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13 mai 2020

Un reportage de Renaud Lambert

Qui arrêtera le pendule argentin ?

Éternel conflit entre le secteur agraire et l’industrie

 

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Le soulèvement des « gilets jaunes » français suscite l’admiration de larges fractions de la population argentine. La politique menée par le président conservateur Mauricio Macri, au pouvoir depuis 2015, a fait monter en flèche les prix de l’énergie et des produits de première nécessité. Alors que la pauvreté augmente, la colère sociale couve sans provoquer d’explosion. Jusqu’à quand ?

par Renaud Lambert, janvier 2019

En novembre 2015, l’élection de M. Mauricio Macri à la présidence de l’Argentine avait enthousiasmé le monde de la finance. Un chef d’entreprise à la tête d’un pays longtemps honni des marchés ? Le forum de Davos venait de trouver sa star. Trois ans plus tard, une violente crise balaie l’Argentine, qui sollicite l’« aide » du Fonds monétaire international (FMI). Celui dont la prise de fonctions devait, selon le Financial Times, « marquer le début d’une nouvelle ère [1] » s’estime rattrapé par une fatalité propre à son pays : « Tomber, se relever, puis tomber à nouveau, encore et encore. »

Les courbes représentant la croissance économique de la plupart des pays se ressemblent : des collines, des vallons et, de temps en temps, un relief plus prononcé. Dans le cas argentin, le schéma évoque une succession de convulsions. 2002 : chute de 10,9 % ; 2003 : bond de 8,8 % ; 2007 : pic de 7,7 % ; 2009 : croissance nulle ; 2011 : nouvelle hausse de 7,9 % ; 2012 : tout juste 1 % [2]. Au cours des soixante dernières années, Buenos Aires a cumulé quatre défauts sur sa dette, vingt-six accords avec le FMI et deux épisodes d’hyperinflation.

En 1983, l’économiste Marcelo Diamand analyse ce va-et-vient, manifeste depuis le début du XXe siècle. Ses travaux concluent que les mouvements erratiques de l’économie s’expliquent par un conflit politique entre deux parties incapables, pour l’heure, de se départager. L’Argentine n’est pas un pays mais un pendule, estime-t-il. Un pendule dont le mouvement éclaire l’élection de M. Macri, l’échec de sa politique économique et l’enjeu de l’élection présidentielle de 2019.

D’un côté du champ de bataille, le secteur agraire, qui naît avec la colonisation du pays. Son activité consiste à observer, de loin, le cupidon des amours bovines démultiplier les têtes de ses troupeaux. Alimenté par l’extraordinaire fertilité de la pampa, le flux continu des exportations garnit ses coffres. Cette oligarchie réside en Argentine mais pense en Europe. Elle y fait éduquer ses enfants ; elle en importe ses vêtements, ses meubles et ses idées.

Loin des grandes exploitations, un autre secteur, populaire, urbain, à la peau souvent mate. Il émerge au début du XXe siècle avec les manufactures, qui apparaissent ici plus tôt qu’ailleurs dans la région. Alors que la richesse du sol dote le secteur agraire d’une compétitivité naturelle, l’industrie souffre d’un retard trop important pour rêver d’exportations. Elle n’en a pas moins besoin de devises, afin d’approvisionner ses lignes de production en machines, par exemple. Ces livres sterling et ces dollars doivent donc provenir de l’unique secteur capable de les drainer : l’agriculture.

Le pouvoir colossal des exploitants agricoles

Participer à l’essor d’un pan d’activité dont on ne tire aucun profit et où s’activent des gueux ? L’idée fait longtemps sourire dans les palais de Buenos Aires, que l’oligarchie agraire a fait construire avec des matériaux européens (marbre de Carrare, verre de Murano, sculptures françaises…). Jusqu’à ce qu’entre en scène un certain Juan Domingo Perón. Le colonel d’infanterie devient secrétaire d’État au travail et à la prévoyance en 1943, avant d’être élu président en 1946. Le pendule argentin se met alors en mouvement.

La population vient de doubler en moins de trente ans, de quadrupler en cinquante. « Le modèle agraire, concentré et peu gourmand en main-d’œuvre, ne peut plus répondre aux besoins d’emploi et d’insertion de la population », nous explique l’économiste Mario Rapoport. « Au cours des années 1930, les Argentins ont connu la faim alors même que le pays était l’un des plus importants exportateurs de produits alimentaires du monde », renchérit l’économiste Bruno Susani [3].

Le 28 mai 1946, Perón crée l’Institut argentin de promotion de l’échange (IAPI). L’organisme est chargé de restructurer l’économie et repose sur une nationalisation de fait du commerce extérieur. Il jouit de fonctions élargies, que détaillent les économistes Facundo Barrera et José Sbattella : « Commerciales : il achetait aux producteurs les céréales qu’il se chargeait d’exporter. Financières : il distribuait des fonds pour l’acquisition de biens de capitaux [nécessaires à la production industrielle]. De régulation du marché intérieur : il achetait les excédents non vendus et fixait le prix de certains produits du panier alimentaire de base, ainsi que les taux de profit du secteur industriel [4].

Dans le même temps, Perón opère une large redistribution des revenus, met en place une assurance-maladie, instaure les congés payés, les retraites, la couverture des accidents du travail et le droit de vote des femmes, développe l’éducation, l’accès au logement... Quelques années suffisent à cimenter la haine des dominants à son égard, qui ne disparaîtra plus. En 1955, les militaires prennent le pouvoir. Ils abolissent l’IAPI et détruisent l’industrie, coupable à leurs yeux de contribuer au développement d’une classe ouvrière mobilisée. Mais Perón a d’ores et déjà changé la donne en dotant la population d’armes qui lui permettent de lutter.

Depuis soixante-dix ans, le pendule argentin oscille donc entre agriculture et industrie, entre l’oligarchie et ce que Perón appelle « le peuple ». 1955, 1966, 1976 : à échéance régulière, des coups d’État interrompent des tentatives plus ou moins audacieuses de développement industriel. Après le retour à la démocratie, en 1983, le néolibéralisme se charge d’imposer l’ancienne feuille de route des militaires. Il conquiert même certaines franges du péronisme sous les mandats de M. Carlos Menem, entre 1989 et 1999.

« Cette crise ne sera pas une simple crise de plus, mais la dernière », proclame M. Macri en 2018. La politique argentine ressemble toutefois à une succession de tables rases. En 1976, le ministre de l’économie de la junte, José Alfredo Martínez de Hoz, affirme déjà : « Ceci n’est pas un simple changement, du type de ceux, nombreux, que le pays a connus ces dernières années. Il s’agit de tourner une page dans l’histoire politique, économique et sociale du pays, ce qui signifie le début d’une nouvelle ère [5]. » Presque trente ans plus tard, le péroniste de gauche Néstor Kirchner (2003-2007) promet à son tour la rupture avec une période noire qui, selon lui, englobe la dictature et les premières présidences du retour à la démocratie : « Nous sommes en train de mettre fin à un cycle qui a commencé en 1976, et qui a implosé en nous entraînant dans l’abîme en 2001 [6]. »

M. Daniel Pelegrina se montre néanmoins optimiste. Le président de la Société rurale argentine (SRA) nous reçoit dans les bureaux de son organisation, qui représente les grands exploitants agricoles. Entre les édifices modernes qui bordent cette rue piétonne du centre-ville de Buenos Aires, le bâtiment détonne : une façade en pierre de taille, de larges fenêtres ornées de motifs fleuris, des balcons en encorbellement. L’immense porte d’entrée s’entrebâille sur un porche bordé de colonnes, que l’on traverse pour atteindre la réception. Le regard est alors aspiré par un escalier qui semble avoir été conçu pour accueillir des géants. Parcourant une à une les marches, les yeux se posent enfin sur le plafond garni de vitraux colorés, une vingtaine de mètres plus haut. Baigné de lumière, un buste en bronze trône au pied de l’escalier : celui de José Martínez de Hoz, fondateur de la SRA en 1866 et grand-père du ministre de l’économie de la dictature de 1976.

« Nous avons retrouvé la confiance », s’enflammait M. Pelegrina lors de l’inauguration de la cent trente-deuxième exposition rurale, le 28 juillet 2018, avant de faire ovationner le chef de l’État. M. Macri n’avait-il pas supprimé l’impôt sur les exportations, introduit en 2002 par l’éphémère président Eduardo Duhalde ? Imaginé au milieu des années 1950, le dispositif — baptisé « rétentions » — visait deux objectifs : inviter le secteur agraire à contribuer au financement de l’État et réduire le coût du panier de consommation des ménages. Le pays exporte en effet les mêmes produits que ceux qu’il consomme : en l’absence de mécanisme de correction, le prix d’un kilogramme de bœuf sur les étals argentins dépend donc du cours mondial de la viande, trop élevé pour les bourses locales. Les rétentions (environ 30 centimes pour chaque dollar perçu pendant la « période Kirchner ») réduisent mécaniquement le coût des produits exportables lorsqu’ils sont vendus sur le marché intérieur.

Un mécanisme « injuste », qui piétine le principe de la propriété privée, estime M. Pelegrina. C’est que, à la SRA, on ne badine pas avec la propriété privée, dont la pleine jouissance confère aux exploitants agricoles un pouvoir colossal. On le mesure en traversant la pampa. D’immenses bâches blanches y protègent le soja, déjà récolté. Elles permettent de conserver la céréale jusqu’à un an : transformé en spéculateur, l’agriculteur peut alors attendre les meilleurs prix et la plus forte valorisation du dollar pour écouler sa production. Quitte à priver le reste du pays des devises dont il a besoin. Cela lui est même bénéfique : moins les dollars entrent, plus le cours du billet vert augmente, et plus la rente agricole enfle.

Un large sourire éclaire donc le visage de M. Pelegrina lorsque nous le rencontrons. M. Macri a épousé l’analyse du président de la SRA lors de son discours de juillet 2018 : le problème de l’Argentine découle de « la taille insoutenable d’un État inadapté à la réalité économique et productive du pays ». La solution ? Ajuster les dépenses de la nation à l’enveloppe qu’accepte de lui verser le secteur agraire. « Ne pas vivre au-dessus de nos moyens », traduisait M. Macri dans un discours, la mine contrite, le 3 septembre 2018.

« Dollars ! Euros ! Change ! Change ! » Sous les fenêtres des bureaux de la SRA, l’humeur est moins joyeuse. Comme chaque fois que la monnaie locale est sous pression, des spéculateurs à la sauvette bourgeonnent dans les rues du centre-ville. On les appelle arbolitos, « petits arbres ». Entre janvier et la fin septembre 2018, le cours du peso a chuté de 118 %, amputant un pouvoir d’achat par ailleurs gangrené par l’inflation, qui devrait frôler 50 % cette année.

Ici, les logements et les voitures sont réglés directement en billets verts. Et rares sont les économies qui ne prennent pas la direction d’un arbolito, d’un bureau de change ou d’un compte libellé en devise américaine. « La Réserve fédérale a calculé que 20 % des dollars qui ne circulent pas aux États-Unis se trouvent en Argentine », relevait récemment le quotidien Clarín (22 octobre 2018), cependant que l’économiste Santiago Fraschina estime la fuite des capitaux à près de 109 milliards de dollars depuis l’élection de M. Macri, soit environ un sixième du produit intérieur brut (PIB) en 2017 [7]. Alimentée par l’inquiétude des épargnants, cette hémorragie l’aggrave à son tour en aiguillonnant l’inflation.

Confrontée à ce cercle vicieux, la présidente Cristina Fernández de Kirchner (2007-2015) avait tenté de retenir les dollars en instaurant un contrôle des changes en 2011. M. Macri adopte une stratégie différente : offrir des taux d’intérêt stratosphériques aux investissements spéculatifs. Au mois d’octobre 2018, ceux-ci avoisinaient 70 %. Un scénario idéal pour que se mette en place le fameux effet boule de neige par lequel les emprunts d’hier doivent être remboursés par d’autres, plus coûteux encore. Or la dette a constitué l’une des clés de voûte de la stratégie de M. Macri : en Argentine, renoncer à imposer le secteur agraire laisse peu d’options.

Coupes budgétaires inédites

Dans un premier temps, le président-chef d’entreprise a pu compter sur la bienveillance des marchés financiers, ravis du retour du pays latino-américain dans le giron des contrées accueillantes. Il ne s’est donc pas privé : « Le gouvernement [argentin] a plus emprunté que n’importe quel autre pays émergent depuis l’élection de M. Macri », constatait le Financial Times le 19 octobre 2017. « Environ 100 milliards de dollars en deux ans », calcule pour nous M. Axel Kicillof, ancien ministre de l’économie de la présidente Fernández de Kirchner. La dette, qui s’établissait à 40 % du PIB en 2015, dépasse désormais 75 %, après avoir bondi de vingt points de pourcentage au cours de la seule année 2018.

« Le programme de ce gouvernement sort tout droit de la boîte à outils des années 1990, poursuit M. Kicillof. À l’époque, la mondialisation financière mettait des capitaux financiers à disposition des pays périphériques. Tout cela a changé. » Depuis 2015, la Réserve fédérale américaine a procédé à huit hausses de ses taux directeurs, contribuant à détourner l’intérêt des investisseurs. Bientôt, le gonflement rapide des créances du pays alarme jusqu’aux spéculateurs les plus aventureux. Le gouvernement choisit alors de faire appel au FMI, qui lui accorde le plus important plan d’« aide » de l’histoire de l’institution : 57 milliards de dollars. Les Grecs auraient pu raconter la suite, qui avaient eux-mêmes vu dans l’expérience argentine de la fin des années 1990 le cauchemar qui les attendait. « Si vous coupez les budgets de l’État et que vous augmentez les taux d’intérêt, vous étranglez l’économie, résume M. Kicillof. Sans surprise, le chômage a augmenté et la pauvreté a explosé. Tout comme l’inflation et la dette… »

Chez les libéraux, on soigne l’austérité par une dose supplémentaire de rigueur. En octobre 2018, le quotidien Clarín, proche du pouvoir, décrit les coupes budgétaires de M. Macri comme « réellement inédites » (23 octobre 2018). La suppression (ou la réduction) des subventions au transport ou à l’énergie provoque un accroissement soudain du coût de la vie. « Certains retraités consacrent désormais jusqu’à la moitié de leur pension au paiement de leur facture de gaz », relève Sbattella. La production industrielle a reculé de 11,5 % entre septembre 2017 et septembre 2018. Le tour de vis aggrave un tableau déjà sombre : à elle seule, la décision de laisser fluctuer le peso sur les marchés, le 17 décembre 2015, a provoqué une chute de la monnaie locale d’environ 40 % face au dollar en un jour. Conséquences : la pauvreté passe en un an de 29 % à 33 % de la population ; les recettes des exportateurs de produits agricoles bondissent de 40 %, en vingt-quatre heures [8].

En octobre 2018, certains députés s’interrogent sur l’opportunité d’inviter les grands propriétaires à payer l’impôt sur le patrimoine, dont ils sont exonérés. L’idée n’est pas retenue. Le FMI exigeant le retour de l’impôt sur les exportations (les « rétentions »), le président Macri obtient qu’il demeure « raisonnable » : 4 pesos par dollar, indépendamment de l’évolution du cours du billet vert. « Il faut bien que chacun fasse un effort », justifie M. Pelegrina.

La veille de notre rendez-vous à la SRA, diverses organisations sociales et syndicales avaient orchestré une mobilisation pour dénoncer la politique du gouvernement. La manifestation a été réprimée par la police. Avec l’arrivée au pouvoir de M. Macri, celle-ci a retrouvé le droit d’utiliser matraques et balles en caoutchouc. Lorsque nous évoquons l’événement, M. Pelegrina semble n’en avoir retenu, comme la plupart des médias, que les jets de pierres d’une poignée de manifestants encagoulés. Il ne s’agissait pas de manifestations, tranche-t-il, mais d’ « actes de violence orchestrés par des activistes pour déstabiliser l’État dans une perspective anarchiste ». « Comme un écho aux manifestations de 2008 ? », l’interroge-t-on.

À l’époque, les producteurs agricoles étaient également descendus dans la rue, contre un projet de hausse des « rétentions ». Le cours des matières premières agricoles s’envolait ; aux yeux du gouvernement de Mme Fernández de Kirchner, rien de justifiait que les agriculteurs soient les seuls Argentins à en profiter. La SRA et ses alliés bloquèrent donc le pays pendant cent vingt-neuf jours, entravant l’approvisionnement des centres urbains. L’épisode fut émaillé de multiples actes de violence, notamment lorsque des groupes d’extrême droite décidèrent de soutenir les manifestants.

M. Pelegrina ne comprend d’abord pas notre question. Puis le rouge lui monte aux joues : « Mais cela n’a rien à voir ! Dans notre cas, les protestations ressemblaient à celles des agriculteurs français quand ils défilent avec des moissonneuses-batteuses sur les Champs-Élysées ! » On peine à se souvenir de telles manifestations, mais, sous les moulures de cet immense bureau, dans un bâtiment présenté fièrement comme « d’inspiration française », les propos de « monsieur le président » reflètent surtout une conviction largement partagée dans la bonne société argentine : ressembler aux Européens garantit de se ranger du côté de la civilisation. Un privilège inaccessible aux « têtes noires » de la rue.

Des « têtes noires » d’autant moins enclines à accepter le modèle économique qui sied aux propriétaires que, depuis Perón, elles disposent d’un atout de taille pour se défendre : les syndicats. « Sous Perón, le héros de la société n’était pas le soldat ou le curé, mais le travailleur, explique M. Horacio Ghilini, dirigeant du Courant fédéral au sein de la Confédération générale du travail (CGT). Mais attention : “travailleur” au sens large. Chez les péronistes, tous les citoyens sont des travailleurs : les ouvriers, bien sûr, mais également les retraités, les étudiants et les chômeurs — qui sont des travailleurs privés de travail. Même les patrons sont des travailleurs, dès lors qu’ils ne sont pas des exploiteurs. D’où les efforts de Perón pour doter les syndicats de pouvoirs, indépendamment de l’État. Car le péronisme, ce n’est pas l’étatisme. »

Les organisations de travailleurs — « organisations libres du peuple » en langage péroniste — collectent les cotisations salariales et patronales. Grâce à ces sommes, elles offrent à leurs membres crèches, équipements sportifs, hôtels de tourisme. Le syndicat des concierges s’est même doté d’un journal : Página 12, le seul quotidien national de gauche. Les syndicats gèrent des caisses de retraite ainsi qu’un système de protection sociale élargi aux familles des membres, les « œuvres sociales ». Sur quarante millions d’Argentins, « presque vingt millions sont couverts par les œuvres sociales syndicales », nous explique fièrement le syndicaliste Nestor Cantariño [9].

Autoritarisme et intimidations

« Cela nous donne un pouvoir énorme, même lorsque l’État est contre nous, renchérit M. Pablo Biro, responsable du syndicat des pilotes de ligne. Nous avons une capacité d’action dont ne jouissent pas les syndicats des pays voisins. » « D’action et de discipline », ajoute-t-il en sortant son téléphone portable. Tout en recherchant une photographie, il nous raconte : « Mon syndicat réunit des pilotes rémunérés 7 000 dollars par mois, qui travaillent pour Total, et d’autres qui gagnent à peine 400 dollars. Parfois, il est difficile d’obtenir la solidarité des uns envers les autres. Mais avoir un syndicat unique permet de s’assurer que, si le choix de participer ou non à une action demeure libre, il implique des conséquences. En 2005, nous avons décrété la participation de notre syndicat à une grève générale. Tous les membres ont suivi, sauf seize personnes. »

Il nous tend alors son téléphone. L’image qui s’affiche montre une plaque de marbre fixée au sol à l’entrée des locaux du syndicat. « Juste devant la porte : impossible de ne pas la voir », précise-t-il. Sur la plaque, ce message : « Le 7 juillet 2005, le syndicat des pilotes a décrété une cessation totale des activités de quarante-huit heures. (…) Pour nos enfants, pour les enfants de nos enfants et pour toutes les générations futures de pilotes, (…) nous consignons ici le nom des individus qui ont tourné le dos à la communauté des pilotes. » Suivent seize noms.

Quand Perón entre en scène, écrit le latinoaméricaniste Alain Rouquié, « la souveraineté populaire et le suffrage sont fermement dirigés par les représentants de l’élite établie. Ceux-ci n’ont jamais tout à fait cessé de penser, avec le ministre de l’intérieur Eduardo Wilde, que « le suffrage universel est le triomphe de l’ignorance universelle » [10] ». Au citoyen, l’oligarchie préfère le propriétaire ; Perón, le « travailleur ». Or « les revendications des travailleurs prennent davantage la forme d’une exigence de justice sociale que d’une demande de démocratie », estime M. Ghilini.

Il arrive donc que les combats syndicaux ne suivent pas la voie royale de l’émancipation balisée par les textes canoniques du « socialisme par les livres ». Clientélisme, autoritarisme, verticalisme, opportunisme, égoïsme, opacité, corruption ou intimidations à peine masquées (comme au sein du syndicat des pilotes) sont autant de défauts communs aux « organisations libres du peuple ». Des défauts que dénonce l’extrême gauche locale, aux bases sociales souvent rachitiques, et que reconnaissent volontiers les syndicalistes que nous rencontrons. Ces derniers interrogent cependant : le pouvoir peut-il exister sans prêter le flanc à ce type de dérive ? « Le péronisme est une structure de conquête du pouvoir, pas de défense d’une pureté idéologique », résume Sbattella. Entre pureté et efficacité, ses militants ont choisi.

Le camp adverse également. Le 28 avril 2018, une enquête du magazine Noticias révélait que l’actuel ministre de l’économie Nicolás Dujovne pratiquait l’évasion fiscale, tout comme le président, dont le nom apparaît dans les « Panama Papers ». « Dès ses premiers mois au pouvoir, Mauricio Macri a pris une série de décisions qui ont directement favorisé sa famille et ses amis », écrit la journaliste Gabriela Cerruti dans son enquête Big Macri (2018). Elle cite, entre autres exemples, l’annulation de la dette de la poste argentine (Correo Argentino), « une société appartenant à sa famille et qui devait 70 milliards de pesos [environ 5 milliards d’euros] à l’État ». « Quand une entreprise est aussi grande que la nôtre, ce qui s’y passe n’a plus vraiment d’importance, a expliqué le futur chef d’État à Cerruti avant son élection. Combien de nouveaux chantiers peut-on inaugurer ? Combien de voitures supplémentaires peut-on produire ? Au bout d’un moment, ce qu’il faut, c’est peser sur l’économie dans son ensemble. »

Pourtant, à lire la presse, la corruption serait l’apanage des proches de Mme Fernández de Kirchner. Dans les principaux journaux (aux mains de l’oligarchie), pas une édition sans quelques pages consacrées au sujet, et aux procédures judiciaires dont l’ancienne présidente ferait l’objet si ses collègues sénateurs décidaient de la priver de son immunité. Ce qui ne signifie pas que le plumage des péronistes épouse la couleur des sommets andins : « La corruption existe dans tous les domaines, nous explique un cadre du Parti justicialiste (PJ, le parti péroniste). Un exemple : un ami avec lequel je militais a obtenu des responsabilités dans un hôpital. Quand il a eu besoin d’y faire réaliser des travaux de peinture, il m’a proposé de monter une équipe et de lui reverser 10 % du montant que je toucherais. C’est comme ça ici… »

Dans la perspective de la présidentielle d’octobre 2019, « le pouvoir, la justice et les médias tentent d’associer toute forme de redistribution de la richesse à la corruption », analyse le syndicaliste José Luis Casares. En d’autres termes, voter Fernández de Kirchner — que M. Macri a érigée en adversaire principale de sa politique, même si, pour l’heure, elle n’est pas candidate — reviendrait à entériner les malversations. Chez certains électeurs, l’argument porte, comme il a porté au Brésil. Chez d’autres, il fait sourire. « On dit que Cristina a volé -commente M. Hugo Damans, un retraité contraint à une activité professionnelle régulière pour boucler ses fins de mois- Peut-être qu’elle a demandé une commission ici ou là à des gens de “la haute”. Tant pis pour eux. À nous, les travailleurs, en tout cas, elle n’a rien volé. Au contraire. À nous, elle a beaucoup donné. »

Chez les péronistes, l’heure est à la négociation. « On n’écrit pas de programme, on ne fait pas de congrès : on discute, nous explique en souriant le dirigeant péroniste Mario Dieguez. D’abord, on se débrouille pour gagner l’élection. Ensuite, on décide du programme qu’on applique. » Les perspectives seront toutefois différentes selon que le PJ présentera M. Miguel Ángel Pichetto (héritier de M. Menem) ou Mme Fernández de Kirchner. Sans parler de la possibilité que, comme en 2015, les péronistes partent à la bataille divisés : la conception monarchique que se font du pouvoir l’ancienne présidente et son entourage a souvent irrité.

« Dans la situation actuelle, je discerne deux scénarios, nous explique l’économiste Claudio Katz. Ou bien la crise économique se poursuit dans une forme d’agonie prolongée, à la grecque. Ou bien elle dégénère en explosion sociale, comme en 2001 » — lorsque le pays avait connu la plus sévère crise économique de son histoire. « Malheureusement, je ne suis pas sûr que le second scénario soit le meilleur. La possibilité de sortir de la crise avec une figure progressiste, comme cela avait été le cas avec Néstor Kirchner, dépend de circonstances nationales et internationales dont rien ne dit qu’elles soient rassemblées cette fois-ci. En 1989, par exemple, la crise avait conduit au remplacement d’un gouvernement de droite par un autre… plus à droite. »

Même s’ils concèdent que M. Macri jouit d’une singulière longévité — « avec la politique qu’il mène, d’autres auraient déjà dû s’enfuir en hélicoptère ! » —, certains péronistes, notamment syndicalistes, se préparent à la perspective d’une « rupture » : une crise politique suffisamment profonde pour « empêcher le pouvoir de se recycler sous une nouvelle forme ». Discrètement, pour ne pas trop effrayer les marchés, des scénarios d’urgence sont échafaudés « pour lever, d’emblée, les obstacles sur lesquels nous avons toujours achoppé ». En nationalisant le commerce extérieur, en réglementant vigoureusement les secteurs des médias et de la justice… Une politique qui ne sera pas plus facile à mettre en œuvre en Argentine qu’ailleurs. « C’est vrai -nous répond l’un de nos interlocuteurs- mais, si nous ne parvenons pas à pousser la démocratie au-delà des limites du social-libéralisme, nous nous retrouverons dans la même situation dans dix ou quinze ans. »

Renaud Lambert pour Le Monde diplomatique

Le Monde diplomatique. Paris, Janvier 2019

*Renaud Lambert, Journaliste français au Monde diplomatique @renaudlambert
Between wealthy landowners and urban workers

ARGENTINA SWINGS INTO FINANCIAL CRISIS

Argentina is yet again in financial trouble, and has taken an enormous IMF bailout. Agricultural oligarchs have all the money and most of the power ; the working class only have their unions. Will the pendulum swing once more ? (...) Read more

Notes

[1« Mauricio Macri, Argentina’s new president », Financial Times, Londres, 23 novembre 2015.

[2Source : Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc) des Nations unies.

[3Bruno Susani, Le Péronisme de Perón à Kirchner. Une passion argentine, L’Harmattan, coll. « Horizons Amérique latine », Paris, 2014.

[4Facundo Barrera et José Sbattella, « Regulación del comercio exterior y apropiación de rentas. Pasado y presente de la medida », dans Pablo Ignacio Chena, Norberto Eduardo Crovetto et Demian Tupac Panigo (sous la dir. de), Ensayos en honor a Marcelo Diamand. Las raíces del nuevo modelo de desarrollo argentino y del pensamiento económico nacional, Miño y Dávila editores, Buenos Aires, 2011.

[5Cité par André Gunder Frank, Crisis : In the Third World, Holmes & Meier Publishers, New York, 1981.

[6Cité par Bruno Susani, Le Péronisme de Perón à Kirchner, op. cit.

[7Santiago Fraschina, « Dibujovne », Página 12, Buenos Aires, 21 octobre 2018.

[8Puisque leurs revenus sont libellés en dollars, mais liquidés en pesos.

[9Quatre travailleurs sur dix, en moyenne, sont membres d’un syndicat. Les négociations valent pour l’ensemble des salariés de la branche concernée.

[10Alain Rouquié, Le Siècle de Perón. Essai sur les démocraties hégémoniques, Seuil, Paris, 2016.

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