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20 novembre 2003

Lula et Kirchner : l’union fait la force

par Horacio Verbitsky *

 

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Les présidents du Brésil et de l’Argentine viennent de signer plusieurs accords stratégiques. Portés par l’enthousiasme, ils évoquent ensemble une Amérique latine forte et unie, dotée d’un Parlement et d’une monnaie uniques. Et capable de tenir tête à Washington.

La scène se déroule fin octobre, lors de la visite du président brésilien en Argentine. Dans l’avion qui les emmène de Buenos Aires à El Calafate [au sud de l’Argentine], Luiz Inácio "Lula" da Silva et Néstor Kirchner discutent de l’avenir de l’Amérique latine.

Le Brésilien est calme, pensif. L’Argentin, inquiet, nerveux. Une fois qu’il a formulé une idée, il ne cherche pas à la développer. Si elle est claire pour lui, cela lui suffit. Lula, en revanche, s’efforce de convaincre son interlocuteur.

Quels sont les résultats de cette rencontre ?
 LUIZ INÁCIO LULA DA SILVA : Il s’agit tout d’abord d’insuffler à nos sociétés respectives l’état d’esprit de l’intégration. Puis de susciter dans les autres pays d’Amérique latine un climat propice aux perspectives d’intégration du continent. Nous souhaitons aussi établir des rapports sains entre nos deux pays, qui sont à bien des égards complémentaires, sans laisser des intérêts économiques sectaires compromettre l’intégration. Nous sommes en train de franchir une étape décisive pour consolider le MERCOSUR et de montrer au monde qu’il existe d’autres alternatives que la dépendance vis-à-vis du groupe des pays riches qui nous traite peu ou prou comme si nous étions des Etats de deuxième ordre. L’Argentine et le Brésil ont besoin de leurs liens avec les Etats-Unis et l’Europe, mais nous avons encore bien plus de choses à faire entre nous. Etant donnée l’importance politique et économique des deux pays, nous pouvons être un bon exemple.
Historiquement, l’Amérique du Sud a toujours regardé en direction des Etats-Unis et de l’Europe. Cette attitude était peut-être nécessaire à une certaine époque. Mais, avec la mondialisation, l’avance technologique des pays développés et leur politique de subventions, nous sommes obligés d’affirmer notre identité sud-américaine, notre identité latino-américaine et d’étudier toutes les formes possibles d’aide mutuelle afin de nous développer ensemble. J’en fais une idée fixe. Je n’ai jamais admis que mon pays se soit tourné pendant cinq siècles vers le Vieux Continent et se soit aussi peu intéressé aux pays frontaliers, qui sont nos amis et nos frères. La priorité de ma politique étrangère est l’intégration de l’Amérique du Sud.
 NÉSTOR KIRCHNER : Je partage cette vision. Il est essentiel de resserrer les liens bilatéraux entre l’Argentine et le Brésil. Pendant très longtemps, la lutte visant à imposer des gouvernements et des espaces artificiels a fermé les portes à cette construction politique et institutionnelle dans la région. Aujourd’hui, nous misons sans réserve sur la construction bilatérale, sur l’édification du MERCOSUR en tant que bloc économique et institutionnel, mais aussi politique, propre à servir de cadre au point d’inflexion d’une ère nouvelle. Ce MERCOSUR devra nécessairement s’ouvrir aux pays andins et nous devons préparer en Amérique latine une convergence très forte qui, ajoutée aux relations avec le Mexique, nous permettra de former un bloc très puissant, capable de négocier sérieusement, de nous assurer une véritable insertion à l’échelle mondiale et de nous permettre de négocier sur un pied d’égalité avec l’Union européenne (UE), les Etats-Unis et les autres pays du monde. Nous envisageons de bâtir un bloc qui parlera d’une seule voix, de construire un projet commun, d’élaborer des idées pour attaquer de front les maux les plus graves qui frappent la région : l’absence de développement, la misère, l’exclusion sociale et la corruption institutionnelle qui mine nos pays. Par cette entreprise commune et solidaire, nous pourrons élaborer des réponses que nous avons beaucoup de mal à mettre en oeuvre tant que chacun reste de son côté. [...] Tout nous unit...
 LULA : Seul le football nous sépare ! A moyen terme, la création d’un Parlement du MERCOSUR définira toutes les règles qui nous permettront de conclure les grands accords dont nous avons besoin. Nous envisageons aussi de créer un institut monétaire pour parvenir à mettre en circulation, en temps voulu et avec l’aide de Dieu, une monnaie unique.
Nous devons également aider de notre mieux le Paraguay, où le nouveau gouvernement est déterminé à réaliser des réformes mais a besoin de l’appui du Brésil et de l’Argentine. Il est de notre devoir de contribuer à relancer l’économie paraguayenne si nous souhaitons faire reculer la contrebande et le trafic d’armes. Nous devons également ouvrir un dialogue positif avec nos amis d’Uruguay, malgré les fréquentes divergences qui nous opposent, afin d’établir une cohabitation tranquille et mûre.

Selon les accords que vous avez signés, les négociations financières de la dette publique seront liées au développement et à la justice sociale, à la lutte contre la pauvreté et à l’inégalité.
 KIRCHNER : A mesure que nous travaillons ensemble, que nos pays retrouvent une certaine stabilité et que nous parvenons à établir des règles du jeu plus prévisibles, nous comprenons qu’il nous faut adopter une position commune en matière de politique étrangère. Sur le plan intérieur, nous devons consolider la croissance, les investissements, la production, les politiques industrielles et générer des échanges commerciaux, touristiques, institutionnels, propres à renforcer ce projet. A l’échelle internationale, il est indispensable que le Brésil et l’Argentine aient une position très claire face aux organismes multilatéraux, afin que la région soit traitée différemment, que l’Argentine et le Brésil bénéficient d’un autre traitement et que les accords internationaux que nous pourrons conclure ne visent pas à imposer de nouveaux ajustements et à paralyser nos pays mais, au contraire, à nous apporter un ballon d’oxygène qui nous permettra d’apporter les solutions nécessaires à notre situation intérieure.

Quelles doivent être les relations avec le Fonds monétaire international (FMI) ?
 LULA : Lors de la rencontre [le 24 mai 2003] à Cuzco du Groupe de Rio*, nous avons décidé de discuter non seulement avec les techniciens du FMI, mais aussi avec les dirigeants des principaux bailleurs de fonds du FMI : les Etats-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. Nous avons besoin d’interlocuteurs qui aient un autre état d’esprit que celui du FMI. Si, pendant vingt ans, la thèse qui a prévalu était celle de l’ajustement structurel, aujourd’hui c’est celle de la croissance et du développement économique qui doit l’emporter. Lors de ce sommet du Groupe de Rio, nous avons décidé de faire des démarches auprès du gouvernement mexicain et du président Fox pour présenter une proposition aux pays riches : que chacun de nos pays puisse investir 20 % des intérêts qu’il doit dans l’éducation et la création d’emplois. Je ne sais pas si c’est la meilleure formule. Mais une chose est certaine : aucun accord avec le FMI ne peut être que de nature budgétaire. Je crois en ce que l’on appelle l’organisation politique. Les techniciens des banques ne sont pas tenus d’avoir une vision politique de la situation que connaissent l’Argentine, le Brésil, l’Equateur ou la Colombie. Pour sensibiliser nos interlocuteurs à une politique sociale, c’est aux dirigeants politiques que nous devons nous adresser. Schröder, Chirac, les dirigeants nord-américains et britanniques, qui financent en grande partie le FMI, sont bien mieux placés pour convaincre les techniciens que le FMI doit modifier sa position. L’Amérique du Sud a besoin d’une deuxième chance.
 KIRCHNER : Je crois que l’Amérique du Sud et plus largement l’Amérique latine vont apporter une voix à une région du monde qui a été mise à l’écart, punie, qui n’a connu aucune politique d’intégration. Plus le bloc sera puissant, plus nous serons solidaires et plus nous exprimerons de pluralité, mieux nous pourrons apporter les réponses qu’exige la région. L’UE est efficace parce qu’elle dispose de ressources, de fonds structurels d’aide aux pays les moins riches en capitaux. L’une de nos grandes difficultés d’intégration est de réussir à créer les fonds d’investissements dont nous avons besoin pour bâtir l’infrastructure qui unit nos deux pays, mais aussi les autres pays du MERCOSUR, d’Amérique du Sud et, par la suite, du reste de l’Amérique latine. Le MERCOSUR aura des chances concrètes d’avancer et de se consolider si nous définissons ces cadres de solidarité et d’investissements, gages d’une intégration réussie. Il nous faudra également réaliser une intégration physique, commerciale et touristique. Nous devons commencer à éliminer les droits de douane, les taxes aéroportuaires, faciliter la libre circulation des personnes et instaurer des politiques budgétaires propres à mettre un terme aux inégalités actuelles. Le premier échelon de cette politique d’intégration se consolidera avec le Parlement et l’Institut monétaire du MERCOSUR. La mission commune de médiation que nous avons envoyée en Bolivie, pour aider le peuple bolivien à surmonter la crise, est un exemple de ce que nous pouvons faire. La décision d’affronter de façon solidaire tout type de sujets, de la culture aux investissements, tout cela va marquer une réalité différente.

Comment vont se passer les négociations de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) ?
 LULA Le Brésil est très sensibilisé à la ZLEA, car c’est un sujet populaire. Les syndicalistes, l’Eglise, les sans-terre et la population s’intéressent à la ZLEA. La position du gouvernement est tout à fait cohérente : plus le MERCOSUR sera puissant, plus on aura de possibilité de parvenir à un bon accord au sein de la ZLEA. Les Etats-Unis détiennent 70 % du PIB du continent et jouissent d’une hégémonie technologique. Ils ne font pourtant aucune concession, comme celle que l’UE a concédée au Portugal, à la Grèce et à l’Espagne pour aider les pays moins développés à être un tant soit peu concurrentiels. Nous voulons négocier, mais nous voulons également défendre nos populations, notre industrie et notre commerce.

Que signifient pour vous la situation en Colombie et la présence américaine dans ce pays ?
 LULA C’est une situation délicate. Lors du sommet du Groupe de Rio à Cuzco, j’ai parlé au président Uribe. Nous sommes convenus que l’ONU prenne la responsabilité de discuter de la question de la paix. Et c’est ce qui est en train de se passer. Le Brésil s’est proposé pour que, si l’ONU et la Colombie le désirent, les rencontres entre l’ONU et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et entre l’ONU et les négociateurs du gouvernement colombien aient lieu en territoire brésilien. Cette situation me préoccupe au premier chef, car la Colombie a une frontière avec le Brésil. Nous ferons tout ce qui sera nécessaire pour que l’Amérique du Sud soit un continent de paix.

Les politiques et les intellectuels latino-américains aiment à se regarder au miroir de l’Europe...
 LULA Pendant quatre siècles, l’élite intellectuelle et économique brésilienne a regardé vers le Vieux Continent - le Royaume-Uni, l’Italie, la France. Depuis une cinquantaine d’années, notre modèle est davantage aux Etats-Unis. Et, du coup, nous avons cessé de nous regarder nous-mêmes, de comprendre notre monde. Avant de regarder à l’étranger, nous devons comprendre ce qui se passe ici, à l’intérieur. Dans mon discours à l’ONU, j’ai dit que la paix a pour nom la "justice sociale". Si nous n’y parvenons pas, notre continent devra composer avec des événements comparables à ceux qui secouent aujourd’hui la Bolivie. Kirchner et moi-même avons une possibilité. Je ne sais pas si nous aurons les compétences nécessaires pour la mener à bien.

"Página 12", extraits, Buenos Aires
Courrier International, 16 novembre 2003

* Mécanisme permanent de concertation politique, créé en 1987, il comprend l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, la Colombie, l’Equateur, le Mexique, le Panamá, le Paraguay, le Pérou, l’Uruguay et le Venezuela.

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