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Accueil > Notre Amérique > Terrorisme d’Etat > « Tortures du troisième degré »Terrorisme d’État et représentation du trauma.

28 avril 2011

« Tortures du troisième degré »
Terrorisme d’État et représentation du trauma.

par Norma Slepoy *

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

L’auteur a recours à des sources comme le « Règlement d’Opérations Psychologiques », qu’ont utilisées les dictatures argentines, ou aux photographies prises par des prisonniers des camps de concentration allemands, pour affirmer que le fait traumatique n’est pas « au-delà de la représentation » et soutenir que sa représentation est un acte politique et éthique.

Durant longtemps, des différentes voix ont remarqué que la terreur qui s’est répandue dans la société argentine pendant la dictature n’était pas une simple conséquence de la répression, destinée à anéantir ceux qui s’opposaient au « processus de réorganisation économique-politique de la nation ». On disait que la terreur en elle-même avait été planifiée. Ces inférences ont été largement corroborées quand un document de l’Armée de Terre fut trouvé, dans lequel étaient désignées les actions psychologiques à mettre en application pour générer la terreur dans la population ; sa seule lecture provoque une forte impression.

La trouvaille du document – dont l’existence a été révélée par Página/12, le 26 juillet 2009, dans un article [« Un manuel pour répresseurs »] signé par Adriana Meyer – fut le résultat de la recherche menée par les avocats David Baigún et Alberto Pedroncini. Il s’agit du Règlement de l’Armée RC-5-1, nommé « Opérations psychologiques ». L’item Nº 2004, nommé « Méthode de l’action compulsive », dit : « La méthode de l’action compulsive sera toute action qui tend à motiver des conduites et attitudes par des ressorts instinctifs. Elle agira sur l’instinct de conservation et autres tendances basiques de l’homme (l’inconscient). La pression amenée par l’action compulsive ayant recours presque toujours au facteur peur. La pression psychologique engendre l’angoisse : l’angoisse massive et répandue pourra dériver en terreur, et cela suffit pour avoir le public (la cible) à la merci de toute influence postérieure. La force impliquera la contrainte et jusqu’à la violence mentale. En général cette méthode sera poussée, accompagnée et secondée par des efforts physiques ou matériels de la même tendance. En elle la force et la vigueur remplaceront les instruments de la raison. La technique des faits physiques et les moyens occultes d’action psychologique passeront par cette méthode de l’action compulsive ».

Le résumé final du Règlement divise les moyens prévus et autorisés d’action psychologique en trois champs :

 1) naturels ;
 2) techniques ;
 3) occultes.

Parmi les moyens « occultes » il inclut :

 « Compulsion physique, tortures du troisième degré » ;
 « Compulsion psychique », classée à son tour dans :

 1) Anonymes, menace, chantages.
 2) Filature physique, persécution téléphonique.
 3) Séquestrations, calomnies.
 4) Terrorisme, abus, sabotage.
 5) Toxicomanie (y compris alcoolisme, drogues et gaz inhibant psychologiquement).
 6) Lavage de cerveau.

Pour signaler les effets de ce plan, j’analyserai brièvement quelques phrases de l’époque. Tous, nous nous rappelons le tristement célèbre « cela aura été pour quelque chose ». Je la lierai avec une autre phrase, celle d’un prisonnier qui à son retour décrit ce qui se passait dans le camp de détention et de torture : « C’est un enfer ! Des cris terribles tout le temps ! ».

« C’est un enfer ! », fait allusion à l’horreur et semble correspondre à un premier niveau de représentation du fait traumatique. « cela aura été pour quelque chose » se présente en revanche comme un énoncé plus complexe dans lequel intervient clairement une instance morale, surmoïque qui fait allusion à un châtiment mérité. Cependant : « C’est un enfer... ! », dans sa tentative de signifier le traumatique, a recours à une voie religieuse, celle qui indique qui sont les pécheurs qui vont en enfer pour châtiment, et de cette façon nous introduit dans les impératifs moraux. Par inadvertance, le prisonnier reste situé dans l’enceinte destinée aux pécheurs. Nous pouvons inclure une troisième phrase, celle proférée par les tortionnaires dans les camps de concentration : « Nous sommes Dieu ! Nous sommes les propriétaires de la vie et de la mort ! » : là redouble l’intronisation du pouvoir absolu auquel on est soumis.

Plusieurs auteurs insistent sur l’impossibilité de représenter le traumatique. Dans cet impossible, qui serait « au delà » de l’imaginable et symbolisable, on a inclus, comme prototype, l’horreur de la Shoah, le génocide perpétré contre les Juifs. De cette horreur s’affirme de façon absolue ce qui échapperait à la signification. Je considère que, dans sa radicalité, cette idée fait partie de mécanismes de démenti, de re négation de ce qui est perçu et pensé. La représentation de l’horreur est possible mais, pour divers motifs, on ignore effectivement ce qui est représenté ou passible d’être représenté, en constituant un « ne pas vouloir savoir ». Le vécu de la terreur est l’un des motifs pour ne pas vouloir savoir, et la terreur peut être construite. Ce qui est arrivé en Argentine pendant le terrorisme d’État nous montre que la terreur n’a pas été un simple épiphénomène du génocide commis par la dictature militaire ; au contraire, elle a été soigneusement planifiée.

Nous voyons que, à travers des phrases comme celles citées précédemment, les tortionnaires récréaient un pouvoir absolu ; il y a eu ceux qui ont conçu le Règlement de l’Armée RC-5-1, des « Opérations psychologiques » ; il y a eu ceux qui ont conseillé de façon professionnelle sur les questions psychiques, y compris la notion d’inconscient ; il y a eu ceux qui au sein de la société se sont pliés au discours du pouvoir et dans cette situation s’est située la victime.

Une conception du trauma comme « irreprésentable », après avoir mis l’accent sur le quantitatif, sur la importance du bouleversement subi, court le risque d’être occlusif et de consacrer le fait traumatique qui, ainsi déclaré impensable, devient in questionnable : cela implique la non mise en cause du pouvoir qui, dans ses différentes significations, le constitue.

Le pouvoir qui a dessiné les « opérations psychologiques » étend à travers le temps son omnipotence et réussit sa mission « de tenir le public à la merci de toute influence postérieure », comme dit-il le Règlement. Son pouvoir ravageur pourrait rester ainsi légitimé par les disciplines qui, au sein de la société et la culture, préconisent l’impossibilité supposée de représenter, de symboliser c’est-à-dire de penser l’horreur. Dans une conjonction du pouvoir aliénant social et des représentations idéalisées et omnipotentes du psychisme individuel, s’intronise un grand hypnotiseur qui ordonne ce qui doit être vu ou non vu, pensé ou non pensé.

Perdure dans cet état de choses un esprit religieux et ses absolus. Si dans les moments d’horreur les victimes ont senti qu’elles étaient dans l’enfer, comme cela se constate dans les témoignages, soutenir après que ces expériences vécues sont intransférables, de l’ordre de l’ineffable, crée une mystique de l’inaccessibilité qui perpétue les faits traumatiques et gêne la possibilité de générer des processus de symbolisation, d’élaboration dans la profondeur du vécu, ce qui empêche l’effet libérateur concomitant. De la même façon, l’environnement social, du quel est nécessaire réceptivité et accompagnement pour l’élaboration du trauma, peut parvenir à s’absenter au nom d’un respect révérenciel face à ce qu’on suppose innommable.

Dans « L’image survivante » malgré tout, mémoire visuelle de l’Holocauste, l’historien d’art philosophe Georges Didi-Huberman analyse les photos prises par un prisonnier d’Auschwitz. Il s’agissait d’un membre du Sonderkomando, le groupe de prisonniers obligés de porter les morts dans le camp d’extermination. Le prisonnier a fait quatre photos, avec un appareil introduit par la Résistance polonaise. Deux d’elles, prises depuis l’intérieur de la chambre à gaz, montrent à travers une fenêtre les cadavres entassés et, derrière, la fumée des fosses dans lesquelles les corps sont incinérés ; des membres du Sonderkomando, surveillés par des gardes de la SS, font leur travail parmi les cadavres. Les deux autres photos ont saisi le moment où un groupe de femmes nues sont conduites vers la chambre à gaz. Didi-Huberman signale que le dit noyau irreprésentable du génocide, le gazage des prisonniers et l’incinération de leurs corps, c’est justement ce qui a été représenté dans les images photographiques. Et cette représentation est le produit d’un acte politique : le prisonnier, en se décidant à courir un grand risque, avec le bouleversement émotionnel qui se transmet dans les photographies elle- mêmes, a pris la décision politique d’affronter le pouvoir nazi dans son interdiction de montrer l’extermination.

Pouvoir et mort

L’occultation de la mort dans sa relation avec le pouvoir a un précédent intéressant dans l’histoire de la représentation. Carlo Guinzburg se réfère à la représentation médiévale : dans les funérailles royales, le roi mort, s’imposait de le promener devant les sujets pour un ultime adieu ; mais l’état de décomposition du corps devait rester occulté, puisque son exposition publique participerait à la détérioration du pouvoir réel ; pour cela on construisait un cercueil dont le couvercle était une effigie en bois qui le représentait. On faisait voir ce corps du roi et cachait, l’autre, le corps en décomposition. La vision du corps du roi mort aurait été possible, mais à condition de ne pas contrarier les desseins de perpétuation du pouvoir. Nous pouvons penser que dans la conception de l’impossibilité de représenter est intervenu, et continue d’intervenir, une nécessité d’esquiver la mort, qui, dans son lien avec le pouvoir, est connotée comme interdiction.

Didi-Huberman insiste sur le fait qu’il n’essaie pas d’ériger ces images arrachées au silence comme totales, absolues, ce qui serait répliquer l’attitude d’un pouvoir qui se proclame total. Mais ce sont indubitablement des images, des représentations du fait traumatique qui était supposé irreprésentable. Dans « Pouvoir et disparition : Les camps de concentration en Argentine  », Pilar Calveiro remarque que la volonté de ce pouvoir concentrationnaire qui se veut total a des fentes, comme celles que les prisonniers créent en regardant à travers des bandeaux de leurs yeux. Dans ce regard il y a la détermination pour voir ce qu’on refuse d’octroyer au Pouvoir un plus, celui de l’attribution de pouvoir ; lui accorder ce plus participerait à s’imposer à soi même encore une limitation dans la possibilité de savoir et pouvoir. Déjà Antonio Gramsci a précisé que l’entreprise de domination atteint sa réussite maximale quand, en plus des mesures coercitives, elle obtient que les dominés prennent la pensée hégémonique comme leur.

La création des totalités pour le pouvoir symbolique de chaque époque peut être étudiée et datée. Ainsi Freud le fait au sujet de la religion – cette grande production symbolique – quand, dans Moïse et le monothéisme, il inclut l’organisation politique parmi les causes qui ont provoqué le monothéisme en Égypte : la conception d’un Dieu unique est comprise dans le cadre de la consolidation de l’empire égyptien pendant la dix-huitième dynastie ; à un empereur absolu correspond un Dieu tout-puissant.

A partir du XVIIIe siècle, ont été intronisés, l’Homme et ses Droits. Cependant, subsistent encore des pouvoirs cachés par la proclamation « Liberté, Égalité, Fraternité ». La soumission à ces pleins pouvoirs peut adopter différentes formes, dont le culte des absolus et l’interdiction de les révéler.

Nous sommes habités par des conceptions qui influent notre manière de penser, qui ont été construites dans des moments historiques déterminés et qui sont soumises à différentes déterminations. Se souvenir de cela peut nous mettre dans de meilleures conditions pour réviser les savoirs qui acquièrent la connotation du consacré. Dans le sujet qui nous occupe, l’affirmation selon laquelle représenter le trauma est un impossible nous rappelle les interdictions religieuses de nommer Dieu ou de le représenter en images.

* Norma Slepoy. psychanalyste ; exerce la chaire de Santé et de Droits de l’homme, faculté de Médecine, d’UBA ; Association Psychanalytique de Buenos Aires (APdeBA), [Voir : Réflexions psychanalytiques sur les Temps de la Terreur (en Argentine)]. Extrait d’un travail présenté lors des « II Journées sur des Expériences Latino-américaines de Droits de l’homme ». « Le terrorisme de l’État. Notes sur son histoire et ses conséquences », organisées par l’IEM (l’Institut Espace pour la Mémoire), en octobre 2010.

Página 12. Buenos Aires, le 28 de avril de 2011.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

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El Correo. Paris, le 28 avril 2011.

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