre la tendance à l’équilibre économique, à l’harmonie universelle liées à la progression du bien-être et de la mondialisation des lois de l’économie de marché, et le surgissement d’un tel regain de violence ?

Une théorie qui refuse le réel

Depuis le cœur de l’approche standard on observe un statu quo. Dans sa version canonique, l’optique néo-classique dérivée des modèles du marché walrasien de concurrence pure et parfaite, reste hermétique à toute remise en question de ses postulats sur la nature a-conflictuelle de l’économie. L’économie en tant que science pure, c’està- dire fondée sur des procédures de maximisation de l’utilité d’acteurs indépendants et rationnels, reliés entre eux par les mécanismes de marché qui déterminent des équilibres économiques et des optimums sociaux, rejette ces phénomènes dans l’irrationnel, l’anormal et le non-économique. Reconsidérer les fondements de la démarche néo-classique obligerait à renoncer à l’ensemble de la construction théorique. Pour conserver la validité de ses lois, l’économie néo-classique déclare ces phénomènes étrangers à la sphère économique. Pour expliquer les ressorts de ces nouvelles violences on s’en remet à des explications comme celles d’Huntington, qui renvoient aux antagonismes culturels et religieux entre civilisations, ou aux conflits " politiques ". La sphère économique reste un espace de " non-violence ", où règne la science du calcul rationnel. Si donc il n’y a pas de pacification globale, c’est que des phénomènes non-économiques perturbent la tendance " naturelle " à la paix portée par l’économie de marché. Cette posture présente deux défauts majeurs. Primo, elle se déconnecte des faits, risquant d’aboutir à une déréalisation du monde. Secundo, elle bloque toute possibilité de penser les interactions entre des champs certes différents mais pas aussi tranchés que présupposés. La nature et la place des déterminants économiques dans l’histoire méritent d’être reconsidérées.

L’analyse économique de la violence de masse

Si on cherche à prendre en compte la violence de masse d’un point de vue économique, une seconde voie apparaît. Elle prend sa source dans l’idée d’Edgeworth [1] selon laquelle la nature des activités économiques est tantôt pacifique et tantôt agressive. Cette hypothèse sur le caractère plus ou moins conflictuel de l’économie ouvre une autre perspective. La guerre et le terrorisme ne sont plus coupés de l’économie pure, mais deviennent un cas de figure possible parmi d’autres. On incorpore les phénomènes de guerres, de violence et de terrorisme dans le cadre des outils et axiomes de la théorie standard étendue. Les formes de la violence sont analysées depuis le lieu du paradigme dominant et sous l’angle utilitariste. Il s’agit d’un prolongement des travaux de G. Becker sur la criminalité d’une part, et des développements de la théorie des jeux, de l’économie de l’information, et de la théorie du public choice, d’autre part. Sur un plan méthodologique, les motivations qui donnent naissance à la violence varient : tantôt religieuses, économiques ou politiques, elles ont, au fond, simple valeur d’hypothèses [2]. Ces modèles mettent plutôt l’accent, sur les interactions entre des acteurs occupant des positions asymétriques dans un cadre fixé a priori, que sur l’origine précise des conflits [3].

Le cas de figure est toujours le même. Deux Etats, ou un gouvernement et un groupe d’opposition, en lutte pour obtenir des avantages économiques et-ou politiques, déterminent, selon leurs préférences, une solution qui correspond à un équilibre plus ou moins coopératif et optimal. La guerre et le terrorisme sont des conséquences de la non-coopération entre acteurs. Ils résultent des stratégies de maximisation sous contrainte des utilités espérées des acteurs qui opèrent des choix rationnels. La stratégie de l’opposition classique dans un cadre de négociation plus ou moins démocratique étant jugée peu rentable à court terme, ou impossible pour des raisons institutionnelles, il est rationnel, pour optimiser ses gains dans le jeu, de préférer des formes d’action extrêmes.

Les limites conceptuelles

Mais au-delà de la plus ou moins grande sophistication des modèles stratégiques, les problèmes demeurent. Premièrement, sur un plan méthodologique, ces modèles abordent le terrorisme à partir du modèle standard dérivé du dilemme du prisonnier. Ainsi, en dépit de l’introduction d’hypothèses fines et d’éléments réalistes, le terrorisme est réduit à sa seule dimension stratégique. Or si dans les pratiques terroristes il existe bien une dimension stratégique, il paraît réducteur de l’analyser à travers ce seul prisme. Deuxièmement, l’ensemble des travaux traite de manière générale des stratégies de violence, comme s’il s’agissait d’un phénomène naturel, homogène et universel. Or, les manifestations de la violence sont hétérogènes et se modifient selon l’espace et le temps. La faible attention accordée à l’ensemble des facteurs déterminants les contextes particuliers de chaque " crise " en limite la portée. Des modèles adaptés au contexte hérité de la guerre froide entre deux superpuissances jouant dans un même registre d’équilibre de la terreur peuvent-il être transposés, en tant que mécanisme d’explication, à une forme de conflit comme la guerre en Irak ou les attentats terroristes du 11 septembre ? Leur nature diffère, alors que ces modèles passent indifféremment d’un type de violence à un autre comme s’il existait une continuité logique, une parenté et une homologie entre ces formes de violence.

Troisièmement, la démarche utilitariste et la notion de rationalité de comportements des acteurs qui s’y rattache est problématique. Le calcul d’optimisation sous contrainte, appliqué aux actions menées par Al Qaïda en particulier, apparaît peu pertinent.

Pour eux-mêmes ou pour leur organisation, ces terroristes ne cherchent ni gain ni avantage. Il ne s’agit même pas d’une prédation, mais la recherche d’un chaos. Le recours à des opérations suicides, sans issues, sans contreparties et sans revendications négociables, se situe dans un autre registre que celui de la rationalité substantive ou même de la rationalité limitée. Le basculement dans une logique de destruction et de pulsion de mort marque cette nouvelle expression du terrorisme de masse. L’aspect suicidaire des actions terroristes récentes est impensable à travers des grilles de lecture utilitaristes.

Selon J. Derrida et J. Habermas [4], si le " 11 septembre " constitue un événement d’une portée majeure, encore faut-il pouvoir préciser loin des présupposés de la pensée économique dominante en quoi cet événement et ses conséquences créent une rupture et les conditions d’une transformation politique, économique et sociale, hors sujet pour les approches standard.

Les théorisations économiques issues du paradigme dominant, lorsqu’elles ne cherchent pas à les évacuer, ne permettent pas d’appréhender les nouveaux phénomènes de violence, ni d’aborder la complexité d’un objet qu’en d’autres temps M. Mauss aurait appelé un fait social total.

Le Débat Stratégique Nº76, Septembre 2004

Notes :

Notes

[1Edgeworth, Mathematical Psychics, A. M. Kelley, New York, 1967

[2T. Sandler et D.G. Arce M. Terrorism and Game Theory. Forthcoming. Simulation & Gaming Vol. 34 (3) September 2003. et J.R. Faria Terror cycles. Political economy. Working paper 12/03 March 2003.

[3T. Deffarges, " Sur la nature et les causes du terrorisme. Une revue de la littérature économique ". Revue du Tiers Monde, tome XLIV, n°174, avril-juin 2003.

[4Dialogues de J. Derrida et J. Habermas avec G. Borradori. Comment penser le terrorisme ? Note sur le " concept " du 11 septembre. Paris, éditions Galilée, 2004.

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