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9 février 2020

Tuer un Général

par Rafael Poch de Feliu*

 

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Les États-Unis ont assassiné l’une des principales personnalités de l’Iran qui se rendait officiellement en mission diplomatique dans un pays ami. Le message de l’assassinat de Qassem Soleimani est la persistance de Washington à vouloir maintenir la révolte dans la première région énergétique du monde et à empêcher toute détente entre l’Iran et l’Arabie Saoudite.

Le Général Qassem Soleimani, l’un des principaux hommes d’État iraniens, a été assassiné par les États-Unis le vendredi 3 janvier. Son cortège a été attaqué par des drones alors qu’ils quittaient l’aéroport de Bagdad dans une action qui a également tué six autres personnes, dont l’un des chefs de la plus grande milice chiite d’Irak, Abou Mehdi al-Mouhandis. Nous savions déjà que dans ce monde les grandes puissances, et en premier lieu les États-Unis, pratiquent la violation systématique du droit international, mais les caractéristiques et les circonstances de ce meurtre en font un outrage extraordinaire, particulièrement grave et provocateur.

Soleimani était arrivé à Bagdad en tant qu’invité du gouvernement irakien pour ce que son Premier Ministre, Adel Abdel-Mehdi, a décrit comme une « mission diplomatique ». Le gouvernement irakien faisait office de médiateur pour désamorcer la tension entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, une affaire officiellement approuvée par l’administration américaine. Le Général portait une réponse de Téhéran aux précédents messages des Saoudiens, a déclaré Abdul Mehdi au Parlement à Bagdad. « Je devais rencontrer Soleimani le matin où il a été tué, il est venu m’apporter un message de l’Iran en réponse au message que nous leur avons envoyé des Saoudiens.

Les États-Unis ont lié Soleimani à un « danger imminent » d’actions iraniennes contre des citoyens américains, mais il n’y a aucune preuve qu’il s’agisse d’un nouveau cas « d’assassinat préventif ». Des sources du Pentagone ont reconnu l’absence de rapports sur des attaques imminentes. Le Général iranien est arrivé à Bagdad sur un vol régulier avec son passeport diplomatique. Ce n’était pas un « voyage de conspiration ». Les États-Unis ont assassiné l’une des principales personnalités de l’Iran qui se rendait officiellement en mission diplomatique dans un pays ami. C’est comme si l’Iran avait assassiné le Secrétaire d’État américain et l’un des principaux généraux du Pentagone alors qu’ils quittaient un aéroport européen pour aller s’entretenir avec la chancelière Merkel ou le Président Macron sur la sécurité européenne. Quelque chose d’inouï et d’inimaginable : une déclaration de guerre publique et ouverte. Lorsque le Ministre iranien des Affaires Étrangères Javad Zarif l’a déclaré, Washington lui a refusé un visa pour assister à la réunion prévue du Conseil de Sécurité de l’ONU où le Ministre devait dénoncer le crime. Le refus de visa est une autre violation du droit international concernant le statut des Nations Unies.

Soleimani était un grand stratège qui a remporté trois victoires remarquables au cours des dix-sept dernières années : il a été l’un des organisateurs de la résistance armée à l’occupant américain en Irak après l’invasion de 2003, a joué un rôle majeur dans l’expulsion de l’État Islamique d’Irak et a ensuite vaincu le conglomérat djihadiste en Syrie (État Islamique, Al-Qaïda, Al-Nusra, etc.) financé et soutenu par la CIA et les monarchies pétrolières du Golfe. C’est Soleimani qui, en 2015, a convaincu Vladimir Poutine de la convenance d’aider militairement le gouvernement syrien, qui a fini par rétablir son contrôle sur le pays en déjouant une nouvelle opération de changement de régime qui a entraîné un autre énorme massacre.

Le message contenu dans cet assassinat est que Washington persiste dans ses efforts pour maintenir la première région énergétique du monde, un pilier du dollar, en révolte et pour empêcher tout règlement pacifique entre l’Iran et l’Arabie Saoudite.
Danger de guerre ?

Dès le vendredi 3 janvier, tous les commentateurs annonçaient une réponse iranienne à cette « déclaration de guerre » de Trump, ou de ses généraux d’ailleurs. On oublie que cette guerre dure depuis de nombreuses années. Historiquement, elle a commencé avec le coup d’État contre Mossadeq, le Premier Ministre iranien qui a nationalisé le pétrole, et s’est poursuivie avec la réaction à la révolution khomeyniste de 1979, qui a conduit l’Occident à déclencher la guerre sanglante entre l’Irak et l’Iran des années 1980, avec des centaines de milliers de morts. Trump lui-même l’a rappelé en menaçant de détruire 52 cibles iraniennes si Téhéran osait répondre à l’assassinat de Soleimani, une cible pour chacun des otages pris par la révolution iranienne à l’ambassade américaine à Téhéran à l’époque. L’Empire n’oublie pas. Détail important : dans sa réponse, Trump a évoqué la possibilité de détruire parmi ces cibles certains sites « importants pour la culture iranienne » – ce qui est expressément interdit par les conventions internationales de 1954 et 1977 et qui mettrait Washington sur un pied d’égalité avec les talibans qui ont détruit le Bouddha de Bamyan et avec l’État Islamique détruisant des musées en Irak ou les ruines de Palmyre en Syrie.

Le retrait unilatéral des États-Unis, en mai 2018, de l’accord nucléaire conclu avec l’Iran ainsi que les sanctions dont ce pays est victime, les assassinats de scientifiques iraniens et les attaques, les sanctions et le blocus financier et pétrolier qui étouffe l’économie iranienne, font partie de cette guerre. Depuis 19 mois maintenant, les exportations de pétrole iranien, qui en 2017 s’élevaient à 2,5 millions de barils par jour, sont tombées à quelques centaines de milliers à la suite des sanctions Trump. Ce sont autant de raisons de guerre, auxquelles l’Iran a répondu dans la mesure de ses possibilités limitées. L’assassinat du Général Soleimani représente une nouvelle phase dans cette vieille guerre.

Des millions d’Iraniens sont descendus dans la rue pour réclamer la vengeance du meurtre du Général. Une mobilisation populaire sans précédent depuis les funérailles de l’Imam Khomeini en 1989. La réponse promise n’a pas été facile pour Téhéran. D’une part, le nombre disproportionné de forces en présence est énorme. Le Pentagone a stationné des bombardiers stratégiques B-52, à longue portée et à capacité nucléaire, sur la base de Diego Garcia, à partir de laquelle l’Iran peut être attaqué mais hors de portée des missiles iraniens. D’autre part, l’indignation populaire doit être satisfaite de manière convaincante. Quel que soit le résultat, la solution a été jusqu’à présent limitée. Téhéran dispose d’armes de précision et d’informations détaillées sur la manière et le lieu où il faut nuire aux forces américaines dans la région, mais l’attaque de missiles dirigée contre des bases militaires en Irak, loin de Bagdad, et d’une manière apparemment destinée à éviter des morts américaines. La presse iranienne parle de 80 victimes, ce qui pourrait être un bluff.

Et pendant ce temps, en Europe…

Le dimanche 5 janvier, 48 heures après l’assassinat à Bagdad, les dirigeants des trois principales puissances européennes, Angela Merkel, Emmanuel Macron et Boris Johson, ont publié leur déclaration commune. « Nous avons dénoncé les récentes attaques contre les troupes de la coalition en Irak et sommes profondément préoccupés par le rôle négatif joué par l’Iran dans la région, notamment par le biais des gardiens de la révolution et de l’unité Al-Qods sous le commandement du Général Soleimani », indique la déclaration. « Nous appelons en particulier l’Iran à s’abstenir de toute nouvelle violence », poursuit-il. Dans d’autres déclarations personnelles, Johnson a déclaré à Trump que Soleimani « représentait une menace pour tous nos intérêts » et que « nous ne regrettons pas sa mort ». Macron a exprimé son inquiétude quant au rôle déstabilisateur des forces dirigées par le Général assassiné, et le Ministre allemand des Affaires Étrangères Heiko Maas a déclaré que le Général « avait laissé une traînée de dévastation et de sang à travers le Moyen-Orient » et que « l’Union Européenne avait de bonnes raisons de l’avoir sur sa liste de terroristes ». Cette déclaration a incité Téhéran à convoquer l’Ambassadeur allemand et à le censurer pour son soutien à « l’attaque terroriste américaine ». Pour sa part, la Présidente de la Commission Européenne, Ursula von der Leyen, a accusé l’Iran d’être le seul responsable de l’escalade des tensions au Moyen-Orient et a justifié l’assassinat comme une réaction aux provocations subies par les Américains en Irak. Une fois de plus, la « politique étrangère européenne » est mise en scène.

C’est en Allemagne, sur la base de Ramstein, que se trouve le point de commandement et de contrôle des attaques de drones par les forces américaines. Un citoyen allemand anonyme a déposé une plainte dans la ville de Zweibrücken afin d’élucider si l’assassinat a été piloté depuis Ramstein. Comme il s’agit d’une violation du droit international et allemand, il a déposé une plainte « contre toutes les personnes soupçonnées d’un tel crime en Allemagne et aux États-Unis ». Ceux qui, à ce stade, croient encore à « l’État de droit » européen à des fins internationales peuvent s’accrocher à ce geste symbolique sans le moindre avenir.

Rafael Poch de Feliu* pour son Blog personal

Rafael Poch de Feliu. Catalunya, février 2020

* Rafael Poch-de-Feliu a été durant plus de vingt ans correspondant de « La Vanguardia » à Moscou à Pékin et à Paris. Avant il a étudié l’Histoire contemporaine à Barcelone et à Berlin-Ouest, il a été correspondant en Espagne du « Die Tageszeitung », rédacteur de l’agence allemande de presse « DPA » à Hambourg et correspondant itinérant en Europe de l’Est (1983 à 1987). Blog personnel. Auteur de : « La Gran Transición. Rusia 1985-2002 » ; « La quinta Alemania. Un modelo hacia el fracaso europeo » y de « Entender la Rusia de Putin. De la humiliación al restablecimiento ».

Traduit par : Réseau International

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