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21 juillet 2021

« Modernité liquide » par Alastair Crooke

par Alastair Crooke*

 

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Le wokeisme met radicalement en cause le système : « Vous avez réussi grâce à votre seule identité visible ».

Le sondeur étasunien Franz Luntz, après une méga série de sondages et de groupes de discussion aux États-Unis et en Grande-Bretagne, a clairement averti que les guerres culturelles woke sont en passe de devenir la plus grande ligne de démarcation dans la politique britannique – comme elles le sont déjà aux États-Unis. Certains pourraient soutenir que la Grande-Bretagne n’est pas l’Europe (après le Brexit). Mais ceux qui s’accrochent à ce radeau d’espoir se font sûrement des illusions. Les jeunes européens sont accros au temps passé devant un écran et aux médias sociaux (principalement dirigés par les Etasuniens).

La division woke-populiste était l’objectif principal de Luntz, (bien que sur une définition du populisme qui manque – définie comme étant simplement « non-woke  ».) Son analyse a attiré l’attention. Cependant, parmi les 3 000 entretiens sur lesquels l’enquête était basée, il y a un susjacent moins remarqué ; il est aussi important - peut-être même plus important - que sa thèse principale.

Il a montré que les électeurs britanniques en ont autant marre des affaires que des politiciens (qu’ils accusent d’être des mercenaires égoïstes). Ils rejettent l’éthique des entreprises centrée sur l’argent et sur Wall Street ; ils en veulent à la grande disparité de richesse, et les jeunes considèrent le capitalisme comme un gros mot : être un capitaliste, c’est avoir une grosse cible rouge « X » sur le front. Voir cette interview vidéo.

Concentrons nous simplement sur ces trois « morceaux de choix » - ils sont époustouflants : tout d’abord, en réponse à la déclaration : « quand je regarde les chefs d’entreprise et la façon dont ils nous traitent, je pense juste qu’ils « aillent tous se faire foutre » », 77 % des répondants étaient soit d’accord ou neutres – et seulement 23 % étaient en désaccord.

Deuxièmement, moins de la moitié du pays (43 %) se sent « investi » au Royaume-Uni. Pire, seulement 27% estiment que le Royaume-Uni est concerné par eux . « C’est le résultat le plus alarmant car il laisse présager des temps plus difficiles à venir », prévient Luntz.

Et troisièmement, « La composante essentielle du populisme et du wokeism est que les systèmes économiques et politiques (et les gens qui les dirigent) sont empilés contre vous – quoi que vous fassiez » (Luntz). Les deux parties utilisent cette même rhétorique militarisée l’une contre l’autre. La perception d’un système truqué existe déjà chez plus d’un tiers de la population.

Il y a une différence marquée entre les générations. Les personnes âgées restent relativement épargnées par ces nouveaux courants qui tourbillonnent dans leurs sociétés, mais une proportion importante des jeunes (disons moins de 50 ans) – tournent le dos au système et à leur pays. 22% des électeurs pensent que la Grande-Bretagne les a laissés tomber. 37% des votants ont déclaré que le Royaume-Uni était « institutionnellement raciste et discriminatoire ». Moins de la moitié de la population (44 %) pense que la prochaine génération aura une meilleure qualité de vie qu’elle.

Et vous pensez que lorsque la pandémie se retirera et que l’économie s’ouvrira, nous reviendrons à la « vieille normalité » ? Vous pensez que lorsque l’économie des entreprises reprendra vie, le « bien être » populaire augmentera ? Certainement pas. Dites adieu au « vielle normalité ». La foi dans la démocratie elle-même est au plus bas. Quand 70 % de la population pense que ses représentants font de la politique soit pour eux-mêmes, soit pour leur parti, vous avez un problème. Mais lorsque les électeurs pensent qu’ils sont soit « ignorés » soit « non pertinents » , ou les deux, vous avez une crise.

« Nous avons donné aux gens 18 descriptions différentes de ce que les dirigeants économiques britanniques font ressentir aux gens. Le résultat : huit des dix premiers choix étaient des attributs négatifs, avec en tête « déçu » et « ignoré ». Nous avons ensuite posé une question simple sur ce qui, selon le public, est le plus important pour les chefs d’entreprise et les dirigeants économiques britanniques. Le quarté de tête des résultats était résolument négatif. « Le profit sur le dos des gens », « Ils font passer les actionnaires en premier, pas les gens ordinaires », « Rémunération excessive du PDG » et « Évite de payer des impôts » ».

Que veulent les jeunes générations ? Leur réponse à la question : « quel est l’objectif le plus important du gouvernement ? » devrait servir à nous dire précisément dans quel sens le vent souffle : Protéger les plus pauvres, les plus faibles et les plus vulnérables est numéro 1. Quand entendez-vous des sentiments comme celui là venir des élites politiques européennes ? « Qu’ils aillent se faire voir [les élites politiques], tous  » a été la réponse écrasante des électeurs à ses dirigeants – avec seulement 20% de désaccord.

Vous ne le voyez pas ? Vous pensez que ce sera l’heure du Cabaret, à la manière des années 1920, lorsque l’économie s’ouvrira complètement, et que nous ferons tous la fête ?

Les recherches de l’Institute of Economic Affairs (IEA) confirment les conclusions de Luntz selon lesquelles les jeunes sont profondément hostiles au capitalisme et ont une vision positive des alternatives socialistes : 67 % déclarent qu’ils aimeraient vivre dans un système économique socialiste ; 75 % sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle le changement climatique est un problème spécifiquement capitaliste ; 78% accuse également le capitalisme de la crise du logement en Grande-Bretagne.

L’IEA suggère que ses propres conclusions devraient servir de « signal d’alarme » aux partisans de l’économie de marché. Luntz rapporte que même le mot « capitalisme » lui-même est devenu « un désastre » – ses sondages et ses groupes de discussion montrent que ses connotations sont toutes uniformément négatives. Cette hostilité explique-t-elle peut- être en partie le paradoxe troublant les prévisionnistes des banques US quant à la montée en flèche des offres d’emploi non pourvues, alors que le chômage reste élevé. Il est peut-être vrai que ceux qui sont actuellement au chômage disent simplement « merde à ces emplois » – du moins pendant que les aides « stimmy » [stimulant] de Biden se poursuivent ? Beaucoup les ont eu avec le régime des employeurs comme chez Amazon.

Les convulsions internes des États-Unis, cependant, sont une chose. Mais l’implosion de la confiance sociale, et maintenant de la sécurité personnelle aux États-Unis (à la suite de la campagne « defund the police » [éliminer la police]), rayonne à travers le monde. Si l’imprécarité de notre temps – aggravée par le virus – nous rend nerveux et tendu, c’est peut-être aussi parce que nous avons l’intuition qu’un mode de vie, un mode d’économie aussi, touche à sa fin. Si tel est le cas, dirait le Dr Luntz, notre intuition enfonce le clou.

La peur des bouleversements sociaux sème la méfiance. Elle peut produire l’état spirituel qu’Emile Durkheim appelait l’anomie ; un sentiment d’être déconnecté de la société ; une conviction que le monde autour de soi est illégitime et corrompu ; que vous êtes invisible : un « nombre » ; un objet impuissant de répression hostile, imposée par « le système » – un sentiment qu’il ne faut faire confiance à personne.

Les gens vivent aujourd’hui dans ce que le regretté sociologue Zygmunt Bauman appelait la modernité liquide . Tous les traits qui vous étaient autrefois attribués par votre communauté sont maintenant redéfinis par la doctrine woke, selon votre apparence - et selon des catégories fixes - indépendamment de votre propre sens de vous-même, de votre propre éthique, de votre sexe biologique, de votre éducation, de vos qualités humaines – et la place et les liens associés à votre appartenance historique.

La biologie ne s’applique plus. Votre sexe n’est pas ce que vous pensiez : il est liquide, et peut (et peut-être devrait ) être changé. Vous êtes « blanc », donc suprémaciste ; vous êtes « blanc », donc raciste ; élite – donc privilégié.

Le wokeisme défie radicalement le système : « ’Vous’ n’avez pas réussi par vos propres efforts ou mérites. Vous avez réussi grâce à votre seule identité visible. Cette identité remonte à des centaines d’années et repose précisément sur des opportunités délibérément refusées aux autres. Par conséquent, tout semblant de succès que vous avez eu dans la vie est illégitime. Ce n’est pas mérité. Et il est juste de vous le prendre. Le wokeisme est vraiment hostile à l’histoire, à la culture et à la tradition. Ils ne les respectent pas – et ils insistent sur le fait qu’ils ont raison. Ce n’est pas à débattre ».

Luntz conclut : « Si vous devenez Woke, vous rejetez tout ce qui vous entoure. Vous rejetez le succès des autres. Vous les identifiez à leur apparence plutôt qu’à ce qu’ils ont accompli – et je suis tellement pessimiste – à cause de la combinaison du woke, des médias sociaux et de la politique : la politique divise le pays ; cherche à armer le langage du wokisme – et les médias sociaux vous permettent de le diffuser. Cela empire aux États-Unis, et empire ici [au Royaume-Uni]. Ce n’est pas ce que vous voulez ; mais ça vient quand même. Il n’y a pas de vaccin pour l’arrêter.

Alastair Crooke pour Strategic Culture

Original : « Liquid Modernity »

Strategic Culture, le 21 juillet 2021.

*Alastair Crooke, diplomate britannique, fondateur et directeur du Conflicts Forum. Il a été une figure de premier plan dans le renseignement militaire britannique « Military Intelligence, section 6 (MI6) » et dans la diplomatie de l’Union européenne. Il a reçu le très distingué ordre de Saint-Michel et Saint-Georges (CMG), ordre de la chevalerie britannique fondé en 1818.

Traduit de l’anglais pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris, le 21 juillet 2021.

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