recherche

Accueil > Réflexions et travaux > « Les Etats-Unis estiment mal leur décadence et nous avons des problèmes (...)

3 janvier 2013

« Il y a un grand problème méthodologique, théorique, politique, d’éducation, de préparation idéologique, doctrinaire »

« Les Etats-Unis estiment mal leur décadence et nous avons des problèmes de méthodologie, théorique, politique... » Theotonio Dos Santos

« Nous n’avons pas à négocier comme des Pays isolés »

par Natalia Aruguete, Theotonio Dos Santos*

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

« Il me semble que des décisions sont prises en sous-estimant la décadence des États-Unis » et « pour nous il y a un grand problème méthodologique, théorique, politique, d’éducation, de préparation idéologique, doctrinaire », affirme Theotonio Dos Santos. Economiste et politologue brésilien, Theotonio Dos Santos fut l’un des principaux pères de la Théorie de la dépendance de l’Amérique latine, pendant les années 60 et 70. Et aujourd’hui, c’est l’un des plus grands représentants de la Théorie du Système Monde.

Ce professeur émérite de l’Université Fédérale Fluminense et président et coordonnateur de l’UNU-Unesco Reseau d’Économie Globale et de Développement durable (Reggen), s’est rendu à Buenos Aires invité par le Cemop. A cette occasion, Cash a rencontré Dos Santos pour connaître son bilan -perspective de la Théorie de la dépendance et sa proposition de renforcement de la stratégie régionale, qui permettra de profiter des opportunités qu’offrent à l’Amérique du Sud, le « grand potentiel » de l’actuel contexte mondial.

Croyez-vous que dans la conjoncture mondiale actuelle des opportunités se sont ouvertes pour la région ?

En ce moment nous avons un excédent commercial assez élevé à partir de l’augmentation de la demande mondiale de produits primaires, surtout à cause de l’expansion de la Chine. L’Inde commence à être aussi un nouveau demandeur important. Au cours des 10 ou 15 prochaines années, l’Inde et la Chine continueront leur expansion, tandis que nous continuerons à être, théoriquement, les producteurs principaux de matières premières pour le marché mondial. Nous avons des réserves très importantes, y compris en pétrole. Si nous comptons la découverte du gisement au Brésil et au Venezuela, qui possède l’Orénoque, avec les deux, ils réunissent peut-être la plus grande réserve pétrolifère du monde. Et voilà qu’il est clair que l’Argentine entre aussi en jeu. Le contexte mondial présente un très grand potentiel

Quelles stratégies régionales devraient être mises en application pour profiter de cela ?

Nous avons les conditions pour agir régionalement et pour négocier au niveau mondial l’attribution de ces réserves. Pour cela, nous devons créer de grandes structures régionales de négociation ; nous n’avons pas à négocier en tant que pays isolés. Ceci est intéressant pour les chinois.

Pourquoi ?

Pour eux, c’est mieux de négocier régionalement qu’avec des pays séparés. C’est une question de pouvoir. Un pays qui négocie séparé avec la Chine peut être obligé de suspendre ses accords à la suite de l’intervention latino-américaine ou européenne. Jusqu’à présent, les États-Unis n’ont pas eu l’opportunité d’empêcher les approches chinoises. Ils ont essayé dans le cas du Venezuela, mais n’ont pas eu les moyens d’empêcher que ce pays développe des accords très importants avec la Chine. Le principal client du Brésil est la Chine.

Pourquoi croyez-vous que les États-Unis ne parviennent pas à empêcher l’avancée chinoise ?

C’est un moment très difficile pour les États-Unis d’Amérique, bien qu’ils puissent récupérer leur capacité de pression – et si la région n’arrive pas à être potentialisée comme elle l’est – la capacité de négociation de la Chine avec chaque pays pourrait être réduite de beaucoup. C’est pourquoi ils ont un grand intérêt à renforcer la négociation régionale. De plus, les chinois gèrent à grande échelle et l’État est celui qui prend les décisions importantes et pousse les négociations. Alors, la négociation avec des entreprises est très pénible pour la Chine.

Est-elle pénible, en plus, à cause de la conception idéologique ?

Idéologiquement, oui. Mais aussi pratiquement, parce que cela renforce des secteurs sociaux ou des entreprises qui, face aux pouvoirs de l’État, sont petites. L’intérêt de la Chine est de renforcer sa capacité de négociation à la plus grande échelle possible. L’Amérique Latine est très divisée encore, y compris au sein de chaque pays, et il y a des connexions avec la Chine qu’établissent les entrepreneurs de façon indépendante. Cela n’intéresse pas les chinois parce que ce n’est pas à la hauteur de leur condition. Les chinois préfèrent des accords régionaux avec l’Unasur, par exemple.

En quoi se distinguent les stratégies chinoises et US quant à leur lien avec l’Amérique Latine ?

Il se passe que, malgré la puissance des Etats-Unis, et le fait qu’il intervienne de façon importante en Amérique Latine, ce sont les entreprises qui gèrent les grands schémas de négociation. La négociation régionale n’est pas un style propre aux étasuniens, mais peut-être, à mesure que la Chine progresse dans une grande échelle plus grande, cela les obligera à chercher aussi un type de contrôle interne de l’État. L’Europe aussi cherche à générer ces négociations collectives, mais des intérêts historiques très grands subsistent encore.

En plus des intérêts commerciaux : quels sont les autres intérêts qu’ ont les États-Unis en Amérique latine et quelles stratégies déploient-ils pour les atteindre ?

Par rapport aux ressources naturelles, les États-Unis d’Amérique considèrent l’Amérique Latine comme une région très importante. Une grande partie des ressources sont ici, en Amérique Latine, et pour eux, la gestion de ces ressources est un problème de sécurité nationale. La conception stratégique étasunienne est très agressive, comme elle l’a historiquement toujours été. Je ne sais pas s’ils deviendront plus réalistes avec le temps, quand ils verront qu’ils ne vont pas pouvoir exercer ce pouvoir si colossal qu’ils croient avoir.

En vérité ils ne l’ont pas ?

Du point de vue militaire, ils pensent qu’ils peuvent encore remplir l’Amérique Latine de bases US, quand en Asie il est ont déjà réalisé qu’ils n’ont pas les moyens de les maintenir. Ils le démontrent déjà en Europe : dans deux ou trois ans, les États-Unis retireront toutes leurs troupes de l’Europe. Le plus urgent est le Moyen-Orient, où ils vont être obligés de retirer leurs troupes parce qu’ils ne possèdent plus déjà plus les conditions militaires, ni financières, ni économiques, pour les maintenir. Un champ d’intervention direct est inauguré alors ainsi en Amérique Latine, et arrive déguisé en aide et action sociale [humanitaire], mais la vérité est qu’ils y mettent des troupes pour l’avenir. La d’appui pour des troupes est très élevée, les soldats sont professionnels, il n’y a plus de recrues, et chacun d’eux a besoin d’un appareillage technologique propre. Pour les entreprises étasuniennes cela est très rentable de pouvoir produire cela, mais cela le n’est pas pour l’État, d’avoir à le financer avec niveau de dette qu’il a en ce moment. Il me semble que les décisions sont prises en sous-estimant la décadence des États-Unis.

Quelle est la réaction de la région ?

Je crois que la réaction arrive plus du côté des militaires que des gouvernements. Je ne sais pas si, par exemple, le gouvernement colombien est favorable à un changement de politique sur la question de la paix. Les forces armées colombiennes sont soumises à des pressions de corruption ; Même problème, pour les forces armées mexicaines, qui deviennent un groupe qui vit de la corruption.

Croyez-vous que la stratégie d’intégration permet d’affronter les effets de la crise en Amérique Latine ? Quel niveau d’institutionalité a-t-on obtenu sur ce terrain ?

Les institutions qui se cforment (dans la région) sont nouvelles et n’ont pas d’appui suffisant. L’appui est encore au début . On n’a pas pu faire le saut vers une gestion régionale. Nous avons besoin de ce saut parce que cela consacrerait notre capacité d’utilisation de notre principal pouvoir que sont les ressources naturelles pour pouvoir transformer les excédents financiers que nous avons aujourd’hui en réserves. Nous devons transformer ces réserves en moyens d’investissements, dans de grandes politiques. D’abord, d’ infrastructure dans la région pour qu’elle puisse s’articuler et se développer. Ensuite , de développement scientifique, technologique et d’éducation, qui est l’un de nos points les plus fragiles. La région a un rôle très important dans une nouvelle étape de développement scientifique et technologique.

Pourquoi ?

A cause de la biodiversité dont nous disposons. Cette biodiversité est une base matérielle pour le développement scientifique de la biotechnologie qui va être la base d’un nouveau schéma technologique dans les 20 ou 30 années à venir, avec une dimension régionale extrêmement forte. Il ne s’agit pas simplement de la grande diversité naturelle que nous avons, mais du fait que cette diversité a été l’objet d’une connaissance millénaire. Nous avions 60 ou 80 millions d’habitants quand est arrivée l’invasion européenne ; tous étaient nourris, étaient commercialement structurés, avec des chemins peut-être plus complets que ceux que nous avons aujourd’hui, et ils avaient un développement de la connaissance environnementale que nous pouvons appeler scientifique. Cette connaissance a permis que nous introduisissions, dans l’économie mondiale, une grande partie de la diète contemporaine. Par exemple, les Européens mangent ce que les indigènes ont découvert ici.

Au-delà du souhaitable : croyez-vous que l’Amérique du Sud réussit à créer une stratégie régionale, bien que celle-ci requière un temps de maturité ?

Nous avons eu un État avec un développement intéressant dans les années ’30, ’40 et ’50, mais il est entré en crise avec les coups d’État. Nous avons gravement réduit nos Etats dès les années ’90 et depuis 2000 ils ont commencé à être restructurés. Ce qui arrive est que la base matérielle de cet État, la base politique de cet État, avait un développement insuffisant de sa base démocratique. Mais il y a une émergence de la subjectivité des forces sociales qui ne participaient pas aux décisions et qui développent leurs propres conceptions. Le Venezuela fait un très grand effort dans le développement des communautés et dans la tentative d’articuler les communautés avec l’État. Mais l’unique élection qu’Hugo Chavez a perdue, fut celle en relation avec le changement institutionnel où était transférée une partie du pouvoir du Parlement vers les communautés. Au Chili s’est développée une grande masse populaire, une structure très forte de direction d’entreprise avec des travailleurs, avec un certain degré de relation entre eux avec les cordons industriels. Mais l’articulation de cela avec l’État a été un processus complexe, et beaucoup de secteurs – encore de gauche – considéraient qu’il était dangereux de déplacer le pouvoir vers cette masse. Le temps est venu d’une relation avec les masses humaines qui doivent s’exprimer, s’organiser et agir collectivement et absorber cette individualité.

Dans quelle mesure le nouveau faisceau d’opportunités, que vous mentionnez au début, met en évidence l’approfondissement du profil exportateur dans une conjoncture décrite comme favorable pour notre région ? Est-ce que cela aide ou gêne les changements de notre destin ?

Le développement vient de certains secteurs sociaux ; le reste de population n’y participe pas. De plus, c’est lié au cycle limité d’utilisation des matières premières, qui s’épuisent et laissent des traces terribles. Le Chili a vécu les grands cycles de production de produits qui sont tombés ensuite et il y a des régions entières abandonnées. Si tu refais l’histoire (de la région) et tu essaies de donner à cela un contenu modernisateur fort et d’appeler à toute révolution comme une lutte contre cela, dans le fond c’est une tentative de frein avec quelques ouvriers qui acceptent une discipline et des formes d’organisation très inférieurs aux époques précédentes. En Argentine aussi le péronisme a été attaqué par la pensée libérale qui le qualifié d’être une expression de quelque chose de très arriéré. Le néolibéralisme présente ce monde comme l’expression de la modernité qui ne n’ a pas de quartiers de masse, de pauvreté. C’est une lutte méthodologique et théorique très dure à affronter que ce type de présentation des faits. Le monde vit un déséquilibre colossal qui mécontente les masses, et même s’occupe à effacer les conquêtes faites durant la première après-guerre, la période où il y a eu une ascension importante des masses.

À quoi vous référez-vous avec le fait que la lutte est théorique et méthodologique ?

Pour nous, il y a un grand problème méthodologique, théorique, politique, d’éducation, de préparation idéologique, doctrinaire. Nous avons besoin d’un État très fort pour empêcher que cette conception du monde s’impose. Avec le contrôle qu’ils ont sur l’opinion publique, ils peuvent présenter cela comme une chose magnifique. Si vous le pensez bien, en 2007 et 2008, l’économie mondiale se présentait comme une merveille, le Fonds Monétaire a réussi à continuer être crédible bien qu’il ait prévu des situations économiques contraires à celles qui se sont réalisées. Et cependant, aujourd’hui encore on continue d’accepter leurs prédictions. Ils disposent de très forts mécanismes de contention de la capacité critique des personnes, et avec cela ils réussissent à présenter une série de victoires.

Natalia Aruguete pour le Suplemento Cash de Página 12.

Titre original : « No tenemos... » (« Nous n’avons pas... »)

Página 12. Buenos Aires, le 30 décembre 2012.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

Contrat Creative Commons
Cette création par http://www.elcorreo.eu.org est mise à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 Unported
.

Retour en haut de la page

El Correo

|

Patte blanche

|

Plan du site