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16 mars 2006

Uruguay : « La douleur de ne plus être »

 

Par Raúl Zibechi
La Jornada
. Sábado 4 de marzo de 2006

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Le premier anniversaire du gouvernement de Tabaré Vázquez (1er mars) a lieu dans un climat exacerbé de nationalisme anti-argentin à cause du conflit bilatéral sur l’installation de deux grandes fabriques de cellulose sur le fleuve Uruguay, frontière entre les deux pays. La caractère progressiste [de centre gauche] des deux gouvernements n’a pas empêché la détérioration des relations, par le dépôt de plaintes devant des organismes internationaux et une dangereuse montée de l’intolérance envers les écologistes, surtout du côté uruguayen.

Les trois ponts sur le fleuve Uruguay sont régulièrement coupés à la circulation depuis environ six mois par des centaines d’écologistes. Mais le plus important, celui qui relie la ville uruguayenne de Fray Bentos (où seront installées les fabriques) à Gualeguaychú en Argentine, est bloqué depuis presque trois mois, de manière intermittente au début et de façon quasi permanente au cours du dernier mois. Le gouvernement uruguayen s’est plaint des dommages économiques ; mais le malaise s’est transformé en irritation, de par la passivité dont font preuve tant le gouvernement de la province de Entre Ríos (Argentine) que le propre président Nestor Kirchner face à ces blocages, qui en d’autres occasions avaient réagi en faisant dégager les routes. En janvier, quand Greenpeace bloqua durant plusieurs heures la construction de la fabrique de l’entreprise finlandaise Botnia, Vázquez avait réagi en dénonçant ce qu’il considérait comme une sorte d’ « invasion » à partir du bord argentin du fleuve. Depuis lors, l’escalade de déclarations et accusations mutuelles n’a fait que croître, à un tel point qu’il n’existe plus actuellement le moindre contact entre les deux présidents.

La société uruguayenne vit dans un climat d’ « unité nationale » en faveur des fabriques de cellulose et contre l’Argentine qui aura certainement des conséquences durables et profondes. La création d’emplois et l’appui inconditionnel au gouvernement (la popularité de Vázquez s’élève à 54%) sont les arguments défendus unanimement par les médias, les intellectuels, les artistes et les dirigeants les plus reconnus de la gauche. La Centrale syndicale (PIT-CNT) a ignoré une résolution de rejet des fabriques de cellulose adoptée lors de son dernier congrès, en novembre dernier, et défend aujourd’hui vigoureusement les emplois qui sont créés par la construction. De plus, Vázquez s’appuie sur des néolibéraux, comme les ex-présidents Julio María Sanguinetti et Luis Alberto Lacalle.

Ces derniers jours, l’offensive anti-argentine a connu une escalade insensée. Le sénateur tupamaro Eleuterio Fernández Huidobro - du secteur qui a bénéficié du plus grand nombre de suffrages au sein du Frente Amplio -remporte la palme pour son ironie méprisante. Il accuse le gouvernement Kirchner d’utiliser une « diplomatie piquetera » pour « agresser par surprise des pays pris au dépourvu », et « d’être au service de puissants intérêts monétaires ». Il a insulté les écologistes - qu’il qualifie de « gauche cholula » - tout comme Mauricio Rosencof, un ex-tupamaro et actuel directeur de la Culture de la commune de Montevideo qui, pour sa part, a qualifié les militants de Greenpeace de « petits culs avec brushing », prouvant ainsi que le machisme ne connaît pas de frontières politiques.

Mais le pas le plus téméraire, c’est un autre sénateur du groupe de Huidobro, Jorge Saravia, qui l’a fait en défendant la nécessité d’apprendre à manier les armes aux étudiants du secondaire parce qu’« à partir de maintenant la région commence à se compliquer ». L’Uruguay n’a jamais eu de service militaire et ses habitants se sont caractérisés par une nette conscience antimilitariste. Maintenant, le sénateur Saravia propose « d’amener les élèves à visiter des casernes, à y faire quelques stages et à participer à quelques manœuvres, histoire de leur donner une connaissance des armes ». Même l’écrivain Mario Benedetti est en symbiose avec le « sens commun » des Uruguayens en montrant du doigt le gouverneur de Entre Ríos (Argentine), Jorge Busti, qui appuierait les blocages de ponts par vengeance pour avoir échoué à l’heure d’obtenir l’installation de l’entreprise papetière finlandaise du côté argentin, parce qu’ils « ont demandé un dessous de table si grand que les Finlandais n’ont pas accepté et qu’ils ont décidé de construire la fabrique en Uruguay ». Busti est certainement un personnage obscur mais de là à supposer que c’est lui qui décide des actions des écologistes, il y a un gouffre.

Dans ce climat nationaliste, le débat de fond reste à la marge. L’Uruguay s’approvisionne lui-même en papier, de sorte que toute la production de cellulose des fabriques de Botnia (finlandaise) et d’ENCE (espagnole) sera exportée vers le Premier monde. Les Uruguayens consomment en moyenne 22 kilos de papier par an, alors que les Finlandais en utilise 380. 70% de la cellulose produite dans le monde est destinée à l’emballage dans les pays développés, et seule une petite part à la consommation directe de papier. De sorte que les pays du Centre déplacent la partie la plus polluante et qui nécessite le moins de main-d’oeuvre de la chaîne productive aux pays de la Périphérie. Les fabriques qui s’installent en Uruguay seront les plus grandes de l’Amérique latine et produiront deux fois plus de cellulose que les 11 fabriques qui fonctionnent en Argentine. Tout comme l’Argentine est devenue une grande productrice et exportatrice de soja, une culture déprédatrice au niveau social et environnemental, en Uruguay, le modèle d’exploitation forestière et de cellulose implique, comme l’a déjà dit Eduardo Galeano, l’approfondissement du modèle néolibéral.

L’Uruguay s’éloigne du Mercosur. Au conflit avec l’Argentine s’ajoutent les problèmes commerciaux avec le Brésil. Ceux qui travaillent pour signer un traité de libre-échange avec les Etats-Unis - avec à leur tête Tabaré Vázquez - sont en train de gagner du soutien avec l’argument que ce pays est devenu le principal marché pour les viandes uruguayennes. Curieux nationalisme que celui de cette gauche qui encourage le sentiment anti-argentin pour - d’un même geste -resserrer les liens avec l’Empire. Le « pays productif » que promettait Vázquez se limite petit à petit à avoir le nez pour les affaires. Pire encore : sous un gouvernement de gauche un virage conservateur est en train de se produire, dans une société démobilisée qui perd progressivement ses valeurs de solidarité au nom des intérêts matériels. Si une réaction rapide ne se produit pas, la gauche peut regretter - comme Cuesta abajo, un tango emblématique - « la honte d’avoir été et la douleur de ne plus être ».

Traduction pour RISAL de : Frédéric Lévêque,

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