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24 janvier 2003

« Qui annule sa dette relève sa tête » Jean-Marie Harribey

par Jean-Marie Harribey

 

Un riche bien établi dit à un ambitieux qui veut le devenir :
Qui paie ses dettes s’enrichit.
L’autre répond  : Comment puis-je m’enrichir si, pour rembourser ma dette, je suis obligé de m’endetter de nouveau ?

Le riche ricane : On voit bien que tu es un novice. Tu n’as qu’à faire comme moi : tu prêtes.
L’autre : Mais à qui ?

Le riche : Retourne-toi, il y a un pauvre derrière toi et il veut emprunter ; prête-lui.
L’autre  : Je lui prête ou il m’emprunte ?

Le riche  : C’est pareil. Tu me fais perdre mon temps et tu vas me devoir davantage.
L’autre, ahuri : Pourquoi ?

Le riche  : Parce que le temps, c’est de l’argent. On ne te l’a jamais dit ?
L’autre : " Non. Le temps fait de l’argent ?

Le riche : Oui, à condition qu’un pauvre travaille pendant ce temps-là.
L’autre  : Je croyais qu’on ne prêtait qu’aux riches.

Le riche, agacé  : On prête aux riches qui ont beaucoup de pauvres qui travaillent pour eux et à certains pauvres qui travaillent deux fois plus.
L’autre : Mais ce que produisent les pauvres leur appartient.

Le riche : Non, si tu as prêté à un pauvre pour qu’il travaille, ce qu’il produira nous reviendra. "
L’autre : J’ai compris à qui il faut prêter. Mais avec quoi ?

Le riche : Je te l’ai déjà dit. Je te prête.
L’autre  : Mais toi, d’où tu le tiens ce que tu me prêtes ?

Le riche : Ah ça mais, tu ne comprends donc rien. J’ai connu des pauvres avant toi ! Mais il y en a encore. Dépêche-toi, sinon je vais les prendre. Et puis, tais-toi maintenant car ils pourraient nous entendre.

Histoire vraie. Histoire sordide. L’histoire de la génération d’une dette qui n’existait pas il y a 40 ans et qui atteint aujourd’hui 2030 milliards de dollars + 465 milliards de dollars si l’on inclut les pays de l’Est. Donc un total de 2500 milliards de dollars de dettes des pays les plus pauvres de la planète vis-à-vis des grandes institutions financières internationales, des grandes banques occidentales ou des Etats développés. L’histoire d’une formidable ponction opérée par le système financier capitaliste mondial sur les peuples les plus démunis. Une ponction qui est normalement programmée pour être sans fin grâce à un mécanisme infernal de reproduction de la dette à une échelle de plus en plus vaste, que l’on ne pourra briser que par une annulation pure et simple.

1. L’engrenage de la dette

Après la 2ème guerre mondiale, le monde découvre la réalité du sous-développement. C’est l’époque des luttes pour l’indépendance à l’égard des puissances coloniales ou vis-à-vis des deux blocs de la guerre froide. Dans les années 50, une conscience du tiers monde émerge lors des conférences de Bandung (1955), puis plus tard de Belgrade (1961) ou d’Alger (1973). Quelques pays amorcent au cours des années 50 et 60 des processus de développement économique sur une base nationaliste, parfois selon une voie non capitaliste. Que l’on songe à l’Inde de Nehru, la Yougoslavie de Tito, l’Egypte de Nasser, le Cuba de Castro et du Che, la Chine de Mao.

Ces amorces de développement se font alors sans être complètement subordonnées à des procédures de financement dont étaient maîtres les banques et institutions internationales. La majeure partie des flux de capitaux allant du Nord vers le Sud sont, dans les années 50 et 60, d’origine publique. La subordination du tiers monde à l’époque passait essentiellement soit par un colonialisme classique encore non aboli, soit par une non maîtrise de l’exploitation et du prix des matières premières dans lesquelles la production des pays du tiers monde destinée à l’exportation était spécialisée. Les deux principales manifestations de cette subordination étaient alors l’échange inégal et la dégradation des termes de l’échange. Ces deux problèmes subsistent encore aujourd’hui, mais ils sont aggravés par l’engrenage de la dette.
Tout va changer en effet à partir du début des années 70. Sous la conjonction de deux séries d’éléments concomitants.
Le premier est la crise du capitalisme qui éclate à ce moment-là et qui se traduit par une baisse de la rentabilité du capital, c’est-à-dire des opportunités de profit, par un effondrement en 1971 du système monétaire international fondé à Bretton-Woods (1944) et la chute du dollar déjà miné à cause de l’accumulation de dollars dans le monde, et par le quadruplement du prix de pétrole en 1973.

Les grandes banques occidentales vont se trouver à la tête de dollars accumulés depuis plusieurs années à cause du déficit de la balance des paiements américaine et soudainement accrus après le premier choc pétrolier. Elles vont donc, à un moment où la croissance des pays industrialisés donne des signes de fatigue, être prises d’une frénésie pour octroyer des prêts faciles aux pays du tiers monde et inciter ceux-ci à y avoir recours. Les taux d’intérêt réels sont très bas à cause d’une inflation forte. Et, par chance pour les pays du tiers monde, la hausse du prix des matières premières pendant la décennie 70 promet à ceux-ci des recettes d’exportation capables de les aider à rembourser leurs emprunts. La conséquence est que de 1973 à 1981, les créances des banques privées sur les pays en voie de développement progressèrent de 28% par an en moyenne. De 1974 à 1982, le ratio de la dette extérieure sur les exportations est passé de 72,2% à 113,7%, et le ratio du service de la dette sur les exportations est passé de 8,5% à 17,2%. Cette détérioration des ratios est surtout marquée en Amérique latine (doublement du premier ratio et 26,4% pour le second) et en Afrique (triplement du premier ratio ; le second ne progressant que jusqu’à 13,3% parce que la part des financements publics était restée importante). Seule, l’Asie du sud-est maintenait des ratios plus supportables parce qu’elle bénéficiait d’une croissance forte et d’exportations importantes.

Le deuxième élément expliquant la montée de l’endettement des pays du tiers monde est plus politique. Au début de la décennie 70, les élites capitalistes prennent conscience que le risque est grand de voir le tiers monde basculer dans la voie d’un développement alternatif qui est perçu comme une menace communiste. Les Etats-Unis sont embourbés au Vietnam et s’apprêtent à subir une défaite, le Chili tente une expérience originale avec Allende, et même au bout de l’Europe le Portugal se défait de la dictature de Salazar avec la révolution des œillets. Aussi l’ONU ainsi que les institutions comme le FMI et la Banque mondiale lancent-elles à tour de rôle des " décennies du développement " annonçant pour demain la fin de la misère et de la malnutrition dans le monde. La révolution agricole verte doit empêcher la révolution rouge. Tous les projets de développement présentés par les pays du tiers monde sont acceptés sans aucune réticence et même encouragés, fussent-ils pharaoniques et destructeurs d’environnement comme le barrage d’Inga dans l’ex-Zaïre, celui sur la Narvada en Inde, celui de Kedung Ombo en Indonésie, ou comme la route transamazonienne au Brésil, ou fussent-ils, et à plus forte raison, commandés par des régimes dictatoriaux ou fascistes comme l’Indonésie de Suharto, le Brésil des militaires, l’Argentine de Videla et plus tard le Chili de Pinochet.

Cette conjoncture financière qu’on aurait pu considérer comme favorable aux pays du tiers monde ne va pas durer. Favorable, parce qu’un endettement n’est pas quelque chose de malsain si la croissance et notamment la croissance des exportations sont supérieures aux taux d’intérêts réels. Or, immédiatement après le 2nd choc pétrolier, en 1979, les Etats-Unis effectuent un retournement complet de leur politique monétaire. Pour mettre fin à l’inflation et enrayer la chute du dollar, la FED (banque centrale américaine) amorce une politique de taux d’intérêt très élevés qui va se propager rapidement dans le monde entier et avoir des conséquences désastreuses pour les pays du tiers monde très endettés. Non seulement le coût du crédit se trouve brutalement renchéri car 70% de la dette avait été contractée à des taux d’intérêt variables, mais ce renchérissement s’opère au moment où s’achève la décennie faste pour le tiers monde en ce qui concerne les prix des matières premières qui recommencent à baisser au début de la décennie 80.

Résultat : des recettes d’exportations procurant des devises aux pays en voie de développement en baisse et nécessité de recourir à de nouveaux emprunts pour rembourser les précédents. Simultanément, les pays développés entrent en récession après que les politiques monétaristes d’austérité ont aggravé les conséquences du 2nd pétrolier. Il s’ensuit que les importations des pays développés en provenance des pays en voie de développement se contractent, précipitant ces derniers dans la crise.

La première crise de l’endettement éclate en août 1982 lorsque le Mexique annonce qu’il n’est plus en mesure d’honorer le service de sa dette et qu’il cesse de rembourser et de payer ses intérêts. Cette cessation de paiement survient après la dégradation des capacités de paiement pour les raisons évoquées plus haut et aussi après le départ d’une masse énorme de capitaux internationaux (22 milliards de $) qui fuyaient un peso considéré comme surévalué.

La crise du Mexique ébranle le système bancaire mondial, d’autant plus fortement que ce pays était considéré comme l’un des plus fiables parmi le tiers monde eu égard à ses réserves pétrolières. La vulnérabilité du système bancaire apparaît donc au grand jour puisque le montant total de l’endettement extérieur des pays du tiers monde atteint, à la fin 1982, 635 milliards de $, et que cet endettement est très concentré dans la mesure où près de la moitié du total est répartie entre 5 pays seulement (Brésil, Mexique, Argentine, Corée du Sud et Vénézuela).

C’est le point crucial pour la compréhension des enjeux de la résolution de la crise de la dette. De par leurs liens avec l’Amérique latine et leur domination sur elle, les Etats-Unis ont leurs banques très impliquées avec les pays les plus endettés du tiers monde. Les créances sur le Brésil, l’Argentine, le Vénézuéla et le Chili représentaient, en 1982, 141% des fonds propres de la Morgan Guaranty, 154% de ceux de la Chase Manhatan Bank, 158% de ceux de la Bank of America, 170% de ceux de la Chemical Bank, 175% de ceux de la City Bank et 263% de ceux de la Manufacturers Hanover.
Dès lors, le mot d’ordre financier, bancaire et politique international devient, non pas sauver les pays endettés, mais sauver les banques créancières de la faillite. Et c’est là qu’entrent en scène le FMI et la BM. Acte II.

2. Le rôle des institutions financières internationales

Depuis 1971, le FMI n’avait plus de rôle officiel puisqu’il avait été créé en 1944 pour garantir le respect des accords de Bretton Woods, notamment le maintien de la parité des changes. L’abolition des changes fixes, le passage aux changes flottants ainsi que la libéralisation du mouvement des capitaux et la montée en puissance des banques privées, avaient mis un peu au chômage technique le FMI. La crise de la dette allait lui redonner de l’ouvrage. Essentiellement pour asservir définitivement les pays du tiers monde au capitalisme de plus en plus libéral. Au moyen de deux mécanismes : le report des échéances et surtout les plans d’ajustement structurel.

Le report des échéances ou rééchelonnement de la dette consiste à accorder un délai supplémentaire pour le remboursement des emprunts tout en continuant à payer les intérêts. En justifiant cela par l’idée que la difficulté de paiement de pays endettés n’était que passagère et que les banques pouvaient donc continuer à leur prêter des sommes uniquement pour rembourser les précédentes. Pis encore, en faisant jouer à certains pays déjà très endettés le rôle d’intermédiaires entre les banques et d’autres pays encore plus endettés. C’est ainsi qu’en mars 1984, le Mexique et le Brésil, qui n’arrivaient déjà à payer leurs intérêts qu’au moyen de nouveaux prêts, ont été invités à avancer 300 millions de dollars à l’Argentine pour éviter aux banques engagées dans ce dernier pays d’avoir à reconnaître la détention de créances douteuses.
Mais ces artifices étaient évidents. Ils ne pouvaient être utilisés que parce que, parallèlement, une machine redoutable entrait en action : les plans d’ajustement structurel (PAS).
Ajuster : en économie, ce mot signifie broyer, ou, plus soft, flexibiliser.
Structurel : en économie, ce mot désigne le social.
Résumé : ajuster le structurel, c’est broyer le social.

Même à l’époque où les crédits étaient accordés aux pays du tiers monde à des taux d’intérêt réels faibles, ce n’était pas sans exiger d’eux le respect de normes libérales strictes. Par exemple, Robert McNamara qui s’y connaissait en matière de guerre contre les peuples puisqu’il avait dirigé celle contre le Vietnam avant de diriger la BM, déclarait en 1968 : " L’unique limitation des activités de la Banque mondiale est la capacité des pays membres d’utiliser notre assistance de manière efficace et de rembourser nos prêts dans les termes et les conditions que nous déterminerons. "

Mais à partir de la crise de la dette de 1982, le FMI et la BM vont conditionner l’octroi de nouveaux crédits ou le rééchelonnement de la dette à l’adoption de programmes dits PAS qui, dans un premier temps vont avoir pour objectif de faciliter la gestion de la dette, c’est-à-dire d’éviter la faillite des grandes banques, mais rapidement vont devenir des instruments d’intégration et de sujétion des pays endettés aux mécanismes du marché capitaliste mondial.

Les PAS présentent deux volets :

un volet de stabilisation économique à court terme qui se décline en trois dimensions :

. la dévaluation de la monnaie (63% pour le dinar algérien en 1994, 50% pour le franc CFA en janvier 1994) et la suppression du contrôle des changes ;
. l’austérité budgétaire publique avec la diminution du nombre de fonctionnaires, de leurs salaires, et la baisse des budgets sociaux et des dépenses d’éducation et de santé ;
. la libéralisation des prix, la suppression des subventions notamment en faveur des produits de base (pain, riz, tortilla, eau, électricité, transport) et de l’indexation des salaires.

un volet de réformes structurelles qui visent toutes à libéraliser l’économie :

. libre circulation des capitaux (fin du contrôle sur les investissements étrangers), libéralisation du commerce extérieur (ouverture aux produits étrangers) ;
. privatisations du système bancaire et des entreprises publiques ;
. privatisation de la terre (contre-réforme agraire) ;
. priorité à la production destinée à l’exportation par rapport à la production vivrière ;
. déréglementation du marché du travail et limitation du pouvoir des syndicats ;
. réforme fiscale anti-redistributive : généralisation de la TVA et surtout pas d’impôt sur le capital.

L’enjeu des PAS est clair : eliminer définitivement toute trace des modes de vie traditionnels communautaires et empêcher que le développement se fasse en empruntant une voie qui donnerait trop de place aux rapports non marchands ou qui ferait appel à une régulation collective. Par exemple, le FMI et la BM ont imposé au Mexique qu’il modifie l’article de sa constitution protégeant les biens communaux (les ejido). Ils préparent activement la privatisation des terres communautaires ou étatiques en Afrique subsaharienne.

Que l’on aille sur n’importe quel continent, les résultats des PAS sont désastreux. On note partout une aggravation des inégalités parce que ce sont les plus petits revenus qui sont le plus sévèrement touchés par l’austérité, tandis que les détenteurs de fortunes et de hauts revenus peuvent facilement changer des sommes importantes avant et après la dévaluation et ainsi protéger leurs avoirs. En Afrique, huit pays ont vu l’état nutritionnel des enfants diminuer pendant l’application des PAS. Le taux d’inscription dans les écoles primaires avait progressé de 41% à 79% entre 1965 et 1980. En 1988, il était redescendu à 67%. Le taux de mortalité infantile a augmenté de 54% en Zambie au début de la décennie 90. De 1985 à 1995, les dépenses d’éducation par habitant y ont été divisées par 6. De 1990 à 1993, la Zambie a consacré 37 millions de $ pour l’enseignement primaire et 1,3 milliard pour le service de sa dette.

Jusqu’en 1997, la Corée du Sud, la Thaïlande, l’Indonésie étaient citées en exemples par le FMI et la BM parce que les banques centrales devenaient indépendantes des gouvernements, parce que le code du travail était réformé pour permettre les licenciements, parce que la pénétration des capitaux étrangers était assurée ou parce que les conglomérats locaux étaient démantelés de façon à ce que les entreprises étrangères puissent acquérir jusqu’à 100% du capital des entreprises locales.

En réalité, la crise couvait. Les pays du sud-est asiatique avaient connu des taux de croissance faramineux basés sur des entrées de capitaux en surnombre, attirés par les bas salaires et par les taux d’intérêt maintenus à un niveau élevé pour laisser les monnaies locales accrochées au dollar. Comme les balances commerciales étaient déficitaires, cela ne faisait que renforcer le déficit des transactions courantes. Comme l’ambiance était euphorique, toutes les entreprises industrielles, financières ou immobilières, avaient largement recours au crédit qui alimentait les spéculations de toutes sortes et engendrait une surproduction croissante dans tous les secteurs. Les grands fonds spéculatifs internationaux ne craignaient rien car ils savaient qu’il y aurait de toute façon un prêteur en dernier ressort au niveau mondial. Mais quand ils ont vu en 1997 que les autorités ne pourraient plus défendre la parité de leurs monnaies avec le dollar, ils ont commencé à déserter la place. La crise dite asiatique, mais qui n’est qu’une crise capitaliste en Asie, était là.
Et pendant ce temps-là, la dette faisait son chemin.
Entre 1968 et 1980, la dette extérieure des pays du tiers monde a été multipliée par 12, puis par 4 jusqu’à aujourd’hui (le service de la dette x 6). En une trentaine d’années, elle est passée de 50 milliards de $ à 2500 : x par 50.

Le service de la dette engendré par celle-ci en 1999 :

 Tiers monde 300 M $

 Pays de l’Est 50 M $

Alors que l’aide publique au développement sous forme de prêts ne dépasse pas 50 milliards de $ : environ 0,24% des PIB des pays de l’OCDE (0,13% pour les USA), loin du 0,7% prévu.
En 1997, l’Etat fédéral brésilien a payé 45 milliards de reais d’intérêts, 72,5 en 1998, 95 en 1999, alors que le budget de la santé publique n’était que de 19,5 milliards en 1999.

L’Afrique subsaharienne rembourse chaque année 15 milliards de $, soit 4 fois plus que ce qu’elle dépense pour la santé et l’éducation.
La balance entre service de la dette et nouveaux prêts laisse apparaître un transfert du Sud vers le Nord :
1998 : 45 M $
1999 : 114,6 M $ = plan Marshall de l’après-guerre en $ actualisés.

Alors que le PNUD a calculé qu’il suffisait de 40 milliards de $ par an pour assurer l’alimentation, l’eau, l’éducation, les soins de gynécologie et d’obstétrique dans tous les pays pauvres.
En 1998, les 41 PPTE ont transféré vers les pays du Nord 1,680 milliard de $ de plus que ce qu’ils ont reçu.

La plus grande partie de la dette est une dette à l’égard des grandes institutions internationales et des Etats développés (1600 M $), et cela d’autant plus que les pays endettés sont pauvres. La dette est énorme : 2500 M $, mais ne représente qu’une très faible part de toutes les dettes contractées dans le monde : environ 6% sur 40 000 M $.

La dette est un mécanisme de transfert occulte des richesses des pays pauvres vers les pays riches, ou plus exactement des classes sociales les plus pauvres situées surtout dans les pays pauvres vers les classes sociales les plus riches situées le plus souvent dans les pays riches. C’est un mécanisme qui s’insère dans le processus de financiarisation de l’économie capitaliste à l’échelle mondiale, processus qui consiste lui-même à capter la plus grande part des richesses créées par le biais de l’augmentation de l’exploitation de la force de travail dont la spéculation fait ses choux gras.

3. L’annulation de la dette

Devant l’ampleur des désastres sociaux provoqués par les PAS et l’impossibilité d’envisager un recouvrement de la dette des pays les plus pauvres, le FMI, la BM et les pays du G7 ont décidé en 1996 un plan de réduction de la dette des pays pauvres très endettés (PPTE). La BM a retenu alors 41 PPTE. Le 19 juin 1999, le G7 réuni à Cologne a envisagé un allègement de la dette de 74 à 100 milliards de $ pour 34 pays. Ces pays sont ceux pour lesquels leur dette était jugée insoutenable parce que le PIB par habitant était inférieur à 370$ (1 $ par jour) et parce que la dette dépassait 150% des recettes annuelles d’exportations et le service de la dette dépassait 25% des recettes annuelles d’exportations. De plus, ces ratios ne devaient pas s’être améliorés de puis 3 ans. Ce projet ne porte que sur la moitié de la dette des 34 pays en question et ne représente qu’un tiers de la dette des 41 PPTE.

La presse a fait grand bruit de ces projets et les gouvernements se sont gargarisés de leur générosité. En fait, plusieurs éléments viennent rendre presque caduques les annonces faites.

D’abord, quels sont les montants de la dette pris en compte pour décider un allègement ? Premièrement, on ne prend en compte le plus souvent que le montant de la dette publique bilatérale (d’Etat à Etat) et on laisse de côté tant la dette publique multilatérale à l’égard des institutions comme le FMI ou la BM que la dette à l’égard des banques privées. Or, cela représente la part la plus faible. Deuxièmement, on ne retient que la dette publique bilatérale qui existait avant tout rééchelonnement éventuellement obtenu (principe de la date butoir).

Ensuite, il y a une véritable course d’obstacles que doivent subir les pays candidats à l’allègement de leur dette : allégeance au FMI puis négociation devant le Club de Paris qui réunit les principaux pays créanciers devant lesquels vient faire amende honorable le représentant du pays endetté candidat à l’allègement de la dette publique bilatérale.

Enfin et surtout, l’allègement de la dette est soumis à des conditions draconiennes qui ne sont ni plus ni moins que la perpétuation des PAS rebaptisés Cadre Stratégique de Lutte contre la Pauvreté (CSLP) élaboré " en concertation avec la société civile " :
 un PAS de 3 à 6 ans doit avoir été pratiqué auparavant dont les résultats doivent avoir été jugés probants par le FMI et la BM ;
 le Club de Paris décide ou non de l’allègement en vertu de l’accord de Cologne ;
 retour devant le FMI et la BM qui décident du montant exact de l’allègement dans le cadre d’un CSLP qui, pris au pied de la lettre, est une absurdité puisqu’il préconise d’un côté la poursuite des politiques libérales et de l’autre la lutte contre la pauvreté par la satisfaction des besoins essentiels et les services publics qui supposerait la fin de ces politiques libérales.

Par exemple, le Mozambique avait réussi à obtenir pour 2000 un allègement de sa dette. En octobre 1999, le FMI et la BM lui demandent de présenter un plan CSLP avant janvier 2000. Le gouvernement du Mozambique répond qu’il n’est pas possible de préparer un tel plan avec la population en si peu de temps. Le FMI et la BM décident de reporter sine die l’allègement de la dette.
La Guyane devait bénéficier d’un allègement en décembre 1999. Mais son gouvernement avait décidé d’accorder une hausse de salaire de 3,5% après une période où le pouvoir d’achat avait baissé de 40%. Le FMI et la BM demandent alors à la justice de trancher, qui accorde 20% d’augmentation de salaire. FMI et la BM décident de reporter sine die l’allègement de la dette.
Au total, sur les 100 milliards de $ d’allègement annoncés à Cologne en 1999 et rappelés à Okinawa en juillet 2000, 2,5 milliards ont été effectivement accordés, soit 1/1000 de la dette totale et 1,2% de la dette des 41 PPTE.

Enfin, il faut dire que ces annulations ne sont pas véritablement des annulations. D’abord parce que le FMI et la BM ne renoncent jamais à leurs créances. Ils n’acceptent qu’un transfert d’une partie de celles-ci sur le dos des Etats développés. C’est la raison pour laquelle ceux-ci sont si chiches avec les pays pauvres : parce que le FMI et la BM reportent sur les Etats les dettes partiellement " annulées ". C’est-à-dire, pour les Etats en question, cela signifie accroître leurs propres déficits ou lever des impôts supplémentaires.

Ensuite, les Etats qui prétendent annuler la dette bilatérale qu’a contractée à leur égard tel ou tel pays pauvre mentent effrontément. Le Japon a annoncé le 23 juillet 2000 à Okinawa une aide de 15 milliards de $ pour favoriser le développement d’Internet dans le tiers monde. Mais c’est une annonce trompeuse car il s’agit d’une aide liée qui fait obligation d’acheter au Japon le matériel informatique. Jacques Chirac, après avoir fait aux Français le coup de la fracture sociale en 1995, avant de leur faire celui de la fracture écologique en 2002, conditionne les allègements de dette des pays pauvres à des privatisations qui permettent aux multinationales françaises comme Bouygues et Vivendi d’acheter en solde des pans entiers de l’économie africaine.

En conclusion, l’annulation de la dette extérieure des pays pauvres représente une exigence de justice élémentaire mais elle ne serait de toute façon qu’une petite contrepartie de l’énorme dette sociale et écologique laissée par le développement occidental à la planète entière et aux plus démunis en particulier.
Les arguments des opposants à cette annulation n’ont aucune validité. Soit ils invoquent le risque de déstabilisation du système financier mondial. Or, la dette des pays du tiers monde n’est finalement qu’une goutte d’eau dans la dette totale. Le système financier mondial est beaucoup plus menacé par la spéculation et les crises financières périodiques qui en résultent que par l’annulation de la dette. Soit ils invoquent l’aléa moral. Il faut prendre le terme de moral dans ses deux sens. L’annulation de la dette serait immorale parce qu’elle laisserait entrevoir aux emprunteurs la perspective de ne pas rembourser. Cela prête à sourire quand on sait que les pays pauvres ont remboursé environ quatre fois leur dette depuis 1982. Et puis, les détenteurs de capitaux perdraient leur moral pour investir dans les pays dont on aurait effacé la dette. Cet argument est aussi pertinent que celui qui consiste à faire passer le bourreau pour la victime.
L’annulation de la dette extérieure des pays pauvres répond à une nécessité sociale, mais elle ne peut contribuer à faire reculer l’emprise du capitalisme financier que si elle prend place parmi un ensemble de mesures pour maîtriser l’avenir de la planète, comme le demande ATTAC :

  • respect des modes de vie des populations et de leurs moyens de subsistance ;
  • respect des droits démocratiques et syndicaux ;
  • contrôle du mouvement des capitaux par la taxation des transactions de change ;
  • taxation des revenus du capital ;
  • suppression des paradis fiscaux ;
  • remplacement des institutions internationales inféodées à la finance par des institutions contrôlées démocratiquement ;
  • pratique de taux d’intérêt les plus bas possibles.

La libéralisation du capitalisme qui a prévalu au cours des vingt dernières années a produit ses dégâts surtout dans les pays pauvres mais elle a laissé des traces profondes également dans les pays riches où, malgré la richesse produite et accumulée, la pauvreté n’a jamais été aussi forte et les inégalités aussi criantes. Le chômage au plus haut et l’inflation au plus bas, le franc fort, l’austérité budgétaire et monétaire, le freinage du pouvoir d’achat salarial alors que la productivité du travail progresse, c’étaient ou ce sont les ingrédients des traités de Maastricht et d’Amsterdam qui furentles PAS européens.

De ce fait, l’annulation de toutes les dettes publiques au monde est un objectif de premier plan parce qu’elles ne sont jamais que le moyen de transférer des richesses des pauvres vers les riches. C’était le sens de la petite historiette racontée au début de ce texte.

Jean-Marie Harribey
Bordeaux - 11 janvier 2001

Bibliographie

 « Appel des économistes contre la pensée unique, Les pièges de la finance mondiale, Diagnostics et remèdes », Paris, Syros, 2000.

 ATTAC, Contre la dictature des marchés, Paris, La Dispute, Syllepse, VO Editions, 1999.

 Les peuples entrent en résistance, Genève, CADTM, CETIM, Syllepse, 2000. Site : attac.org

 Chesnais F., Tobin or not Tobin ? Une taxe internationale sur le capital, Paris, L’Esprit frappeur, 1998.

 Harribey J.M., « La taxe Tobin contre le capitalisme financier ? », Economie et politique, n° 267-268 (540-541), juillet-août, p. 39-42. Publié en espagnol dans Iniciativa Socialista, n° 56, primavera 2000, p. 44-49. Article traduit en anglais, allemand, italien. Sur le site d’ATTAC.

 Larsabal B., « La bourse ou la vie : Robin des bourses », Le Passant Ordinaire, n° 25, juin-juillet-août 1999.
« La bourse ou la vie : Hold-up sur la valeur, celui qui ne risque rien a tout », Le Passant Ordinaire, n° 27, janvier-février 2000.

 Toussaint E., « La Bourse ou la vie, La finance contre les peuples », Bruxelles, CADTM, CETIM, Ed. Luc Pire, Syllepse, 1998.

 Zacharie A., Toussaint E., Le bateau ivre de la mondialisation, Bruxelles, CADTM, Syllepse, 2000.

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