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24 août 2011

La Stratégie du choc à l’œuvre

« Pillages de jour riment avec pillages de nuit » Naomi Klein

par Naomi Klein

 

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J’entends tout le temps des comparaisons entre les troubles de Londres et ceux qui surviennent dans d’autres villes européennes, la destruction de vitrines à Athènes ou les incendies de voitures à Paris. Et il y a des similitudes, sans doute : une étincelle provoquée par la violence policière, une génération qui se sent oubliée.

Mais ces événements furent marqués par une destruction massive ; le pillage était un phénomène marginal. Cependant, Il y a eu d’autres pillages massifs ces dernières années, et peut-être nous devrions aussi en parler. Il y a eu Bagdad après l’invasion usaméricaine, une frénésie d’incendies et de pillages qui ont vidé des bibliothèques et des musées. Les usines ont aussi été affectées. En 2004 j’en ai visité une qui fabriquait des réfrigérateurs. Ses travailleurs l’ont dépouillée de tout ce qui avait de la valeur, et ensuite après ils ont incendié jusqu’à ce que le magasin devienne une sculpture métallique de fers tordus.

A l’époque les gens à la télé trouvaient que le pillage était un geste hautement politique. L’on disait « voici ce qui arrive lorsqu’un régime n’a plus de légitimité populaire ». Après avoir vu pendant tant d’années comment Sadam et ses fils se servaient de tout et de n’importe qui, à leur goût, beaucoup d’Irakiens ordinaires ont pensé qu’ils avaient gagné le droit de s’emparer de certaines choses pour ex même. Mais Londres n’est pas Bagdad, et le Premier ministre britannique David Cameron est loin d’être Sadam, il n’y donc aucune leçon à en tirer.

Et qu’en est-il un exemple démocratique ? L’Argentine, presque en 2001. L’économie était en chute libre et les milliers de personnes qui vivaient dans des quartiers défavorisés (qui étaient jadis des banlieues industrielles prospères, avant l’arrivée du néolibéralisme) ont envahi des supermarchés propriété d’investisseurs étrangers. Ils sont sortis en poussant des chariots remplis de biens qu’ils n’avaient plus les moyens d’acheter, des vêtements, de l’électronique, de la viande. Le gouvernement a proclamé l’ « état de siège » pour restaurer l’ordre. Les gens ne l’ont pas apprécié et ont renversé le gouvernement.

Le pillage massif de l’Argentine fut appelé « El saqueo ». Cela fut politiquement significatif parce que c’était le même mot utilisé pour décrire ce que les élites de ce pays avaient fait après avoir vendu les actifs nationaux du pays, dans des processus de privatisation de corruption flagrante, cachant leur argent à l’extérieur, pour ensuite faire payer la facture au peuple par des mesures brutales d’austérité. Les argentins ont compris que le saqueo des centres commerciaux n’aurait pas pu arriver sans avant le plus grand saqueo du pays, et que les vrais gangsters étaient ceux qui étaient au pouvoir.

Mais l’Angleterre n’est pas Amérique Latine, et ses troubles ne sont pas politiques, ou du moins c’est ce qu’on nous laisse entendre. En Grande Bretagne, ce sont juste des gamins paumés et ingouvernables qui profitent d’une situation pour s’emparer de ce qui ne leur appartient pas. Et la société britannique, Cameron nous dit, déteste ce genre de comportement.

C’est dit avec le plus grand sérieux. Comme si les sauvetages massifs des banques n’étaient jamais arrivés, suivis de bonus record indécents . Suivis par les réunions d’urgence du G-8 et du G-20, quand les dirigeants ont décidé, collectivement, de ne rien faire pour punir les banquiers quant à leur responsabilité en tout cela, ni pour prendre des mesures pour éviter que cela ne se reproduise plus. Au lieu, ils sont rentrés dans leurs pays respectifs pour imposer des sacrifices aux plus vulnérables. En licenciant des fonctionnaires, en réduisant le nombre d’enseignants et les transformant en têtes de turc, en fermant des bibliothèques, en augmentant les frais de scolarité, en dénonçant les accords sociaux, en se précipitant pour privatiser les biens publics et diminuer les retraites – choisissez parmi ce qui précède pour l’adapter à votre pays. Et qui voit-on à la télévision nous faisant la leçon sur la nécessité de renoncer à ces « avantages acquis » ? Les banquiers et les gestionnaires de hedge-funds, évidemment.

Nous sommes devant un saqueo global, le moment de la « grande prise de bénéfices ». Nourri par un sens pathologique des droits aux bénéfices, ce pillage a été réalisé au grand jour, comme s’il n’y avait rien à cacher. Cependant, quelques craintes ennuyeuses existent. Au début juillet, le Wall Street Journal, citant un nouveau sondage, a informé que 94 % des millionnaires ont peur de la « violence dans les rues ». Il s’avère que cette crainte n’est pas injustifiée.

Évidemment, les troubles de Londres n’ont pas été une manifestation politique. Mais les gens qui commettent des vols nocturnes sont diaboliquement convaincus que leurs élites ont commis des vols en plein jour. Les saqueos sont contagieux.

Les conservateurs ont raison quand ils disent que les troubles ne sont pas liés aux réductions budgétaires. Mais ils ont beaucoup à voir avec ce que ces réductions représentent : être coupé du monde. Être exclu dans une sous-classe sociale qui ne cesse de s’élargir, et voir que les peu de sorties qui existaient – un emploi régulier, une bonne éducation accessible – se ferment rapidement les unes après les autres. Les réductions budgétaires sont un message. Elles disent à des pans complets de la société : vous allez rester là où vous êtes, comme ces migrants et ces réfugiés que nous repoussons à nos frontières de plus en plus fortifiées.

La réponse de David Cameron aux troubles est de matérialiser cette exclusion par des mesures concrètes : expulsion de logements sociaux, menaces de couper les outils de communication et les condamnations révoltantes (cinq mois à une femme pour recevoir un short volé). Une manière d’enfoncer le clou : disparaissez, et faites-le en silence.

Au « sommet de l’austérité » du G-20 de l’année dernière à Toronto, les manifestations ont dégénéré en troubles et de nombreuses voitures de police ont été brûlées. Rien à voir avec Londres 2011, mais pour nous les Canadiens, ce fut un choc. La grande controverse fut sur le fait que le gouvernement avait dépensé 675 millions de dollars pour la « sécurité » du sommet (et malgré tout ça ils n’ont pas pu éteindre ces incendies). Alors, nombre d’entre nous ont fait remarquer que tout ce nouvel arsenal coûteux que la police venait d’acquérir –canons à eaux, canons à son, du gaz lacrymogène et des balles en caoutchouc – n’avait pas été seulement acquis pour réprimer les manifestants dans les rues. Son usage à long terme était : discipliner les pauvres, qui dans la nouvelle ère d’austérité auront si peu à perdre qu’ils deviendront dangereux.

Voila c’est ce que David Cameron ne comprend pas : les budgets de la police ne peuvent pas être réduits en même temps qu’on coupe tout le reste. Parce que quand on vole les gens du peu qu’ils ont, pour protéger les intérêts de ceux qui ont plus que n’importe qui mérite, il faut s’attendre à une résistance, que ce soit des manifestations organisées ou des pillages spontanés.

Et cela n’est pas de la politique. C’est physique.

The Nation. USA, 22 août 2011

© 2011 The Nation

Reead in English  : Daylight Robbery, Meet Nighttime Robbery

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi.

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El Correo. Paris, 24 août 2011.

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